Gladio : la guerre secrète des États-Unis pour subvertir la démocratie italienne (3)

 

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L’infiltration des Brigades rouges

Que les Brigades rouges aient été infiltrées minutieusement pendant des années à la fois par la CIA et les services secrets italiens n’est plus contesté. Le but de cette opération était d’encourager la violence des milieux extrémistes de gauche pour discréditer la gauche dans son ensemble. Les Brigades rouges étaient un repoussoir parfait. Avec un radicalisme à toute épreuve, ils considéraient que le parti communiste italien était trop modéré et l’ouverture de Moro trop compromettante. Les Brigades rouges travaillaient en contact étroit avec l’école de langues Hypérion à Paris, sans réaliser qu’elle avait des liens avec la CIA. L’école avait été fondée par trois pseudo-révolutionnaires italiens. L’un d’eux, Corrado Simioni, avait travaillé pour la CIA à Radio Free Europe. Un autre, Duccio Berio, a admis avoir transmis au SID des informations sur les groupes gauchistes italiens. Hypérion ouvrit un bureau en Italie peu de temps avant l’enlèvement et le referma quelques mois plus tard.

Un rapport de police italien déclara qu’Hypérion « avait pu être le plus important bureau de la CIA en Europe ». Mario Moretti, un de ceux qui avait la charge pour les Brigades Rouges de se procurer des armes et des contacts avec Paris, réussit à échapper à l’arrestation dans l’affaire Moro pendant trois ans en dépit du fait qu’il avait conduit personnellement l’enlèvement. Le magistrat de Venise Carlo Mastelloni conclut en 1984 que les Brigades rouges avaient reçu pendant des années des armes de l’OLP.

Mastelloni écrivit : « L’accord de facto conclu entre les USA et l’OLP au niveau des services secrets fut considéré comme ayant un rapport avec la présente enquête sur les relations entre les Brigades rouges et l’OLP. » Un spécialiste de Gladio, Philipp Willan, conclut que « l’accord de fourniture d’armes entre l’OLP et les Brigades rouges faisait partie de l’accord secret entre l’OLP et la CIA ». Ses recherches indiquent que l’accord supposé entre la CIA et l’OLP fut passé en 1976, un an après que les États-Unis s’engagèrent auprès d’Israël à ne plus entretenir de contacts politiques avec l’OLP.

Au moment de l’enlèvement de Moro, plusieurs chefs des Brigades rouges étaient en prison, ayant été livrés par un agent double après qu’ils eurent enlevé un juge. Selon le journaliste Gianni Cipriani, un de ceux qui furent arrêtés avait sur lui des numéros de téléphone et des notes personnelles menant à un membre haut placé du SID, qui s’est ouvertement vanté d’avoir des agents au sein des Brigades rouges. D’autres trouvailles fascinantes incluent la découverte dans les caches des Brigades rouges d’une imprimerie qui avait appartenu auparavant au SID ainsi que des tests balistiques montrant que plus de la moitié des 92 balles tirées sur les lieux de l’enlèvement étaient similaires à celles des stocks de Gladio. Plusieurs personnes ont relevé qu’il était invraisemblable que les Brigades rouges aient pu mener à bien un tel enlèvement de type militaire, sans difficulté, dans le centre de Rome.

Alberto Franceschini, un membre emprisonné des Brigades rouges, a dit : « Je n’ai jamais pensé que mes camarades à l’extérieur étaient capables de mener à bien une opération militaire complexe (…) Nous nous souvenions de nous-mêmes comme d’une organisation formée de jeunes gars inexpérimentés. » Deux jours après le crime, un officier des services secrets déclara à la presse que les criminels semblaient avoir reçu un entraînement spécial de commando. Quand les lettres écrites par Moro furent plus tard retrouvées dans une cache des Brigades rouges à Milan, les enquêteurs espérèrent qu’elles révèleraient des preuves capitales. Mais Francesco Biscioni, qui a étudié les réponses faites par Moro à ses ravisseurs, a conclu que d’importants passages avaient été supprimés quand ils furent retranscrits. Néanmoins, dans un passage non censuré, Moro s’inquiétait de ce que « les relations harmonieuses d’Andreotti avec ses collègues de la CIA » pourraient affecter son sort.

