Aokigahara, la forêt où les Japonais se cachent pour mourir

Si, comme certains urbains installés dans le béton depuis plusieurs générations, vous ne supportez la forêt qu’en fond d’écran ; qu’au milieu des arbres et des insectes vous avez l’impression de rejouer Predator, le matos pour se défendre en moins, et que surtout, jamais au grand jamais, vous n’accepteriez d’aller chercher du petit bois pour la cheminée tout seul (ni des mûres, des champignons, rien qui vous oblige à vous sentir comme le Petit Chaperon rouge), bref si vous flippez dès qu’il y a plus de trois arbres, vous pourriez vous confronter à votre plus grande peur dans la forêt maudite d’Aokigahara.

Au pied du mont Fuji, ce labyrinthe végétal de 35 km2, appelé aussi Jukai (mer d’arbres) a la réputation d’être l’un des lieux les plus hantés du Japon. Et l’endroit préféré des Japonais pour mettre fin à leurs jours (200 suicides pour l’année record de 2010). Un coin riant que ce grand déconneur de Gus Van Sant a choisi pour raconter son dernier film Nos souvenirs. On y suit Arthur Brennan (Matthew McConaughey), fraîchement veuf, qui se tape 10.000 km pour aller mourir à Aokigahara, avant de croiser Takumi, un Japonais au bout du rouleau. Au cas où vous pendre ne ferait pas partie de vos projets immédiats, on vous fait la visite de cette forêt des suicidés, qui n’a pas inspiré que des Japonais en bout de course.

Best-sellers maudits

En 1959, quand Seicho Matsumoto, chantre de la littérature policière, publie sa nouvelle Nami no tô, il n’a pas vraiment en tête d’en faire le livre de chevet des suicidaires. L’histoire raconte la romance interdite entre une jeune femme et un procureur qui, menacés par un maître-chanteur, se jettent en offrande dans la mâchoire carnassière de la forêt d’Aokigahara. Mais l’endroit attire aussitôt des dizaines de candidats au trépas.

Trente-quatre ans plus tard, un autre livre vient asseoir sa réputation : le polémique Kanzen Jisatsu Manyuaru de Wataru Tsurumi. Écoulé à 1,1 million d’unités au Japon, l’essai de 198 pages constitue un mode d’emploi du suicide et cite Aokigahara comme l’un des meilleurs spots pour mettre fin à ses jours. La forêt accueille de plus en plus de suicidés et il n’est pas rare que les autorités retrouvent un exemplaire du Kanzen Jisatsu Manyuaru à côté des cadavres.

Du manga Samurai Deeper Kyo d’Akimine Kamijyo au film d’épouvante The Forest, avec Natalie Dormer de Game of Thrones, la forêt d’Aokigahara devient un personnage à part entière. Et un personnage à l’enfance chargée.

« Aokigahara a été un lieu privilégié pour déposer les personnes âgées en fin de vie. Mais aussi des nouveau-nés dans le cadre d’infanticides pratiqués à la fin du XIXe siècle dans les campagnes comme moyen de régulation de la population en vue de la modernisation du pays, explique Rémi Scoccimarro, docteur en géographie, aménagement et urbanisme et maître de conférences en langue et civilisation japonaises à Toulouse-II. Cette présence de la mort en a ainsi fait, depuis l’après-guerre, un site à la fois idéal pour les suicides et très pratique pour se débarrasser des corps à la suite d’un meurtre.»

Au pays du hara-kiri

Si Aokigahara, deuxième site préféré des candidats au suicide après le Golden Gate Bridge de San Francisco, ne propose aucune aide aux promeneurs qui voudraient se faire une petite balade digestive, elle regorge de panneaux à l’attention des dépressifs : « La vie est un cadeau précieux offert par vos parents. S’il vous plaît, pensez à eux, à votre entourage, à vos amis. Ne gardez pas les choses en vous. Parlez-en. »

Les autorités espèrent ainsi juguler la centaine de décès annuels enregistrée (une majorité d’hommes âgés de 45 à 65 ans, parfois des personnes venues de pays lointains), mais aussi éviter d’avoir à faire le ménage: car chaque pendu abandonne tout un tas d’objets – torches, rubans, tentes, cordes, emballages de médicaments dangereux… Si cela fait un peu désordre en forêt, le suicide ne souffre d’aucun tabou religieux au Japon. Depuis Minamoto no Yorimasa, premier samouraï à avoir eu recours au seppuku (auto-éventration), c’est même plutôt considéré comme un geste capable de rétablir un honneur perdu. Une pratique, inspirée des valeurs morales féodales, qu’on retrouve aussi chez les femmes sous le nom de jigai, et même beaucoup plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale, chez les kamikazes.

