René Guénon – Tantrisme Hindou (1)

Deux articles de René Guénon publiés dans Le Numéro spécial sur le TANTRISME HINDOU Études Traditionnelles, n° 212-213, août-sept. 1937.

Suivi d’ANNEXES.

Le cinquième Vêda

Parmi les erreurs spécifiquement modernes que nous avons eu souvent l’occasion de dénoncer, une de celles qui s’opposent le plus directement à toute compréhension vraie des doctrines traditionnelles est ce qu’on pourrait appeler l’« historicisme », qui n’est d’ailleurs, au fond, qu’une simple conséquence de la mentalité « évolutionniste » : il consiste, en effet, à supposer que toutes choses ont dû débuter de la façon la plus rudimentaire et la plus grossière, puis subir de là une élaboration progressive, si bien que telle ou telle conception serait apparue à un moment déterminé, et d’autant plus tardivement qu’elle est jugée d’ordre plus élevé, ceci impliquant qu’elle ne peut être que « le produit d’une civilisation déjà avancée », suivant une expression devenue si courante qu’elle est parfois répétée comme machinalement par ceux-là mêmes qui essaient de réagir contre une telle mentalité, mais qui n’ont que des intentions « traditionalistes » sans aucune véritable connaissance traditionnelle.

À cette façon de voir, il convient d’opposer nettement l’affirmation que c’est au contraire à l’origine que tout ce qui appartient au domaine spirituel et intellectuel se trouve dans un état de perfection, dont il n’a fait ensuite que s’éloigner graduellement au cours de l’« obscuration » qui accompagne nécessairement tout processus cyclique de manifestation ; cette loi fondamentale, que nous devons nous contenter de rappeler ici sans entrer dans de plus amples développements, suffit évidemment pour réduire à néant tous les résultats de la prétendue « critique historique ». On peut encore remarquer que celle-ci implique un parti pris bien arrêté de nier tout élément supra-humain, de traiter les doctrines traditionnelles elles-mêmes à la façon d’une « pensée » purement humaine, entièrement comparable à cet égard à ce que sont la philosophie et les sciences profanes ; à ce point de vue encore, aucun compromis n’est possible, et d’ailleurs c’est en réalité cette « pensée » profane elle-même qui est de date très récente, n’ayant pu apparaître que comme « produit d’une dégénérescence déjà avancée », pourrions-nous dire en retournant dans un sens « anti-évolutionniste » la phrase que nous citions tout à l’heure.

Si nous appliquons ces considérations générales à la tradition hindoue, nous dirons que, contrairement à l’opinion des orientalistes, il n’existe rien de tel que ce qui est appelé « Vêdisme », « Brâhmanisme » et « Hindouisme », si l’on entend par là des doctrines qui auraient vu le jour à des époques successives et se seraient remplacées les unes les autres, chacune d’elles étant caractérisée par des conceptions essentiellement différentes de celles des autres, sinon même plus ou moins en contradiction avec celles-ci, conceptions qui se seraient ainsi formées successivement à la suite d’une « réflexion » imaginée sur le modèle de la simple spéculation philosophique.

Ces diverses dénominations, si l’on tient à les conserver, ne doivent être regardées que comme désignant une seule et même tradition, à laquelle elles peuvent toutes convenir en effet ; et tout au plus pourra-t-on dire que chacune se rapporte plus directement à un certain aspect de cette tradition, les différents aspects se tenant d’ailleurs étroitement et ne pouvant en aucune façon être isolés les uns des autres. Cela résulte immédiatement du fait que la tradition dont il s’agit est, en principe, contenue intégralement dans le Vêda, et que, par conséquent, tout ce qui est contraire au Vêda ou n’en est pas légitimement dérivé est par là même exclu de cette tradition, sous quelque aspect qu’on l’envisage ; l’unité et l’invariabilité essentielles de la doctrine sont ainsi assurées, quels que soient d’ailleurs les développements et les adaptations auxquelles elle pourra donner lieu pour répondre plus particulièrement aux besoins et aux aptitudes des hommes de telle ou telle époque.

