L’opération « Gladio » – quand l’OTAN et la CIA insufflaient la subversion et le terrorisme en Europe de l’Ouest (1)

Le 03 août 1990, Giulio Andreotti, Premier Ministre Italien, révèle à Rome devant le Sénat médusé l’existence, en Italie mais aussi dans toute l’Europe de l’Ouest, d’une armée secrète, dite stay-behind, créée par l’OTAN, et dont les origines remontent à la sortie de la seconde guerre mondiale. Dans quel but ? Lutter contre le communisme. L’onde de choc se propage sur tout le Vieux Continent. Elle embarrasse sur le fond mais choque encore davantage sur la forme, parfois hyper violente. Tous les moyens étaient bons, des actions subversives aux assassinats ciblés, et dans le pire des cas, dans certains pays, le recours à des actes de terrorisme aveugle. [0]

Or, dans le contexte du monde contemporain, il est extrêmement intéressant de se replonger dans – ou de découvrir – les motivations et manœuvres du bloc occidental conduit par l’OTAN dans l’immédiate après-guerre et jusqu’à la chute de l’URSS. De réaliser le rôle majeur, également, de « l’Agence » de renseignement américaine, la CIA, dans la fabrication et le recrutement de criminels notoires avec pour finalité la lutte contre le bloc soviétique.

Le scandale de Gladio [1] fut malheureusement considérablement amoindri par l’invasion, la veille, du Koweït par l’Irak, et l’adoption immédiate de la résolution 660 des Nations Unies ordonnant le retrait des troupes irakiennes. On connaît la suite. Les médias ayant braqué leurs objectifs sur la première guerre annoncée comme « chirurgicale », Gladio n’aura par conséquent pas l’écho dont il aurait dû disposer. Le scandale est pourtant de taille : pas moins de dix-sept pays Européens, ainsi que la Turquie, sont concernés. Des pays de l’OTAN. Mais pas seulement, des pays neutres aussi :

– pays de l’OTAN concernés [2] : Allemagne, Belgique, Grande-Bretagne, Italie, France, Portugal, Luxembourg, Pays-Bas, Danemark, Norvège, Grèce, Turquie ;
– pays « neutres » : Espagne [3], Chypre, Suède, Suisse, Finlande, Autriche.

Il faut rappeler en préambule le contexte historique qui prévalait il y a plus de 70 ans maintenant. A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, l’alliance russo-américaine contre le nazisme laisse rapidement la place aux tensions qui déboucheront sur une « guerre froide » de plus de 40 ans, jusqu’à la chute de l’URSS au tout début des années 90. L’Allemagne vaincue, le nouvel ex-ennemi de l’Occident se nomme le communisme, qu’il faut combattre par tous les moyens pour éviter sa propagation. Le sort d’un certain nombre d’Etats Européens étant plus ou moins scellé depuis la conférence de Yalta en 1945, la manœuvre envisagée est d’empêcher à tout prix d’autres pays, rattachés à l’Occident, d’être sous influence, occupés ou envahis par l’Union Soviétique. Et si l’invasion ne peut être contrée, de pouvoir résister efficacement depuis l’intérieur à l’envahisseur, à la manière de la Résistance, notamment en France entre 1940 et 1944. Pour beaucoup de pays, en effet, le traumatisme de l’occupation allemande est immense, et l’idée sous-jacente est de pouvoir réagir avec efficience en cas de nouvelle occupation.

La mise en place de Gladio


Les acteurs qui participèrent directement à la mise en place de ces réseaux de combattants dits « stay behind [4] » sont la CIA (ou l’OSS avant 1947), et le Secret Intelligence Service (SIS ou MI6 Britannique). A chaque fois les techniques utilisées étaient les mêmes. Les services de renseignement œuvraient à constituer des réseaux distincts chargés de mission d’espionnage, de sabotage ou de subversion. Pour bâtir ces organisations, la CIA, en collaboration avec les services de sécurité des autres pays, recrutaient des individus volontaires, lesquels se chargeaient ensuite d’enrôler à leur tour d’autres agents. Les listes étaient fournies à la CIA et au MI6. Les enquêtes révèleront que le Pentagone disposait également de renseignements sur ces réseaux ; quoi de plus normal, puisque l’OTAN chapeautait le tout. [5]

