Du vieillissement positif au vieillissement créatif (2)

 

Maryvonne Gognalons-Nicolet,
dans Gérontologie et société

Lisez la première partie de cet article


Singularités de la production créative avec l’avancée en âge

De nombreux travaux dans les années 90 ont étudié le nombre d’œuvres selon l’âge de leurs auteurs. Ils ont ainsi créé un indice de créativité fondé sur la productivité, c’est-à-dire le nombre d’œuvres effectuées par une personne selon son âge durant une année (Simondon, 1998). Dans les domaines artistiques comme scientifiques la courbe de la productivité artistique augmente jusqu’aux âges de 40-50 ans avec un plateau qui décline régulièrement après. Pour les mathématiciens la pente se produirait plus tôt alors que le sommet serait plus tardif pour les philosophes. Une grande diversité interindividuelle ne permet pas de généraliser ces données mais comme le résument Reinhardt et Brun (2005), quelques caractéristiques marquent la production artistique de l’âge avancé. La subjectivité prime sur l’objectivité comme l’introspection en littérature. De plus la réunion de contrastes et de paradoxes au sein d’une même œuvre indique une grande harmonie et une recherche de sens, d’affirmation concernant des questions existentielles. Par ailleurs, Simonton a beaucoup étudié la notion de génie (1984, 1988, 1989) terme sur lequel nous ne revenons pas dans le cadre de cet article.

Ces travaux rappellent un des travaux psychanalytiques les plus connus en France sur la créativité, celui de Jaques (1963) : « La créativité sculptée ». A partir d’un échantillon de 310 écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, Jaques situe à l’âge de 37 ans le moment majeur de transformation des formes de la créativité. « Des créateurs précoces connaissent alors le dessèchement parfois une mort prématurée : ainsi Mozart, Chopin, Rimbaud, Baudelaire, Purcell, Watteau, disparaissent entre trente-cinq et trente-neuf ans. Les plus remarquables continuent de créer mais ils ne le font plus de la même façon, leurs sources d’inspiration, leur genre, leur style, changent (‘). L’auteur mûrissant a, comme la satisfaction sexuelle, l’inspiration plus lente à venir, en contrepartie, il trouve à élaborer des plaisirs plus espacés, plus raffinés, plus construits » (Anzieu, 1981, p. 51).

Entre la jeunesse et la vieillesse une étape de transition, souvent appelée la période du milieu de la vie, permet un nouveau rapport au temps et à la mort, travail créatif, positif, dont l’expérience du sentiment de finitude et du rapport à la mort fondent la légitimité. Comme nous l’écrivions déjà en 1989 (Gognalons-Nicolet, 1989) une nouvelle forme de créativité peut se développer en lien avec un travail positif sur le temps et le mourir. La biographie du peintre Jean Rustin dont nous allons parler plus loin peut illustrer ce type d’approche (Gognalons-Nicolet, 2008).

De nombreux ouvrages vont poursuivre ces interrogations en combinant des approches théoriques, le plus souvent des biographies selon les âges de la vie. Howard Gardner publie en 1993 « Creating minds. An anatomy of creativity », traduit plus tardivement en français par « Les formes de la créativité » ouvrage décrivant les itinéraires de Einstein, Picasso, Freud, Stravinski, Martha Graham et Gandhi. Gardner (2001) précise l’éclectisme de son approche, autant fondée sur l’étude de la personnalité que sur celle des motivations, de la psychanalyse, des études comportementales dans une filiation directe et affirmée à Erikson.

L’ouvrage de Csikszentmihalyi (2006), publié aux Etats Unis en 1996, va suivre cette même orientation des âges de la vie en construisant un échantillon de créateurs âgés de plus de 60 ans et en développant une psychologie de la découverte et de l’invention, sous-titre en français de son ouvrage « La Créativité ». A l’intense curiosité de l’enfance succède la période mystérieuse de l’incubation où l’influence des parents et des éducateurs peut être décisive puis celle des apprentissages du domaine créatif dont le créateur doit connaître toutes les règles pour en produire de nouvelles, meilleures et inventives. « On ne peut pas être créatif sans apprendre des autres mais on ne devient pas créatif sans rejeter ce savoir (ou une partie) pour trouver mieux » (p. 90).

Il peut ainsi synthétiser ses résultats en affirmant que la créativité personnelle, l’énergie créative, est produite par la curiosité, la multiplicité des intérêts, l’aptitude à se laisser surprendre et à essayer de surprendre quelqu’un chaque jour, le goût pour la découverte quotidienne, le goût pour l’augmentation et la complexité des tâches, le développement d’habitudes au plaisir. Aux ateliers de créativité mis en place à Genève avec des seniors les conclusions de cet ouvrage font l’objet de nombreux échanges et de nombreux travaux de groupes (voir programmes Cité Seniors www.seniors-geneve.ch).

