Oliver Stone parle de son nouveau documentaire: « Les interviews de Poutine » (2)

 

Lisez la première partie de cet article

The Nation :
Poutine dit effectivement dans le film que vers la fin de l’URSS, on avait promis aux dirigeants soviétiques que l’OTAN ne s’étendrait pas ni n’accepterait de pays d’Europe de l’Est comme membres.

Stone : Mais ce n’était pas mis sur papier, comme il l’a dit, et il le reproche à Gorbatchev… Le deuxième choc, c’est lorsque George Bush a abrogé le traité ABM avec la Russie [en 2001] – ce fut un choc, vraiment. Très dangereux pour le monde – les gens n’y ont pas fait attention, mais tout le concept de parité nucléaire construit pendant tant d’années a été violé. Depuis lors, l’Amérique a placé des ABM en Pologne et en Roumanie, juste aux frontières de la Russie.

Je ne peux pas vous dire à quel point cela a rompu l’équilibre. Les Russes ont été choqués – vous n’abrogez pas des traités si importants. C’était une pierre angulaire de la parité nucléaire, signée en 1972 par Nixon et Brejnev. C’était un traité très important mais la population américaine ne l’a pas compris parce que les médias ne l’ont pas expliqué au monde. Cela signifie que maintenant la Russie doit investir de l’argent et une énergie énorme dans la reconstruction de certaines de ses installations nucléaires. Parce qu’ils ne peuvent pas suivre – les ABM, comme Poutine l’explique, peuvent être convertis en missiles offensifs en une nuit. Sans dire à la Russie, par exemple, que vous l’avez fait, les Russes sont troublés par ce qu’ils captent sur le radar, ce qui se manifeste. Si un ABM part subitement en agissant comme un missile offensif, cela devient un véritable problème. Vous devez immédiatement préparer votre système de défense pour essayer d’empêcher ces armes de frapper. L’Amérique a placé des sous-marins, des missiles balistiques intercontinentaux, des avions de l’OTAN partout aux frontières de la Russie, des deux côtés. Nous développons toutes sortes de nouvelles machines, dont de nouvelles fusées nucléaires appelées « super fuses » – également très dangereuses.

Autrement dit, les États-Unis n’ont montré aucune intention de renoncer au nucléaire – ils ont manifesté l’intention d’être supérieurs et d’avoir une capacité de première frappe sur la Russie. C’est une affaire sérieuse, très sérieuse. Plus que vous ne le pensez. Cela nous amène au bord de l’abîme. Il y a aussi une grande possibilité d’erreurs, comme dans Dr Folamour [dans le documentaire, Stone projette pour Poutine la satire nucléaire réalisée par Stanley Kubrick en 1964], là où quelque chose ne va pas, quelqu’un surréagit – c’est arrivé tant de fois depuis les années 1970, nous en avons été si près, si vous avez suivi ces détails. Sous l’administration Reagan, il y a eu plusieurs ratés proches. Donc tout le monde est nerveux en ce moment. Les Polonais sont impliqués – ils haïssent les Russes. Les pays européens de l’Est, ils ont beaucoup d’esprit de revanche. C’est une situation très dangereuse ; un accident peut arriver.

Numéro trois [le troisième choc], et il entre dans les détails, c’est le soutien des États-Unis au terrorisme en Asie centrale et aussi en Russie. Poutine en parle, c’est un gros point. Ils nous ont aidés après le 9/11, ils se sont mis d’accord avec Bush pour nous aider avec l’Afghanistan – droits de transit, armes, renseignement, ils nous ont vraiment aidés. Ils ont sauvé quelques vies en Afghanistan. À ce point, ils ont commencé à capter des signaux de terroristes tchétchènes, en Géorgie… actifs, essayant de se séparer de la Mère Russie, qui s’était déjà réduite en 1991, de 25 millions de personnes. Donc maintenant la Tchétchénie combat pour son indépendance. La Géorgie est devenue indépendante pendant cette période. Donc il y avait toutes sortes de problèmes se préparant aux frontières. L’Ukraine est devenue un problème en 2004… et il y a un terrorisme en Ukraine de voyous d’extrême-droite.