Bien évidemment, les membres recrutés devaient être viscéralement anti-communistes. Le plus souvent ils étaient proches de l’extrême droite la plus radicale. En Allemagne, la chaîne de télévision RTL choqua l’opinion publique allemande en 1990 en révélant dans un reportage consacré à Gladio que d’anciens membres de la redoutée Waffen-SS d’Hitler, qui avaient exterminé des communistes sous le IIIème Reich, avaient fait partie de l’organisation stay-behind allemande. Ce fut également le cas de Klaus Barbie. [6] Ailleurs, on retiendra les noms de Stefano Delle Chiaie, d’Yves Guérin-Serac (qui fréquentera aussi l’OAS au moment de la crise algérienne) ou encore d’Abdullah Catli.

Il est intéressant de noter que ces réseaux stay-behind étaient extrêmement liés entre eux. De par leurs géniteurs commun (CIA, MI6), mais aussi du fait des réunions tenues régulièrement au sein de l’Allied Clandestine Committee (ACC) [7], et des formations et exercices menés sous couvert de l’OTAN. Ces réseaux portaient divers noms (Rose des Vents en France, Aginter Press au Portugal, Absalon au Danemark, Contre-guérilla en Turquie…). En outre, les membres qui les composaient ne se contentaient pas forcément d’exercer dans un pays en particulier, mais le faisait parfois sur tout ou partie du réseau clandestin, voire hors celui-ci d’ailleurs, notamment en Afrique. Il faut donc voir Gladio comme une unique entité extrêmement organisée, et non comme des petits réseaux isolés, même si seules les personnes situées au sommet de la hiérarchie (CIA et OTAN en tête) avaient une vue globale sur l’organisation.

Concernant le matériel, il était fourni lui aussi par l’OTAN et la CIA : armement léger (armes à feu, mortiers, explosifs), transmission (système Harpoon). Les armes sont dissimulées dans des milliers de caches d’armes en Europe. C’est d’ailleurs parfois à la suite de la mise à jour de certaines de ces caches que les premiers éléments sur ces réseaux remontent à la surface. Ce fut notamment le cas en Allemagne le 26 octobre 1981, où des bûcherons firent l’une de ces découvertes surprenantes. Lors de l’enquête, le garde forestier Heinz Lembke dévoilera l’emplacement de 33 caches d’armes. [8] En Grèce, on a estimé par exemple leur nombre à 800. [9]

Un programme américain clairement offensif


Le National Security Council des Etats-Unis [10] (NSC) vota le 18 juin 1948 la directive NSC 10/2, qui créa l’Office of Policy Coordination [11] (OPC), rattaché à la CIA. La directive chargeait l’OPC de « la planification et l’exécution des opérations spéciales », c’est à dire toutes les activités « menées et financées par ce gouvernement contre des Etats ou groupes étrangers hostiles ou en soutien à des Etats ou des groupes étrangers amis, mais qui sont conçues et exécutées de telle manière que l’implication du gouvernement américain n’apparaisse pas aux personnes non autorisées et que celui-ci puisse démentir toute responsabilité le cas échéant. » [12]

Nixon définira plus tard ces actions clandestines comme des « activités qui, bien qu’elles soient destinées à favoriser les programmes et politiques des Etats-Unis à l’étranger, sont planifiées et exécutées de telle sorte que le public n’y voit pas la main du gouvernement américain. » [13]

Nous découvrons ici des méthodes peu orthodoxes, voire carrément fourbes, fomentées au cœur même de l’appareil d’Etat américain, débarrassées du filtre du langage officiel de la fameuse « doctrine Truman » de mars 1947. La porte ouverte aux dérapages. Et des dérapages, il y en a eus en Europe pendant les quatre décennies suivantes. Peut-on d’ailleurs les considérer comme des accidents alors même qu’ils sont largement suggérés dans les textes fondateurs ?

