Gaza : Ce que la télé ne vous dira jamais sur la cruauté du blocus israélien (2)

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Silvia Cattori : Vous décrivez avec une rare objectivité dans quelles circonstances le Hamas a été conduit, en juin 2007, à intervenir contre les milices du Fatah – financées et armées par les États-Unis en accord avec Israël – pour déjouer le plan secret qui devait aboutir à sa liquidation. Là aussi il y a un fossé entre ce que vous avez observé sur place, et ce que les « envoyés spéciaux » ou les partisans du Fatah en ont rapporté. Toutes les preuves avaient été mises sur la table mais les journalistes ont continué de les ignorer. À croire que leurs mensonges devaient légitimer la continuation des opérations militaires contre le Hamas et le maintien au pouvoir de l’Autorité palestinienne ?

Christophe Oberlin : C’est une histoire affligeante. Mais c’est aussi une histoire qui se répète. Concernant la guerre d’indépendance algérienne par exemple, la résistance a reçu un fort soutien de la part d’une partie de la gauche, et des communistes notamment; et, à partir du moment où il est apparu que l’Algérie indépendante n’allait pas basculer dans le camp socialiste, il y a eu un certain nombre de défections. Toujours en Algérie, en 1992, ce sont les mêmes qui ont soutenu ce qui est appelé pudiquement « l’interruption du processus électoral, » en réalité un coup d’Etat militaire soutenu par les occidentaux, dont la conséquence a été une guerre avec 100 000 morts. À la victoire électorale du Hamas, on a vu instantanément le même phénomène se reproduire. Je me souviens d’une tribune libre écrite par un sioniste notoire intitulée: « Hamas, l’ennemi commun. » À la dernière fête de l’Humanité, j’ai été approché par un militant qui soutenait une petite activité associative sur Gaza, « à condition que cela reste dans un cadre laïc. » Prétendre aller parler de laïcité dans un pays où 95% de la population a des sentiments religieux, c’est tout de même complètement décalé. Il faut savoir si l’on veut aider une cause parce qu’elle en vaut la peine, ou imposer un « modèle. » Il est arrivé que des militants qui voulaient m’inviter à parler de mon livre s’affrontent au sein de leur comité avec des « laïcs » qui ne veulent en fait pas entendre parler du Hamas. Mépriser le Hamas, c’est mépriser la population qui l’a élu! Gaza aujourd’hui est indissociable du vote Hamas. Et se limiter à parler de la Cisjordanie, c’est aller dans le sens américano-israélien de soutien indéfectible à « l’Autorité Palestinienne »… alors que l’on sait que des élections libres aujourd’hui en Cisjordanie donneraient vraisemblablement la victoire au Hamas.

Silvia Cattori : Le chapitre de votre livre intitulé « Sara » est très fort. On en demeure pantois. Réunis par la veillée funèbre d’une vieille dame qui s’avère être la mère de Mohammed Dahlan, des cadres du Hamas argumentent courtoisement avec des partisans du Fatah. Ce genre de surprenant épisode, cette absence d’animosité de la part de ces cadres du Hamas, dont les militants sont torturés et jetés en prison en Cisjordanie par les forces de sécurité du Fatah, laissent-ils augurer que, demain, malgré les trahisons, une réconciliation soit possible ?

Christophe Oberlin : J’ai assisté bien souvent à des scènes de cet ordre. Il m’est arrivé de me trouver dans une famille où étaient réunis à la même table des membres du Hamas et un de leurs cousins médecin qui était payé par la direction du Fatah, à condition qu’il n’aille pas travailler. J’étais stupéfait du climat qui régnait. Il n’y avait que de petites piques, rien de méchant. Tout se disait sur le mode humoristique. Cette fraternité entre Palestiniens, je l’avais observée avant le scrutin qui a porté le Hamas au pouvoir. Cela continue aujourd’hui. Je crois qu’une réconciliation est possible. Il n’y a pas de revendications de haine entre le Fatah et le Hamas. C’est une querelle de chefs. L’Autorité palestinienne ne représente même plus la base du Fatah. C’est une fausse querelle. Au niveau des électeurs, il n’y a pas d’animosité entre Hamas et Fatah. Si des élections étaient organisées dans des conditions électorales normales, cela se déroulerait de manière aussi paisible qu’en 2006.