Les deux personnes qui en savaient le plus sur les lettres de Moro furent assassinées. Le général des carabiniers en charge de l’antiterrorisme, Carlo Alberto Della Chiesa, fut muté en Sicile et victime d’un assassinat de type mafieux en 1982, quelques mois après avoir soulevé des interrogations au sujet des lettres manquantes.

Le journaliste franc-tireur Mino Pecorelli fut assassiné dans une rue de Rome en 1979 un mois seulement après avoir rapporté qu’il avait obtenu une liste de 56 fascistes livrés à la police par Gelli. Thomas Buscetta, un informateur de la mafia sous le statut de témoin protégé aux États-Unis, accusa Andreotti d’avoir ordonné les deux assassinats de peur d’être démasqué. Mais l’année dernière, une enquête conduite par ses pairs n’a trouvé aucun fondement à des poursuites contre le premier ministre. Della Chiesa et Pecorelli ne furent que deux parmi les nombreux témoins, possibles ou avérés, assassinés avant d’avoir pu être interrogés par des juges que Gladio n’auraient pas corrompus.

Le président Cossiga, ministre de l’Intérieur quand Moro fut tué, déclara à la BBC : « La mort d’Aldo Moro pèse encore lourdement sur les démocrates-chrétiens ainsi que la décision que je pris de le sacrifier dans les faits pour sauver la République, ce qui me fit des cheveux blancs. »

L’attentat à la bombe de la gare de Bologne

Suite à la formidable explosion de la gare de Bologne, deux ans après la mort de Moro, nombre d’Italiens auraient pu se faire des cheveux blancs – non seulement à cause du macabre bilan de 85 morts et 200 blessés mais aussi de l’inertie des autorités qui s’ensuivit. Bien que les magistrats instructeurs aient suspecté des néofascistes, ils furent incapables d’émettre des mandats d’arrêt crédibles pendant plus de deux ans, à cause de fausses informations fournies par les services secrets. À cette époque, parmi les cinq principaux suspects, dont deux avaient des liens avec le SID, tous sauf un avaient décampé du pays. Les explosifs T4 trouvés sur les lieux étaient identiques au matériel de Gladio utilisé à Brescia, Peteano et dans d’autres attentats à la bombe, selon la déposition d’un expert devant le juge Mastelloni.

Au procès, les juges mentionnèrent la « stratégie de la tension et ses liens avec les “ puissances étrangères ” ». Ils découvrirent aussi la structure civile et militaire secrète liée aux groupes néofascistes, à la P2 et aux services secrets. Bref, ils découvrirent la CIA et Gladio.

Mais leurs efforts pour rendre une justice véritable dans l’attentat à la bombe de Bologne ne menèrent à rien car, en 1990, la cour d’appel acquitta les « cerveaux » présumés. Gelli, la tête de la P2, fut relâché, de même que deux chefs des services secrets dont les condamnations pour parjure furent annulées. Quatre gladiateurs reconnus coupables de participation à bande armée gagnèrent aussi leurs procès en appel. En cela, Peteano fut la seule affaire majeure d’attentat suivie d’une condamnation du véritable poseur de bombe, grâce aux aveux de Vinciguerra.

Les désolantes minutes judiciaires de ces crimes monstrueux démontrèrent à quel point le réseau Gladio contrôlait l’armée, la police, les services secrets et les principaux tribunaux. Grâce à la P2, et à ses 963 frères bien placés, la collusion s’étendait aussi aux plus hauts niveaux des médias et des affaires.