Il doit être bien entendu, en effet, que l’immutabilité de la doctrine en elle-même ne fait obstacle à aucun développement ni à aucune adaptation, à la seule condition qu’ils soient toujours en stricte conformité avec les principes, mais aussi, en même temps, que rien de tout cela ne constitue jamais des « nouveautés », puisqu’il ne saurait en tout cas s’agir d’autre chose que d’une « explication » de ce que la doctrine impliquait déjà de tout temps, ou encore d’une formulation des mêmes vérités en termes différents pour les rendre plus aisément accessibles à la mentalité d’une époque plus « obscurcie ». Ce qui pouvait tout d’abord être saisi immédiatement et sans difficulté dans le principe même, les hommes des époques postérieures ne surent plus l’y voir, à part des cas exceptionnels, et il fallut alors suppléer à ce défaut général de compréhension par un détail d’explications et de commentaires qui jusque-là n’étaient nullement nécessaires ; de plus, les aptitudes à parvenir directement à la pure connaissance devenant toujours plus rares, il fallut ouvrir d’autres « voies » mettant en œuvre des moyens de plus en plus contingents, suivant en quelque sorte, pour y remédier dans la mesure du possible, la « descente » qui s’effectuait d’âge en âge dans le parcours du cycle de l’humanité terrestre. Ainsi, pourrait-on dire, celle-ci reçut, pour atteindre ses fins transcendantes, des facilités d’autant plus grandes que son niveau spirituel et intellectuel s’abaissait davantage, afin de sauver tout ce qui pouvait l’être encore, en tenant compte des conditions déterminées inévitablement par la loi du cycle.

C’est par ces considérations qu’on peut vraiment comprendre la place qu’occupe, dans la tradition hindoue ce qui est habituellement désigné par le nom de « Tantrisme », en tant qu’il représente l’ensemble des enseignements et des moyens de « réalisation » plus spécialement appropriés aux conditions du KALI-YUGA. Il serait donc tout à fait erroné de voir là une doctrine à part, et à plus forte raison un « système » quelconque, comme le font toujours trop volontiers les Occidentaux ; à vrai dire, il s’agit bien plutôt d’un « esprit », s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui, de façon plus ou moins diffuse, pénètre toute la tradition hindoue sous sa forme actuelle, de sorte qu’il serait à peu près impossible de lui assigner, à l’intérieur de celle-ci, des limites précises et bien définies ; et, si l’on songe d’ailleurs que le début de KALI-YUGA remonte fort au-delà des temps dits « historiques » on devra reconnaître que l’origine même du Tantrisme, loin d’être si « tardive » que certains le prétendent, échappe forcément aux moyens restreints dont dispose l’investigation profane.

Encore, quand nous parlons ici d’origine, en la faisant coïncider avec celle même du KALI-YUGA, cela n’est-il qu’à moitié vrai ; plus précisément, cela n’est vrai qu’à la condition de spécifier qu’il ne s’agit en cela que du Tantrisme comme tel, nous voulons dire en tant qu’expression ou manifestation extérieure de quelque chose qui, comme tout le reste de la tradition, existait dès le principe dans le Vêda même, bien qu’il n’ait été formulé plus explicitement et développé dans ses applications que lorsque les circonstances vinrent à l’exiger. On voit donc qu’il y a ici un double point de vue à envisager : d’une part, on peut trouver le Tantrisme jusque dans le Vêda, puisqu’il y est principiellement inclus, mais, d’autre part, il ne peut proprement être nommé, comme aspect distinct de la doctrine, qu’à partir du moment où il fut « explicité » pour les raisons que nous avons indiquées, et c’est en ce sens seulement qu’on doit le considérer comme particulier au KALI-YUGA.