Pour un vieillissement créatif

Comme le souligne Erikson au soir de sa vie (Erikson, 1986), exercer des activités artistiques lors du grand âge est une source d’engagement vital, d’immersion dans une plus grande diversité sensorielle. Le vieillissement réussi ou le vieillissement positif contient un jugement de valeur très normatif. Réussir sa vieillesse comme une performance valorise une culture psychosociale de l’autonomie, de l’individualisation et de l’épanouissement personnel. Ces valeurs ne concernaient pas les premiers théoriciens du vieillissement réussi, ni ceux comme Erikson qui, à l’âge de 92 ans (Erikson, 1989), insiste surtout sur l’engagement vital, le goût de vivre, le goût à exercer des activités ou des relations qui ont du sens pour la personne elle-même. A cet égard le concept de créativité apparaît comme particulièrement fécond pour lutter contre les clichés, les stéréotypes liés au vieillissement et promouvoir pour les personnes âgées et les plus jeunes d’autres représentations de l’âge (Gognalons-Nicolet, 2003,2007). Comme l’observe Guillet (2007) créer « permet de supporter plus facilement les souffrances physiques et mentales (…) L’activité artistique ne serait-elle pas exemplaire pour l’homme. Une vie de création constituée de plaisir, d’invention, de travail, permettrait un dépassement de soi et un épanouissement » (Guillet 2007, page 107).

La biographie d’un peintre célèbre (Gognalons-Nicolet, 2008) permet de comprendre dans la perspective des âges de la vie comment la créativité permet un dépassement de soi-même selon des critères singuliers de qualité de mode de vie dont le terme d’épanouissement rend mal compte. Une centaine d’heures d’entretiens sur la vie et sur l’œuvre du peintre Jean Rustin ont mis en évidence les interactions entre événements personnels et contenus de l’œuvre picturale. Jean Rustin a déployé une gamme étendue du sensible combinant à la flamboyance chromatique de la jeunesse, le doux désespoir tragique gris, rose et mauve de la vieillesse. Dès les années 80 autour de l’âge de la cinquantaine, la gravité d’événements dans sa vie personnelle, une idée forte des loyautés, des engagements et des convictions orientent son œuvre pour affirmer des choses essentielles sur la condition humaine, sur la solitude, le désespoir, dans un certain regard désenchanté sur les progrès de l’histoire collective. Dans son travail actuel sont résumées toutes les tentatives picturales de sa vie : flamboyance « mais simplicité » de la jeunesse, errances et traversée du désert de la maturité, maîtrise d’une vieillesse protestataire au terme d’un processus très élaboré de retournement agressif.

Des travaux comme ceux de Fisher et Specht (2000) ont soutenu cette réflexion car ils ont montré par une étude auprès de personnes de 60 à 93 ans que des activités créatrices favorisent un sens renforcé de compétence et de maîtrise dans la vie quotidienne. Ils affirment d’ailleurs que ces activités renforcent certains traits du vieillissement réussi comme l’aptitude à se donner des objectifs précis, d’augmenter les interactions avec les autres, de se développer et de mieux s’accepter dans ses forces et ses limitations, une meilleure autonomie et une amélioration de la santé. Toutes ces conclusions sont proches des concepts de promotion de la santé diffusés par l’OMS dans la charte d’Ottawa, revue vingt années après par une de ses initiatrices (Kickbusch, 2006).

L’association pour le vieillissement créatif

L’Association, créée en 2007, a pour but de mettre à disposition des professionnels et du grand public, en langue française, allemande et anglaise, les outils et les connaissances actuellement disponibles sur le vieillissement créatif. L’Association en partenariat avec des organisations autant en Suisse que sur le plan international, conduit des formations, des conférences, des actions culturelles et artistiques, des stages, des séminaires et des recherches. L’objectif des stages est de faciliter un vieillissement actif, en santé et créatif. Tous les points de vue artistiques sont abordés, chaque participant développant celui ou ceux qui lui correspondent davantage. De nombreux artistes ont montré le chemin.

Il s’agit de développer l’imagination active, la sensibilité esthétique, la curiosité intellectuelle, le goût pour la nouveauté et les activités expressives. Par exemple, prendre soin d’un proche âgé et dépendant (mari, femme, parents, beaux-parents…) exige beaucoup de temps, d’activités multiples et de gestion d’émotions contradictoires : sacrifice et ressentiment peuvent être liés à l’amour. En s’appuyant sur de nombreuses lectures d’écrivains et d’écrivaines qui ont vécu ces moments de façons diverses et contradictoires, un travail corporel et d’échange en groupe permet de vivre mieux et plus intensément ces moments décisifs dans le parcours de vie. Autre exemple, les peurs de vieillir, de la déchéance mentale, de mourir, de l’insécurité se multiplient lors du vieillissement. Comment parler de ces peurs, comment les apprivoiser. Par des apports de connaissances pour lutter contre les préjugés et les stéréotypes mais aussi en prenant de la distance, en apprenant à rire et à se moquer de soi-même. En s’appuyant sur de nombreux dessins et caricatures, en utilisant l’humour comme moyen de se connaître et d’acquérir plus de confiance en soi, l’atelier permet d’acquérir des ressources nouvelles pour mieux vivre son vieillissement. Ces activités créatrices peuvent avoir lieu autant avec des personnes en santé qu’avec des personnes malades quelle que soit la gravité de leur état. Le concept de créativité évite le jugement normatif sur la qualité du vieillissement et valorise les ressources encore disponibles en favorisant un certain sentiment de bien-être, de maîtrise du mode de vie et de compétence même dans des situations difficiles.

 

yogaesoteric
15 janvier 2019

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