D’ailleurs, Aokigahara n’est pas le seul endroit au Japon à attirer les suicidaires: les autorités surveillent de près le barrage d’Agamase ou les falaises de Tojimbo, qui ont servi de toile de fond au roman Le Cœur régulier d’Olivier Adam (dès qu’il y a une falaise, il n’est généralement pas bien loin), qui vient d’être adapté au ciné.

Un repaire de fantômes

Traditionnellement, les forêts et les montagnes sont considérées par les Japonais comme des espaces sacrés et des lieux de rendez-vous de nombreux esprits. À l’image d’Hoia-Baciu en Roumanie, de l’Île des Poupées au Mexique ou du Triangle des Bermudes, Aokigahara n’en finit plus de voir les fantômes se bousculer dans ses clairières. Parmi eux, vous serez ravis de rencontrer les stars de la forêt, les yurei, qui par regret, rage ou chagrin, ne peuvent se résoudre à quitter la Terre et émettent des cris glaçants que transportent les vents (eh non, ce n’était pas le bruit de vos chaussures sur la mousse). Des esprits popularisés dans les contes fantastiques dès l’époque d’Edo (qui commence vers 1600) jusqu’à Sadako, l’héroïne à la chevelure noire de jais qui jaillit de la télévision dans le film Ring d’Hideo Nakata, lui-même tiré du roman homonyme de Koji Suzuki.

« Si l’on veut trouver une particularité au cas japonais, c’est peut-être dans le fait que les productions artistiques en rapport avec les créatures surnaturelles sont souvent d’une grande qualité, note François Macé, professeur émérite de civilisation japonaise à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Il suffit de regarder les estampes de Kuniyoshi, d’Hokusai ou les nouvelles Contes de pluie et de lune écrites par Ueda Akinari [adaptées à l’écran par Kenji Mizoguchi sous le titre Les Contes de la lune vague après la pluie] pour le comprendre. La littérature fantastique reste pour nous un genre mineur. Ce n’est pas le cas au Japon. »

Parmi la faune de légendes qui hante la forêt d’Aokigahara, on trouve des grandes chauves-souris cannibales, des gobelins, des monstres et autres compagnons de rando. Vous hésitez à aller y faire un tour? « Il y a au Japon des arbres sacrés, entourés de corde de paille de riz et abritant des Tengû, des êtres assez inquiétants, croisements de l’homme et du corbeau. Mais même les Tengû ne sont pas foncièrement mauvais », tente de rassurer François Macé.

Un triangle des Bermudes

« Aokigahara est une destination à part. Quand j’y ai mis les pieds, j’ai d’emblée senti que la forêt était spéciale, hantée… », se souvient Pieter Ten Hoopen, qui y a réalisé un reportage pour l’agence VU en 2012. Pour ne pas s’y perdre, le photographe néerlandais a dû avoir recours aux conseils d’Azusa Hayano, un géologue qui connaît la forêt comme sa poche et qui y a sauvé d’ailleurs quelques candidats au dernier saut.

« C’était primordial car les GPS ne fonctionnent pas à l’intérieur, les téléphones non plus. Parmi les corps retrouvés dans la forêt, plusieurs sont ceux de randonneurs égarés. »

Une détox digitale niveau expert, forcée par les origines de la forêt, née d’une coulée de lave au IXe siècle. Les métaux ferreux contenus dans la roche volcanique rendent encore aujourd’hui toute boussole caduque, d’autant que le caractère répétitif du paysage et l’impossibilité d’apercevoir le soleil depuis certains endroits perturbent le sens de l’orientation. « La lave renfermait par ailleurs des bulles de gaz qui se sont échappées lors de la phase de solidification en créant des formes étranges, figées lors du refroidissement, et de nombreuses cavités qui se révèlent dangereuses », prévient Rémi Scoccimarro. Bref, n’y jouez pas à cache-cache, vous risqueriez de perdre pour de bon.

yogaesoteric
13 juillet 2018

Also available in: Română

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