La désignation de ce dont il s’agit provient de ce que les enseignements qui en constituent la base sont exprimés dans les traités qui portent le nom générique de Tantras, nom qui a un rapport direct avec le symbolisme du tissage dont nous avons parlé en d’autres occasions, car, au sens propre, tantra est la « chaîne » d’un tissu ; et nous avons fait remarquer que, ailleurs aussi, on trouve des mots de même signification appliqués aux Livres sacrés. Ces Tantras sont souvent regardés comme formant un « cinquième Vêda », spécialement destiné aux hommes du KALI-YUGA ; et ceci serait complètement injustifié s’ils n’étaient, comme nous l’avons expliqué tout à l’heure, dérivés du Vêda entendu dans son acception la plus rigoureuse, à titre d’adaptation aux conditions d’une époque déterminée. Il importe d’ailleurs de considérer qu’en réalité le Vêda est un, principiellement et en quelque sorte « intemporellement », avant d’être devenu triple, puis quadruple dans sa formation ; s’il peut être aussi quintuple dans l’âge actuel, du fait des développements supplémentaires requis par des facultés de compréhension moins « ouvertes » et ne pouvant plus s’exercer aussi directement dans l’ordre de l’intellectualité pure, il est évident que cela n’affectera pas davantage son unité première, qui est essentiellement son aspect « perpétuel » (SANATANA), donc indépendant des conditions particulières de quelque âge que ce soit.

La doctrine des Tantras n’est donc et ne peut être en somme qu’un développement normal, suivant certains points de vue, de ce qui est déjà contenu dans le Vêda, puisque c’est en cela, et en cela seulement, qu’elle peut être, comme elle l’est en fait, partie intégrante de la tradition hindoue ; et, pour ce qui est des moyens de « réalisation » (SADHANA) prescrits par les Tantras, on peut bien dire que, par là même, ils sont aussi dérivés légitimement du Vêda, puisqu’ils ne sont au fond rien d’autre que l’application et la mise en œuvre effective de cette même doctrine. Si ces moyens, dans lesquels il faut naturellement comprendre, que ce soit à titre principal ou simplement accessoire, les rites de tout genre, paraissent cependant revêtir un certain caractère de « nouveauté » par rapport à ceux qui les ont précédés, c’est qu’il n’y avait pas lieu de les envisager dans les époques antérieures, si ce n’est peut-être à titre de pures possibilités, puisque les hommes n’en avaient alors aucun besoin et qu’ils disposaient d’autres moyens qui convenaient mieux à leur nature. Il y a là quelque chose de tout à fait comparable à ce qu’est le développement spécial d’une science traditionnelle à telle ou telle époque, développement qui ne constitue pas davantage une « apparition » spontanée ou une « innovation » quelconque, puisque, dans ce cas également, il ne peut jamais s’agir réellement que d’une application des principes, donc de quelque chose qui avait en ceux-ci une préexistence au moins implicite, et qu’il était toujours possible, par conséquent, de rendre explicite à n’importe quel moment, à supposer qu’il y ait eu quelque raison de le faire ; mais, précisément, cette raison ne se trouve en fait que dans les circonstances contingentes qui conditionnent une époque déterminée.

Maintenant, que les rites strictement « vêdiques », nous voulons dire tels qu’ils étaient « au commencement », ne soient plus actuellement praticables, c’est ce qui ne résulte que trop clairement du seul fait que le SOMA, qui y joue un rôle capital, est perdu depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer « historiquement » ; et il est bien entendu que, quand nous parlons ici du SOMA, celui-ci doit être considéré comme représentant tout un ensemble de choses dont la connaissance, d’abord manifeste et accessible à tous, est devenue cachée au cours du cycle, tout au moins pour l’humanité ordinaire. Il fallait donc qu’il y eût dès lors pour ces choses des « suppléances » qui, nécessairement, ne pouvaient se trouver que dans un ordre inférieur au leur, ce qui revient à dire que les « supports » grâce auxquels une « réalisation » demeura possible devinrent de plus en plus « matérialisés » d’une époque à l’autre, conformément à la marche descendante du développement cyclique ; une relation comme celle du vin au SOMA, quant à leur usage rituel, pourrait servir d’exemple symbolique. 