D’ailleurs, un manuel apparaît également avoir été communiqué aux réseaux stay-behind, notamment en Turquie où il est mis en lumière en 1970, afin d’enseigner de façon plus concrète encore les techniques de lutte : le FM 30-31B. Celui-ci est contesté par la majorité des responsables outre-Atlantique. Il n’est effectivement pas glorieux, puisqu’il énonce, dans un langage très cru, tout ce qu’il faut savoir pour des opérations de sabotage, attentats à la bombe, assassinats, torture, terrorisme et trucage d’élections. Un aparté concerne également les techniques d’infiltration préconisées au sein des organisations d’extrême gauche, notamment en vue d’en inciter les membres les plus radicaux à commettre eux même des exactions en vue de légitimer une réponse de la contre-guérilla. [14] Tout ceci nous rappelle furieusement la période contemporaine et la manipulation des « lampistes » [15] appartenant à certains groupes en vue de les pousser à commettre des actes terroristes.

Faute d’« invasion soviétique », les réseaux s’immiscent dans les processus démocratiques


Gladio consistait concrètement au départ à « créer des forces destinées à demeurer en sommeil jusqu’à ce que la guerre vienne les activer » ; il faut comprendre par là une invasion soviétique. Dans le contexte historique, ces précautions pouvaient à la limite s’entendre. Mais l’invasion soviétique ne viendra jamais, dans aucun de ces pays. Au lieu d’attendre passivement, « on observe que les mêmes groupes de personnes ou cellules initialement vouées à servir dans le cas d’une guerre commencent à user de leurs forces pour interférer en temps de paix dans les processus démocratiques nationaux ». L’ingérence est notoire. « Cet usage de la force se traduit par une violence allant parfois jusqu’au terrorisme, et rendue possible par le matériel fourni à ces organisations au temps de la guerre froide. Pire encore, dans certains cas, les services de sécurité ont préféré protéger les coupables de crimes afin de préserver leur capacité de combat. » [16] Des actions subversives ou violentes voient alors le jour, dans la plupart des pays concernés.

En France et en Italie, l’opération « demagnetize » est entérinée le 14 mai 1952 par une directive du JCS, le Conseil de l’Etat-major interarmées américain, dans le but de lutter contre l’influence croissante des communistes : « limiter l’influence des communistes en Italie et en France est un objectif prioritaire. Il doit être atteint par tous les moyens » y compris le recours à des opérations de guerre secrète et le terrorisme. Le document poursuivait : « Il n’est pas indispensable que les gouvernements italien et français soient informés du plan “ demagnetize ” car celui-ci pourrait être perçu comme une violation de leur souveraineté nationale. » C’est effectivement bien là tout le problème : ces opérations, outre le fait qu’elles échappaient naturellement à tout contrôle démocratique, violaient en outre le principe de souveraineté nationale des pays concernés. [17]

Dans l’hexagone, on s’interrogera également sur le putsch des généraux survenu le 22 avril 1961 en Algérie, orchestré notamment par le Général Challe avec l’OAS. L’affaire tourna court, mais tout porte à croire que ce coup d’Etat fomenté contre De Gaulle a reçu l’approbation de la CIA et de son directeur Allen Dulles ainsi que des partisans de la guerre secrète au sein de l’OTAN et du Pentagone. Le Monde écrivit d’ailleurs : « le comportement des Etats-Unis pendant la récente crise ne fut pas particulièrement adroit. Il semble établi que des agents américains ont plus ou moins encouragé Challe ». [18]

Parmi les coups d’Etat perpétrés par les armées stay-behind, nous pouvons retenir celui du 21 avril 1967 en Grèce, baptisé Prométhée du nom d’un programme conçu par l’OTAN, au terme duquel le Colonel George Papadhopoulos prit le pouvoir. Cette opération, survenue en plein chaos politique en Grèce, visait notamment Georges Papandreou, après que celui-ci eut défié les Américains. Georges Papandreou et son fils Andreas furent neutralisés, et 10.000 citoyens, opposants potentiels, arrêtés et conduits dans des « centres d’accueil.[19] » La dictature des colonels prit fin en été 1974 pendant la crise chypriote.