Les leçons de Gladio

Aussi longtemps que le public américain sera tenu dans l’ignorance de cette page sombre de la politique étrangère américaine, les services secrets responsables ne subiront qu’une faible pression pour amender leurs façons de faire. La fin de la guerre froide a apporté des changements massifs dans les autres pays, mais à Washington presque rien n’a changé. Dans une formule ironique, une taupe avouée de la CIA, Aldrich Ames, a soulevé la question élémentaire de savoir si les États-Unis avaient besoin de dizaines de milliers d’agents à travers le monde, travaillant d’abord dans et contre les pays « amis ». « Les États-Unis, ajouta-t-il, attendent toujours un véritable débat national sur les moyens et les fins – sans oublier les coûts – de notre politique nationale de sécurité. »

Le nouveau gouvernement italien s’est vendu comme la révolution de tous ceux qui, de fait, étaient privés de leurs droits électoraux, comme une rupture claire avec le passé. Mais les fascistes sont de retour et gagnent du terrain. Le parti anti-mafia a été rejeté et les grands cartels ont resserré leur emprise sur l’économie. Le frère Berlusconi de la P2 continue à abuser de la peur des communistes héritée de la guerre froide. Les auteurs de Gladio sont toujours impunis et les « experts » de Washington entretiennent la crainte de toujours plus de terrorisme : il semble que les affaires continuent en Italie.

Le bilan de Gladio

Cependant, au début des années 1980, il y avait suffisamment d’empreintes digitales de la CIA dans les dossiers judiciaires pour provoquer un puissant sentiment anti-américain. C’est ainsi qu’en 1981 les bureaux de trois firmes américaines à Rome furent les cibles d’attentats à la bombe et qu’en 1982 les Brigades rouges enlevèrent James L. Dozier, un général américain attaché à l’OTAN, le désignant comme « un homme de main yankee ». Il fut libéré cinq semaines plus tard par des commandos de la police, avec l’aide, semble-t-il, de relations mafieuses de la CIA. Pourtant, le préjudice causé à l’image des États-Unis par ces révélations aura été remarquablement limité au regard de ce qu’ils firent subir à la société et au gouvernement italiens pendant cinquante ans au nom de l’anticommunisme.

L’ultime prédiction de Moro se vérifia. Au lieu de renforcer les partis du centre, Gladio, avec le concours des affaires de corruption, les détruisit. Au lieu de détruire la gauche, les révélations de Gladio les aidèrent à prendre le contrôle de villes majeures tout en conservant le tiers des sièges au parlement. Au début des années 1980, les Brigades rouges furent anéanties, mais les principaux instigateurs du terrorisme d’extrême droite – la Mafia et les néofascistes – restèrent actifs.

Le bilan en conduisit certains à mettre en question les fondements tout entiers de l’engagement américain en Italie, notamment en ce qui concernait la « menace communiste ». Selon Phillip Willan, qui a écrit le livre majeur sur le terrorisme italien : « Les États-Unis ont constamment refusé d’admettre l’adhésion croissante et sans réserve du parti communiste italien aux principes de la démocratie occidentale, et celui-ci comme alternative valable aux partis généralement corrompus et incompétents qui avaient gouverné l’Italie depuis la guerre. S’ils l’avaient fait, une bonne partie des carnages résultant de la stratégie de la tension aurait pu être évitée. » Willan en vient à se demander si les représentants des services secrets américains et italiens n’avaient pas délibérément exagéré la menace communiste pour accroître leur pouvoir et se donner une plus grande liberté de manœuvre.

Les racines de Gladio

Les politiques qui devaient être élaborées au sein de Gladio virent le jour pendant la seconde guerre mondiale, quand les phobies anticommunistes américaines se combinèrent avec les peurs géopolitiques d’une URSS victorieuse pour déclarer une guerre sainte contre la gauche. Le sentiment selon lequel « la fin justifie les moyens » à l’intérieur du gouvernement américain, et plus particulièrement de l’Office of Strategic Services (OSS), encouragea la création de programmes « Stay Behind » à travers l’Europe occidentale, officiellement en tant que première ligne de défense en cas d’invasion soviétique.