Cette « matérialisation » ne doit d’ailleurs pas être entendue simplement au sens le plus restreint et le plus ordinaire du mot ; telle que nous l’envisageons, elle commence à se produire, peut-on dire, dès qu’on sort de la connaissance pure, qui seule est aussi la pure spiritualité ; et l’appel à des éléments d’ordre sentimental ou volitif, par exemple, n’est pas un des moindres signes d’une semblable « matérialisation », même si ces éléments sont employés d’une façon légitime, c’est-à-dire, s’ils ne sont pris que comme moyens subordonnés à une fin qui demeure toujours la connaissance, puisque, s’il en était autrement, on ne pourrait plus en aucune façon parler de « réalisation », mais seulement d’une déviation, d’un simulacre ou d’une parodie, toutes choses qui, cela va sans dire, sont rigoureusement exclues par l’orthodoxie traditionnelle, sous quelque forme et à quelque niveau qu’on puisse l’envisager.

Ce que nous venons d’indiquer en dernier lieu s’applique exactement au Tantrisme, dont la « voie », d’une façon générale, apparaît comme plus « active » que « contemplative », ou, en d’autres termes, comme se situant plutôt du côté de la « puissance » que de celui de la connaissance ; et un fait particulièrement significatif, sous ce rapport, est l’importance qu’il donne à ce qui est désigné comme la « voie du héros » (VIRA-MARGA). Il est évident que VIRYA, terme équivalent au latin virtus, du moins selon l’acception qu’avait celui-ci avant qu’il n’ait été détourné dans un sens « moral » par les Stoïciens, exprime proprement la qualité essentielle et en quelque sorte « typique », non du Brâhmane, mais du KSHATRIYA ; et le VIRA se distingue du PASHU, c’est-à-dire de l’être assujetti aux liens de l’existence commune, moins par une connaissance effective que par une affirmation volontaire « d’autonomie », qui, à ce stade, peut encore, suivant l’usage qu’il en fera, l’écarter du but aussi bien que l’y conduire.

Le danger, en effet, est ici que la « puissance » ne soit recherchée pour elle-même et ne devienne ainsi un obstacle au lieu d’être un appui, et que l’individu n’en arrive à se prendre pour sa propre fin ; mais il va de soi que ce n’est là que la déviation et l’abus, qui ne résultent jamais en définitive que d’une incompréhension dont la doctrine ne saurait aucunement être rendue responsable ; et, au surplus, ce que nous venons de dire ne concerne que la « voie » comme telle, non le but qui, en réalité, insistons-y encore, est toujours le même et ne peut en aucun cas être autre que la connaissance, puisque ce n’est que par celle-ci et dans celle-ci que l’être se « réalise » véritablement dans toutes ses possibilités.

Il n’en est pas moins vrai que les moyens proposés pour atteindre ce but sont marqués, comme ils doivent l’être inévitablement, par les caractères spéciaux du KALI-YUGA : qu’on se souvienne, à ce propos, que le rôle propre du « héros » est partout et toujours représenté comme une « queste », qui, si elle peut-être couronnée de succès, risque aussi d’aboutir à un échec ; et la « queste » même suppose qu’il y a, lorsque le « héros » paraît, quelque chose qui a été perdu antérieurement et qu’il s’agit pour lui de retrouver ; cette tâche, au terme de laquelle le VIRA deviendra DIVYA, pourra être définie, si l’on veut, comme la recherche du SOMA ou du « breuvage d’immortalité » (AMRITA), ce qui est d’ailleurs, au point de vue symbolique, l’exact équivalent de ce que fut en Occident la « queste du Graal » ; et, par le SOMA retrouvé, la fin du cycle rejoint son commencement dans l’« intemporel ».

Lisez la deuxième partie de cet article

 

 

yogaesoteric

20 mars 2018 

Leave A Reply

Your email address will not be published.

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

This website uses cookies to improve your experience. We'll assume you're ok with this, but you can opt-out if you wish. Accept Read More