Silvia Cattori :
On ne peut s’empêcher de penser qu’Israël n’aurait pas pu aller si loin si les idéologues qui dictent la ligne politique au lieu de soutenir le camp du Fatah – qui a opté pour la collaboration avec l’occupant – avaient clairement soutenu des forces qui refusaient cette voie-là. Par ce genre de mésalliance, n’ont-ils pas rendu la tâche plus facile à Israël, prolongé les souffrances du peuple palestinien ?

Christophe Oberlin : Bien entendu ils ont rendu la tâche plus facile à Israël. Cela dit, je ne crois pas qu’on aurait pu contenir l’escalade de violence à laquelle on assiste. Quand on voit ce qui est en train de se passer aujourd’hui, qui va, tout le laisse supposer, jusqu’à l’assassinat délibéré d’internationaux, quand on met ces faits en parallèle avec ce que les Palestiniens subissent depuis le début de la colonisation juive en Palestine, je crois malheureusement que le projet sioniste devait nécessairement passer par cette violence-là; par toujours plus de violence.

Silvia Cattori :En somme, l’élection du Hamas en 2006 fut, à maints égards, un moment de vérité qui a permis de dévoiler les compromissions, aussi en ce qui concerne les ONG. Vous racontez avoir été exclu par deux grandes ONG françaises qui ne protestent jamais publiquement quand leurs équipes médicales sont exposées aux humiliations et aux harcèlements des autorités israéliennes. Peut-on connaître le nom de ces ONG et quels prétextes elles ont invoqué pour vous priver de leur financement ?

Christophe Oberlin : Il s’agit d’ONG qui font par ailleurs du bon travail: Médecins du monde et Aide Médicale Internationale. Ce sont des grosses organisations, au moins pour la première, qui comportent des administrations énormes. Il y a là des enjeux de pouvoir importants. Pour accéder à la présidence, à des hauts postes, les candidats sont prêts à se plier à toutes sortes de compromissions. Leurs responsables ne veulent pas que leurs équipes s’expriment. Je respecte cette position mais, concernant la Palestine, où les équipes médicales subissent régulièrement harcèlements et humiliations de la part des autorités israéliennes, je n’accepte pas de me taire. Il y a des cas où il est impératif de réagir.

Il y a eu des incidents dûment documentés et notifiés mais Médecins du Monde a refusé de protester. Le cas par exemple où l’un de mes collègues, qui se trouvait dans une ambulance avec un blessé, a été l’objet de tirs israéliens à un check point, alors qu’il avait reçu juste avant l’autorisation de passer. Autre exemple, lorsque la police des frontières nous a confisqué à notre arrivée à l’aéroport Ben Gourion le matériel médical très coûteux et indispensable que nous apportions avec nous à Gaza; ou encore quand il nous a été demandé de payer la taxe sur les produits de luxe, ce qui est illégal car c’était du matériel médical humanitaire; ou quand les membres de nos équipes ont été humiliés, harcelés bloqués dès lors qu’ils ont un patronyme arabe, il n’y a jamais eu de protestation.

Silvia Cattori :
Vous révélez que, dès les premières heures de l’offensive israélienne en 2008, touchés par l’étendue du carnage, des chirurgiens de divers pays arabes et musulmans, dont une soixantaine d’Égyptiens, se sont rendus à Gaza, en entrant par les tunnels, et se sont tout de suite mis à opérer. Vous dites dans votre livre avoir été très impressionné par la compétence et l’efficacité avec laquelle ils opéraient de grands blessés et le rôle remarquable que ces médecins anonymes, que vous qualifiez d’« humanitaires sans spectacle », ont joué. Est-ce en cette solidarité discrète, qui contraste avec la lourdeur de nos ONG, que vous mettez votre espoir ?

Christophe Oberlin :
Tout à fait. Cela donnait une impression de puissance extraordinaire de voir tous ces chirurgiens hautement gradés, hautement compétents, qui étaient accourus à Gaza simplement parce que leurs collègues les avaient appelés, et qui déclaraient rester là « tant qu’on aurait besoin d’eux ». Je me souviens d’avoir pensé à l’époque que la relève à l’Egypte de Moubarak était en face de moi.