Bush et Poutine se sont rencontrés – il parle du résultat. Bush a été d’accord que nous ne devons pas soutenir des gens qui veulent que la Russie se désagrège – tout en ne pouvant rien faire parce que la CIA continue de le faire. Donc qui gouverne – vous vous demandez qui est responsable ? Est-ce que Bush est responsable ? Ou y a-t-il vraiment un État secret, la CIA, les services de renseignement, qui font ce qu’ils veulent ? Cela devient un autre problème. [Lorsque] l’État soviétique s’est effondré en 1991… c’était toujours la même chose, unique superpuissance… M. Bush a envoyé 500.000 soldats au Moyen-Orient. C’est une énorme décision – souvenez-vous, au Vietnam, cela a été fait progressivement… Tout d’un coup, ces 500.000 soldats signalent une nouvelle présence dans le monde. C’est M. Superpuissance qui se lance et qui dit : « OK, nous déciderons de tout… » Mais ces trois choses ont frappé Poutine dès les premières années comme un tournant majeur dans les relations. Il continue à parler de « nos partenaires américains » dans tout le documentaire. Il ne dit jamais un mot méchant, il ne dit du mal de personne, d’aucun président. Il respecte Obama, il respecte Bush – à l’évidence, il aime Bush, d’une certaine manière. J’ai dit que sur une échelle de valeurs américaines, il serait un Américain conservateur, des valeurs traditionnelles, absolument. Il est sur cette échelle. Et s’il était un président américain, il serait très apprécié parce qu’il est un bon dirigeant, cohérent.

The Nation :
Pensez-vous que les médias dominants ont diabolisé Poutine ?

Stone : Bon, aucune des trois choses que j’ai mentionnées dans la période de 2000 à 2007 n’a été [rapportée]. [Effectivement, elles ont été sous-rapportées par les médias dominants]. Je n’ai rien lu à leur propos. Je pensais que nos relations étaient bonnes – mais je me trompais. Je n’ai pas non plus suivi la « révolution orange » en Ukraine en 2004 – il semble que la Russie était contente que l’Ukraine passe à l’Ouest. Ce n’était pas le problème. Elles avaient des accords commerciaux très riches, puissants et bons pour les deux parties. Elles avaient des accords militaires pour les fournitures d’armes. Mais cela a été rompu par un coup d’État en 2014. Il y a eu des ruptures à cause de la guerre de Géorgie, dont on parle peu. La deuxième guerre de Tchétchénie – finalement la Tchétchénie a été apaisée [la guerre a pris fin en 2009].

Les relations ont tourné vinaigre au sujet de l’Ukraine puis de la Syrie, qui est en fait venue d’abord. Parce qu’en 2011 les États-Unis se sont lourdement impliqués en Syrie, qui avait été une alliée des Russes depuis les années 1970, ils avaient une base là-bas. C’était l’un de leurs principaux alliés au Moyen-Orient. Les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël, l’Angleterre, la France, tous se sont impliqués dans cette guerre par procuration en Syrie dans l’idée de déstabiliser, de se débarrasser d’Assad et d’installer une sorte d’opposition modérée, dont il n’y avait aucune preuve à cette époque. Le pays s’est détérioré. Obama a bombardé la Syrie pendant quatre ans, sans résultat sur ISIS.

Poutine s’est impliqué en 2015, c’est à ce moment que les choses se sont vraiment envenimées. Parce qu’il a effectivement lancé d’immenses bombardements, des milliers de sorties, cent par jour, alors que les États-Unis en faisaient une ou deux. Il en a réellement lancées un grand nombre sur ISIS, ce qui a fait une grande différence. Si vous remarquez, le calendrier de toute la crise syrienne change de couleur lorsque les Russes arrivent et font effectivement ce qu’ils ont entrepris de faire, c’est-à-dire de combattre le terrorisme. Poutine insiste sur le fait que c’est le but principal. Il souligne que Damas n’est qu’à 1500 miles de Moscou, ce n’est pas loin. Vous devez comprendre la crainte que les Russes ont de la résurgence du terrorisme, comme ils l’ont eu à l’école de Beslan [entre le 1er et le 3 septembre 2004], à Moscou [dans le quartier Dubrovka de Moscou, à quatre kilomètres du Kremlin du 23 au 26 octobre], au théâtre Dubrovka en 2002 – de nombreux Russes sont morts dans ces attaques terroristes.

Poutine a pris la Syrie très au sérieux – je ne pense pas que l’Amérique l’ait fait parce que nous avions des objectifs différents. Nous ne combattions pas le terrorisme. Nous combattions pour notre avantage géopolitique en Syrie, qui a beaucoup de liens avec le pétrole et sa géographie – le contrôle du sous-continent eurasiatique, la Turquie. Mais avec la Syrie et l’Ukraine, cette combinaison a annulé tout ce qui restait des relations. Ajoutez à cela les incessantes insultes dans les médias et de la part des gouvernements occidentaux. Quand vous avez des gens comme John McCain disant que [Poutine] est « un voyou, un meurtrier, un dictateur ».

The Nation :
Et « une plus grande menace qu’ISIS ».

