David Healy, la bête noire des labos

 

Le psychiatre irlandais David Healy a consulté les archives secrètes des laboratoires pharmaceutiques. Et sait tout des effets secondaires de certains antidépresseurs. Des médicaments parfois bien dangereux. Par Luc Hermann

« J’ai mis le pied sur une pente, et je crains fort de ne plus pouvoir m’arrêter. Je suis trop impliqué », confesse David Healy, avec un petit sourire plein d’humilité. Il n’imaginait pas qu’il deviendrait un jour le seul expert indépendant à pénétrer au coeur des secrets de l’industrie pharmaceutique. Un peu malgré lui, d’ailleurs.

47 ans, irlandais, David Healy est chercheur en psychiatrie et vit en Angleterre, où il dirige le service de psychologie de l’hôpital universitaire du pays de Galles, le plus grand campus du pays. Il y partage son temps entre ses patients, près de 300 par an, et ses recherches, consacrées aux effets secondaires des médicaments antidépresseurs, notamment le Prozac et le Zoloft. Il a ainsi mis en évidence des comportements violents ou suicidaires chez certains patients soumis à ces médicaments.

A cause de ses conclusions plutôt radicales, rares sont les médecins qui osent le soutenir. « Les gens sont très méfiants. Et en raison du pouvoir énorme de l’industrie pharmaceutique, très peu de publications se sont intéressées à mes recherches, confie-t-il. Jusqu’à ce que je reçoive un appel des Etats-Unis. »

A l’autre bout de la ligne, Andy Vickery, un avocat texan. Depuis son bureau de Houston, il défend plusieurs familles américaines dont un membre s’est suicidé alors qu’il prenait des médicaments antidépresseurs. En cherchant un expert scientifique pour témoigner en faveur de ces familles, il a repéré les travaux de David Healy. Pourquoi lui, en Angleterre ? « II y a évidemment de nombreux experts ici aux Etats-Unis, qui pourraient nous aider, explique Vickery. Mais, malheureusement, soit ils n’ont pas le courage d’affronter les géants pharmaceutiques, soit ils sont trop liés financièrement aux laboratoires. Le docteur Healy, lui, est courageux et indépendant. » David Healy accepte d’aider l’avocat texan. 
« Les laboratoires sont prêts à tout pour défendre leurs médicaments. Ils ont toujours gagné leurs procès contre les familles de victimes, j’en ai moi-même perdu plusieurs », reconnaît l’avocat, avant d’ajouter : « Et puis, il y a eu cette fameuse affaire du Wyoming. » Un procès retentissant. C’était il y a presque un an, en juin 2001. Andy Vickery défend une famille qui attaque le géant pharmaceutique GlaxoSmith Kline (GSK). En cause : le Déroxat, l’antidépresseur vedette du laboratoire, qui serait responsable d’un triple meurtre suivi d’un suicide. En 1998, après avoir pris du Déroxat pendant deux jours, Donald Schell, 60 ans, tue sa femme, sa fille, puis sa petite-fille âgée de 9 mois, avant de retourner l’arme contre lui. En étudiant le dossier médical de Donald Schell, David Healy découvre que « cet homme avait déjà eu des problèmes avec le Prozac. Pour moi, le Déroxat est la cause de ce massacre ».

Pour étayer cette thèse, Andy Vickery demande à David Healy d’enquêter sur le médicament, à l’intérieur même du laboratoire. « Le docteur Healy a pu consulter les rapports internes du laboratoire concernant le Déroxat en toute légalité », explique Vickery. C’est une subtilité de la loi américaine. Au cours de la procédure, les avocats et leurs experts peuvent avoir accès à toutes les informations. Ainsi la justice a obligé GSK à ouvrir ses archives à David Healy. C’était au siège britannique du laboratoire, dans l’Essex. « C’était assez surprenant. Il y avait plusieurs centaines de milliers de documents, se souvient David Healy. J’avais deux jours pour les compulser. Il y avait toujours auprès de moi des responsables du laboratoire pour me surveiller. »

Au cours de ses recherches, au grand dam du laboratoire, David Healy trouve des documents compromettants, notamment plusieurs études scientifiques jamais publiées.

« Les découvertes du docteur Healy ont été déterminantes pour prouver que la prise de Déroxat était la cause de ces quatre morts », affirme Vickery. Un peu intimidé, le médecin a démontré que 34 études cliniques, conduites sur le médicament Déroxat avant sa commercialisation, faisaient apparaître que 25 % des patients devenaient agités pendant le traitement. Après deux semaines de débats, le 6 juin 2001, le jury a reconnu la responsabilité du Déroxat. Pas peu fiers, Andy Vickery et David Healy sont aujourd’hui les seuls à avoir remporté un procès ayant trait à un antidépresseur aux Etats-Unis. L’avocat a obtenu que le laboratoire verse 6,4 millions de dollars de dédommagement à la famille.