 
Le Général Papadhopoulos, au centre

Un autre coup d’Etat soutenu par les Etats-Unis et avec l’aide du réseau stay-behind turc fut celui orchestré le 12 septembre 1980 en Turquie, au terme duquel le général Evren et l’Armée prirent le pouvoir. Il est intéressant de noter que cette opération fut exécutée pendant un exercice de l’OTAN (Anvil Express) et que l’assistance des Etats-Unis à la Turquie fut largement poursuivie par la suite. [20]

Notes :

[0] L’article qui en découle est basé en grande partie sur l’excellent ouvrage de Daniele Ganser, « Les armées secrètes de l’OTAN : réseaux stay-behind, Gladio, et terrorisme en Europe de l’Ouest » (Ed. Demi Lune, août 2011). Daniele Ganser est notamment professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bâle.

[1] Gladio signifie « le glaive » en Italien

[2] L’OTAN a été créée le 04 avril 1949 à Washington. Son siège a été installé à Paris, puis déménagé à Bruxelles après que le Général De Gaulle ait fait sortir la France de « l’Alliance » (07 mars 1966). Neuf pays Européen ont intégré l’organisation dès sa fondation (Belgique, Grande-Bretagne, Italie, France, Portugal, Luxembourg, Pays Bas, Danemark et Norvège. La Grèce et la Turquie les rejoindront rapidement (1952), suivis par l’Allemagne (1955).

[3] L’Espagne n’intégrera l’Alliance qu’en 1982. Il s’agissait par conséquent d’un pays neutre vis à vis de l’Alliance, même si Franco qui a tenu le pays pendant près de 40 ans jusqu’en 1975 bénéficiait du soutien des autorités américaines.

[4] « Stay-Behind » [« restant en arrière »] : se dit de réseaux situés derrière la ligne de front, chargés d’opérations subversives, de sabotage, et de toute opération destinée à lutter contre l’ennemi de l’intérieur. L’appellation est presque abusive dans le cas des armées Gladio, puisque les membres de ces réseaux, s’ils ont agi selon les prérogatives envisagées en territoire occupé et en temps de guerre, ne l’ont fait qu’en territoire ami et uniquement en temps de paix.

[5] Daniele Ganser, « Les armées secrètes de l’OTAN : réseaux stay-behind, Gladio, et terrorisme en Europe de l’Ouest », p 13-14

[6] Ibid, p 262

[7] ACC : le « Comité clandestin allié », second centre de commandement au sein de l’OTAN, se réunissait plusieurs fois par an en son siège européen (Paris, puis Bruxelles à compter de 1966)

[8] Daniele Ganser, « Les armées secrètes de l’OTAN : réseaux stay-behind, Gladio, et terrorisme en Europe de l’Ouest », p 282

[9] Ibid, p 297

[10] NSC : le « Conseil National de Sécurité » a pour but de conseiller et d’assister le Président des Etats Unis dans ses choix de politique étrangère

[11] OPC : le « Bureau de Coordination des Politiques » comprenait des représentants du département d’Etat, de la Défense et la CIA

[12] Daniele Ganser, « Les armées secrètes de l’OTAN : réseaux stay-behind, Gladio, et terrorisme en Europe de l’Ouest », p 90-91

[13] Ibid, p 62

[14] Ibid, p 315-319

[15] Le terme « lampiste » est notamment utilisé par Webster G. Tarpley et désigne un bouc émissaire facilement manipulable. On peut aussi les appeler fusibles, pigeons ou idiots de service. Leurs capacités intellectuelles doivent être limitées et leur crédibilité immense. Ils sont manipulés et poussés à passer à l’action, alors même qu’ils ne disposent initialement ni des idées, ni des compétences, ni des moyens de le faire. Les meilleurs candidats au rôle de lampistes sont psychotiques, psychopathes ou sociopathes. Il peut s’agir de fanatiques débordant d’énergie et d’intentions criminelles, ou bien d’idéologues pathétiques. Ils sont souvent déboussolés, bons à rien et ne réussissent généralement rien de ce qu’ils entreprennent. « La terreur fabriquée made in USA », Webster G. Tarpley, Ed Demi-Lune, p108

[16] Daniele Ganser, « les armées secrètes de l’OTAN : réseaux stay-behind, Gladio, et terrorisme en Europe de l’Ouest », p 13-14

[17] Ibid, p 109

[18] Ibid, p 140-141

[19] Ibid, p 301-302

[20] Ibid, p 321

(à suivre)

yogaesoteric
8 décembre 2017

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