Stone : Et « une plus grande menace qu’ISIS ».

The Nation :
Qu’en pensez-vous ?

Stone : Je ne vois pas la Russie comme une menace. Je pense que c’est, comme Noam Chomsky pourrait le dire, une crise fabriquée. Cela contribue à maintenir en vie l’hostilité américaine, l’État militaro-industriel, les budgets – cela nous permet de dépenser 10 fois ce que les Russes dépensent pour le militaire. Et bien sûr, l’erreur la plus grave dans tout cela est ce qu’a fait Obama en 2009, qui est de déclarer que nous allons complètement remodeler notre infrastructure nucléaire, et dépenser mille milliards de dollars pour le faire. Maintenant, c’est une pensée très effrayante, si vous pensez aux possibilités d’une course aux armements, comment la Russie peut-elle suivre, et la Chine ? Pensez-y : engager des milliards de dollars pour la guerre. Où cela mène-t-il ? Cela aurait été le grand moment – comme avec la fin de Gorbatchev, Bush aurait pu dire : « Faisons la paix ». Reagan à un moment donné a envisagé un désarmement complet – souvenez-vous, Gorbatchev a dit : « Débarrassons-nous de toutes les armes », et Reagan aimait l’idée.

The Nation :
À Reykjavik en 1986 ?

Stone : C’était une pensée merveilleuse, un grand moment dans le temps… Si le monde explose, les gens devraient savoir qu’il y a eu un tel moment… Le plan d’Obama de 2009 [de dépenser mille milliards de dollars pour remodeler l’infrastructure nucléaire] est très dangereux. Cela, avec la menace ABM, amène le monde au bord du gouffre… À partir de tout mon travail sur ce documentaire, je peux vous dire du fond du cœur, de mon instinct dramatique, que les Russes sont un peuple coriace, qu’ils ne reculeront pas. Leur histoire dans la Deuxième Guerre mondiale est incroyablement résiliente – ils étaient envahis par les nazis, la meilleure machine de guerre de tous les temps. Ils ont subi d’énormes pertes mais ils se sont construits et ont riposté – ils ont effectivement retourné toute la guerre à Stalingrad… Mais ils ont combattu, puis ils ont continué en Europe de l’Est, ce qui est incroyable. Ils ont subi d’énormes pertes militaires et civiles – certains les estiment à 27 millions… La Russie a gagné la Deuxième Guerre mondiale – et ils n’ont jamais eu de reconnaissance pour cela. La Guerre froide a commencé immédiatement avec Churchill et Truman…

Les films soviétiques sur la Deuxième Guerre mondiale étaient très bons… Ils se souviennent. Si vous faites un tel film maintenant, à moins que ce soit le genre de choses de Tarentino, il n’attirera pas dans ce pays. En Russie, il peut, s’il touche le cœur parce que c’est dans leur ADN. Tout le monde en Russie, tout le monde a un parent qui a été touché, blessé ou tué. Tant de gens sont morts. Le pays tout entier s’est battu pour sa vie. Vous devez comprendre – ils sont prêts pour la guerre, et c’est ce qu’ils craignent. Ce que j’ai ressenti dans mes voyages… c’est qu’ils sont surpris que l’Amérique prenne une position aussi dure avec eux. Ils aiment Poutine parce qu’il défend la Russie. Il n’a pas été trop agressif, il n’a envahi nulle part, en dépit de ce qu’ils disent…

The Nation :
Voyez-vous ce qui se passe aujourd’hui, avec toutes ces accusations d’ingérence russe dans l’élection américaine, comme se produisant dans un contexte de Guerre froide ?

Stone : Absolument. Les souvenirs de la Guerre froide n’ont pas disparu. Toute la vieille génération, les néoconservateurs, s’en souviennent toujours et de la Russie comme d’un ennemi suprême. C’est dans leur sang, c’est l’ADN de la haine… Je ne pense pas que ce soit nécessaire, je crois qu’il y a une énorme méfiance, en particulier du côté des Républicains. Ils en ont fait un problème d’élection avec Truman qui s’est mis à avoir peur [en 1948], instituant le Loyalty Act [la loi sur la loyauté] et la CIA. Beaucoup de maux dont nous avons hérité viennent de cette époque. C’est intéressant parce que si Roosevelt avait vécu quelques mois de plus, il ne fait aucun doute qu’il aurait construit un autre monde. Je suis désolé qu’il soit mort en avril [1945] — s’il avait vécu jusqu’en juillet ou en août… Roosevelt croyait dans la grande alliance entre les États-Unis, l’Union soviétique, l’Angleterre et la Chine… Churchill a dit : « Quelles que soient vos critiques à l’égard de Staline, il a tenu sa parole avec nous. »

The Nation :
Avec toutes ces accusations de piratage, voyons-nous un nouveau McCarthyisme ?