Le laboratoire a payé

Le laboratoire avait tout d’abord fait appel de ce verdict, mais a préféré, in extremis, négocier à l’amiable. La famille a retiré sa plainte. Pour éviter une mauvaise publicité à son médicament vedette, GSK a donc cédé, mais le montant de la transaction est « secret défense ». Et GSK dément formellement les accusations de David Healy. « Le docteur Healy n’a pas vu toutes les données, affirme le docteur David Wheadon, responsable du service juridique du laboratoire. Ses attaques sont sans fondement. » Sauf que le laboratoire a accepté de payer, à la suite des découvertes du psychiatre irlandais.

David Healy estime qu’une petite minorité de patients peuvent développer des tendances suicidaires ou meurtrières sous l’emprise des antidépresseurs et préconise donc de mieux surveiller les malades, particulièrement pendant les premiers jours de traitement. Selon lui, les laboratoires ne mettent pas assez en garde les médecins contre ces effets secondaires. David Healy enquête actuellement, dans plusieurs procédures judiciaires, sur un autre antidépresseur : le Zoloft, du laboratoire américain Pfizer. Le Zoloft a dépassé les ventes de Prozac dans le monde, son chiffre d’affaires annuel s’élève à 2 milliards de dollars. En France, l’année 2001, 485.000 patients ont été traités avec du Zoloft. David Healy a ainsi pu visiter, pendant trois jours, les archives du laboratoire Pfizer à New York. « J’ai vu de nombreux documents qui ne sont pas dans le domaine public. » Il aurait ainsi découvert que Pfizer aurait tenté de minimiser certaines tentatives de suicide survenues au cours des études cliniques du Zoloft.

L’expert irlandais est devenu la bête noire de l’industrie pharmaceutique. Pfizer réfute ses accusations et affirme ne rien avoir à cacher. Mais alors, pourquoi les documents trouvés par David Healy sont-ils confidentiels ? « Ce serait une tragédie de laisser le docteur Healy utiliser ces documents pour qu’il les publie et les détourne, estime Malcolm Wheeler, l’avocat de Pfizer aux Etats-Unis. Si ce genre de mensonge est publié, les médecins auront peur de prescrire ces médicaments, et les patients auront peur de suivre les instructions de leur médecin. » Pour Pfizer, les thèses du docteur Healy sont dangereuses. « Le docteur Healy a beaucoup de charme, et il en joue pendant les procès ou devant les journalistes. Mais il n’est pas crédible », ajoute l’avocat.

Mais David Healy persiste : « En ce qui concerne les différents ministères de la Santé, la FDA aux Etats-Unis, la MCA en Angleterre, et l’Agence du médicament en France, mon sentiment est que les rapports qu’ils consultent sur les études cliniques de ces médicaments sont préparés par les laboratoires eux-mêmes. Et les contacts que j’ai eus ici avec le ministère, en Angleterre, me font craindre qu’il n’ait pas vu toutes les données. » Les laboratoires pharmaceutiques ont des médicaments à vendre, certes. Mais il semble donc que pour obtenir l’autorisation de les mettre sur le marché ils ne publient que les rapports qui les arrangent.

Un contrat annulé

Dans sa maison avec vue sur la mer, David Healy reste serein. Il rétorque à ses détracteurs qu’il n’est pas un militant antimédicaments. « Je prescris du Déroxat, du Zoloft ou du Prozac à certains de mes patients, je reconnais leur utilité. Mais nous avons perdu un peu de notre sagesse. De nos jours, nous voulons tous être soignés rapidement. Et l’industrie pharmaceutique capitalise sur ce besoin, avec des campagnes marketing ciblées très efficaces, par exemple pour désormais prescrire ces médicaments aux enfants. »

Entre ses expertises judiciaires, David Healy poursuit ses activités universitaires à Cardiff, au pays de Galles. Si les laboratoires pharmaceutiques tentent par tous les moyens légaux de l’écarter des actions intentées contre leurs médicaments, ils n’ont jamais fait pression directement sur lui. A l’exception peut-être de cette étrange affaire canadienne.

David Healy avait accepté de diriger le département de psychiatrie de la prestigieuse université de Toronto. Il s’apprêtait à déménager avec femme et enfants. Mais, deux mois avant le départ, son contrat a été annulé. Le directeur de l’université lui reproche un de ses discours au Canada, dans lequel il disait sa conviction que le Prozac peut déclencher des pulsions suicidaires. Le laboratoire Eli Lilly, propriétaire de l’antidépresseur vedette, est le principal sponsor de l’université de Toronto. Officiellement, il n’y a aucun rapport. Mais David Healy a décidé d’attaquer l’université en justice. « Une question d’honneur », dit-il. Il est soutenu par de nombreux scientifiques de renom, dont deux prix Nobel. Certains ne partagent pas ses idées, mais tous protestent contre la censure dont il fait l’objet.

 

yogaesoteric
25 mars 2018

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