Silvia Cattori : Dans le chapitre de votre livre intitulé « Haro sur l’humanitaire, » vous dressez un constat très inquiétant. Vous sentez que l’étau se resserre. Cela laisse penser que les autorités israéliennes, en vous imposant des conditions de plus en plus contraignantes, cherchent à rendre de plus en plus difficile l’obtention de l’autorisation d’entrée en Palestine. Pensez-vous qu’elles iront jusqu’à priver la population de Gaza d’assistance ?

Christophe Oberlin : Les récents assassinats du militant italien Vittorio Arrigoni à Gaza et de l’acteur israélo/palestinien Juliano Mer Khamis à Hébron, m’ont donné un coup. On ne peut pas s’empêcher de penser à la main d’Israël derrière ces assassinats. Quelle meilleure façon, pour diaboliser les Palestiniens, pour briser le soutien de l’opinion internationale, que de faire assassiner deux figures charismatiques parmi les pacifistes ? Faire endosser à des Palestiniens manipulés un crime dont ils ne sont pas responsables ? Cela fait peur. Il y a là une escalade qui doit permettre à Israël de provoquer un sentiment d’horreur dans le monde entier vis-à-vis du Hamas. Et chacun se dit: le prochain pourrait être moi. Ce ne serait pas la première fois que la décision a été prise au plus haut niveau de l’État israélien de faire assassiner des internationaux. Il y a déjà eu des journalistes assassinés, d’autres ciblés comme Jacques-Marie Bourget. Il y a eu l’attaque de la marine israélienne contre la « Flottille de la Liberté, » en mai 2010, qui a causé la mort de 9 humanitaires. Un monument à leur mémoire vient d’être érigé sur le port de Gaza.

Je crains de voir là le signe d’un raidissement israélien qui peut aller jusqu’à organiser des assassinats ciblés pour les faire ensuite passer pour des assassinats commis par le Hamas. On peut aussi penser que c’est là une crispation ultime d’un pouvoir qui est mis sous la pression de mouvements de protestations contre lesquels il perd prise.

Silvia Cattori : Vous avez assisté à des scènes d’une cruauté insoutenable. Vous étiez là-bas, quand des soldats israéliens ont délibérément tiré sur le corps à terre d’un jeune cameraman palestinien. Que ressentiez-vous quand vous vous êtes trouvé en face de ce patient qui venait d’être amputé de ses deux jambes ?

Christophe Oberlin :
Je supporte de voir de grands blessés dans une salle d’opération mais de voir la violence s’exercer en dehors de ce cadre, même au cinéma, est pour moi quelque chose d’insupportable. Quand j’ai vu Mohamed Ghanem à l’hôpital, je n’étais pas simplement écœuré par le sadisme du soldat qui avait ajusté une demi-douzaine de tirs sur le cameraman qui était à terre (tout cela a été filmé par les médias arabes qui étaient sur place), j’étais aussi honteux, car je savais qu’il n’y aurait ni enquête, ni sanctions.

J’ai fait des gardes de grosses traumatologies durant plus de 15 ans. Spécialisé dans les réparations des traumatismes sévères, la microchirurgie des vaisseaux et des nerfs, j’ai été amené à recevoir dans les salles d’opérations des gens qui tentaient de se suicider en se jetant sous les rails du métro. Quand on voit un homme avec des blessures épouvantables en salle d’opération, on compatit bien évidemment. Mais on est occupé à réfléchir, à décider de la conduite à tenir. À stopper l’hémorragie pour sauver la vie du patient. À voir ce que l’on peut faire pour préserver la fonction. Et enfin à opérer. Les opérations sont très longues et il faut s’arrêter d’opérer parce que le patient ne va pas bien, il faut renoncer à la reconstruction ou il faut amputer. Cela fait partie de l’entraînement chirurgical. Ce sont des notions que j’ai apprises.

Quand on voit arriver ces très grands blessés, on se concentre sur leur prise en charge. J’ai vu durant l’agression israélienne en 2009, des chirurgiens palestiniens qui n’en pouvaient plus, craquer, s’effondrer, mais ceci en dehors des salles d’opérations. Dans l’urgence, tout de monde travaille bien, sans panique, et c’est aussi pour nous une leçon. Mais il y a des images, des scènes qui vous marquent de manière indélébile, comme elles marquent les Palestiniens. Ce sont elles qui construisent la résistance.


yogaesoteric
25 septembre 2017

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