Stone : C’est bizarre, mais c’est ce qui se passe. Ces vieux personnages, qui se méfient et haïssent la Russie pour une raison quelconque. Je ne comprends pas pourquoi parce que les Russes sont très proches des Américains à bien des égards…

The Nation :
Dix-sept agences de renseignements américaines sont toutes venues à la même conclusion sur le piratage russe, donc tout le monde à gauche doit dire : « Ils doivent savoir de quoi ils parlent. » Donc vous ne croyez pas que ces 17 agences de renseignement disent la vérité ?

Stone : Non, parce qu’ils ont reculé… Il y avait trois agences – la CIA, la NSA et le FBI. Ils ont préparé ce renseignement. Ce sont mes mots [pas ceux de Poutine]… Ce sont des accusations sérieuses : que Trump était un candidat mandchou. L’influence des Russes sur les élections est absurde pour moi à l’œil nu. Israël a bien plus d’influence sur les élections américaines à travers l’AIPAC. L’Arabie saoudite a de l’influence à travers l’argent… Sheldon Adelson et les frères Koch ont beaucoup plus d’influence sur les élections américaines… Et le Premier ministre d’Israël vient dans notre pays et s’adresse au Congrès pour critiquer la politique du président en Iran à l’époque – c’est assez scandaleux. Notre pays est dans les griffes d’un dictateur : ce dictateur est l’argent, le complexe militaro-industriel… Il est au-delà de l’absurde d’avoir ce genre de dépenses chaque année pour l’armée.

The Nation :
Bien que vos documentaires ne soient pas aussi connus que vos longs métrages, vous avez un corpus tout à fait substantiel de films documentaires. Pouvez-vous placer The Putin Interviews dans le contexte de vos précédents documentaires sur Fidel, Arafat, South of the Border, etc. ?

Stone : C’étaient des entretiens spécifiques, comme celui-ci. L’affaire Poutine arrive spontanément, elle sort de l’histoire de Snowden. Je rencontre [Poutine] et nous finissons par faire un film. Nous ne connaissions aucune limite à ce moment-là. Nous devions le garder intéressant pour lui. Je pense qu’il s’ennuie lors de la plupart des interviews qu’il donne. Certainement, le genre Megyn Kelly, où elle saute sur vous et vous devez vous défendre, cela ne me sert pas vraiment… À la fin, il m’a dit : « Merci d’être si attentif et de poser de bonnes questions. » Je l’ai défié doucement, rien à voir avec l’attitude hardie de Megyn Kelly… Elle n’était pas bien informée ; elle a mentionné les « 17 » agences de renseignement et ne savait pas ce qu’étaient les empreintes numériques dont parlait Poutine.

The Nation :
Dans l’interview de Megyn Kelly, pensez-vous que Poutine se référait à vous lorsqu’il a dit qu’il y a une théorie aux États-Unis selon laquelle le président Kennedy a été tué par les services de renseignement américains ?

Stone : Je ne sais pas. Il n’en a jamais parlé avec moi… C’était hors du coup, une surprise. Mais il l’a accepté, presque comme un don, n’est-ce pas ? Je crois définitivement, et vous probablement aussi… Seul l’appareil d’État pouvait le faire, pas des amateurs.

The Nation :
Concernant l’histoire des documentaires, pouvez-vous comparer The Putin Interviews à des films qui s’attaquent et renversent des récits solidifiés, comme le Fahrenheit 9/11 de Michael Moore en 2004, The Thin Blue Line d’Errol Morrisen 1988 et The Fog of War en 2003, Titicut Follies de Frederick Wiseman en 1967, Rush to Judgment d’Emile de Antonio et Mark Lane en 1967 ? Ces documentaires avaient des points de vue de contre information et ont contribué à modifier l’opinion publique. Pouvez-vous placer The Putin Interviews dans ce contexte ?

Stone : Nous ne le savons pas encore. Espérons qu’il contribuera à la paix, à l’harmonie ou à une meilleure compréhension. Oui, tout à fait, je suis dans la conscience d’un autre monde, une alternative. Je ne comprends pas pourquoi nous faisons des guerres… Comment l’appelez-vous : Stone/Poutine ? Certains disent Frost/Nixon. Mais c’était dans le passé – celui-ci est du présent. C’est une chance pour ce cinéaste fou d’aller là-bas et de demander : « Que dites-vous vraiment ? Pouvons-nous l’entendre ? »

 

yogaesoteric
19 décembre 2017

 

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