Mais la préoccupation principale était liée à la politique intérieure. La grande peur des Américains au sujet de l’Italie était que les partisans communistes qui combattaient au Nord ne rejoignissent les organisations ouvrières pour porter la gauche au pouvoir. L’OSS et ses successeurs étaient apparemment préparés à prendre n’importe quelle mesure pour prévenir cet évènement, y compris l’assassinat politique, le terrorisme, et des alliances avec le crime organisé. Selon un mémorandum de l’OSS à Washington, les États-Unis semblaient soutenir un plan monarchiste qui consistait à se servir de « tueurs fascistes » pour commettre des actes de terreur et en rejeter la responsabilité sur la gauche. L’engagement américain dans la politique italienne commença en 1942, quand l’OSS fit pression avec succès sur le ministère de la justice pour faire libérer de prison le gangster Charles « Lucky » Luciano. En échange de sa libération anticipée, Luciano accepta de nouer des contacts avec ses copains de la Mafia pour faciliter l’accès à l’invasion américaine de la Sicile en 1943.

L’accord passé par Luciano forgea une alliance à long terme entre les États-Unis et la Mafia internationale. Il jeta les bases d’une coopération entre les services secrets américains et des organisations criminelles internationales impliquées dans les trafics d’armes et de drogues. Le parrain de l’accord était Earl Brennan, chef de l’OSS pour l’Italie. Avant la guerre, il avait servi à l’ambassade des États-Unis, utilisant sa couverture diplomatique pour établir des contacts avec la police secrète de Mussolini et des fascistes haut placés.

L’Église catholique coopéra aussi. Les liens américains avec le Vatican étaient déjà substantiels ; et l’un des liens les plus forts était une fraternité secrète, l’Ordre Militaire Souverain de Malte basé à Rome, et qui remonte à la première croisade. Le dirigeant de l’OSS William « Wild Bill » Donovan en était membre. De même d’autres officiels américains de haut rang, y compris Myron Taylor, envoyé américain au Vatican de 1939 à 1950, et William Casey, un espion de l’OSS qui parvint à la tête de la CIA sous Reagan. Le chef de l’OSS pour l’Italie, Brennan, eut des contacts dès 1942 avec le sous-secrétaire d’État du Vatican, Gian Battista Montini, qui devint le pape Paul VI en 1963.

L’un des éminents espions de l’OSS était James Jesus Angleton, qui deviendra le légendaire et paranoïaque chef du contre-espionnage de la CIA. Angleton s’appuya sur des relations familiales et d’affaires en Italie, pour jeter les bases de Gladio, en formant et en finançant un réseau clandestin d’Italiens d’extrême droite qui partageaient son style féroce, enthousiaste et naïf. Les groupes paramilitaires étaient remplis d’anticommunistes fervents prêts à entrer en guerre contre la gauche. Il aida aussi des criminels de masse nazis/fascistes tels que Junio Valerio Borghese, le Prince Noir ; il échappa à la justice à la fin de la guerre.

Les officiels américains s’inquiétaient de ce que les communistes et les socialistes pussent joindre leurs forces après la bataille. La prise de pouvoir communiste en Tchécoslovaquie en 1948 augmenta leurs craintes. En conséquence, les États-Unis fabriquèrent différents plans pour manipuler la politique italienne. Angleton, qui à la fin de 1948 avait été promu assistant spécial du directeur de la CIA, l’amiral Roscoe Hillenkoetter, utilisa les 20.000 comités civiques du Vatican pour mener une guerre psychologique contre les influences communistes, en particulier dans les syndicats.

Le National Security Council (NSC), qui venait d’être créé, entra également en lice : « Si le Parti communiste gagne l’élection [1948], conseilla le NSC, une telle agression devrait immédiatement être contrecarrée par étapes pour étendre la disposition stratégique des forces armées américaines en Italie. » Les communistes ne remportèrent pas cette élection essentielle (pas davantage qu’aucune de celles qui suivirent). Mais cela ne mit pas un frein à la tentative américaine de détruire la gauche. Le coût total de ces activités (et de divers programmes d’aide) pour les contribuables américains s’éleva à 4 milliards de dollars de la fin de la guerre à 1953. Et ce n’était que le début de l’assaut américain contre la souveraineté italienne.

 

yogaesoteric
23 juillet 2019

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