Vidéosurveillance : paradigme du techno-solutionnisme (1)

par Hubert Guillaud

La lecture du livre du sociologue Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, m’a profondément déprimé. Elle m’a profondément déprimé parce qu’elle montre que ceux qui n’ont cessé de dénoncer l’inutilité de la vidéosurveillance n’ont absolument pas été entendus. 

Ils ont été laminés par le bulldozer d’une désinformation sans précédent… alors même que les constats initiaux sur l’inefficacité de la vidéosurveillance n’ont cessé d’être confortés par les rares évaluations qui ont eu lieu. Après des années de développement, la vidéosurveillance, rapportée à son coût, ne sert toujours à rien et pourtant, elle s’est imposée partout. Elle est devenue si banale désormais, qu’on s’étonne plutôt quand une collectivité locale n’en est pas équipée. Pourtant, ces années d’équipements, ces centaines de millions d’euros dépensés, n’ont pas changé le constat initial, celui pointé depuis très longtemps par les chercheurs : à savoir que la vidéosurveillance sur la voie publique ne produit rien. Le retour sur investissement de cette technologie est scandaleux. Le taux « d’utilité » aux enquêtes comme le taux de « participation » à l’élucidation de voies de fait est quasiment inexistant. Elle ne parvient même pas à combattre le sentiment d’insécurité que les caméras promettaient de résoudre comme par magie. 

La vidéosurveillance : un programme politico-industriel massif

Dans son livre, Mucchielli rappelle que la vidéosurveillance municipale consiste à surveiller la voie publique, la rue, pour gérer un risque protéiforme et difficilement prévisible appelé selon les moments délinquance, insécurité, terrorisme voire incivilités… 

Depuis l’origine (la « télésurveillance » naît après la Deuxième guerre mondiale, mais prend son premier essor dans les années 70 avec l’enregistrement par cassettes analogiques et les premiers programmes de vidéosurveillance publique, notamment à Time Square à New York dès 1973), la vidéosurveillance pose la question de son efficacité en regard des questions de libertés publiques et d’autres choix politiques sécuritaires possibles, mais son efficacité même est pourtant rarement interrogée. En fait, sa raison d’être n’est pas là. Son déploiement est tout entier lié à la montée de l’idéologie sécuritaire. Ses phases de progression sont d’ailleurs liées à la fois à l’essor des politiques conservatrices et au développement de crises sécuritaires, notamment les attentats de 2001 aux États-Unis ou de 2015 en France. Les dispositifs mis en place n’auront pourtant pas réellement d’impacts ni pour prévenir, ni pour dissuader, ni pour résoudre les actes de terrorisme. 

En France, le sociologue décèle trois étapes dans son déploiement. Un premier temps à la fin des années 90, à l’initiative de communes plutôt conservatrices qui s’accélère et s’élargit avec les élections municipales de 2001 qui font de la sécurité un enjeu local majeur. La seconde phase correspond à une accélération du déploiement à un niveau national liée à l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, qui instaure une politique de financement et d’équipement massive. Les enjeux avancés alors visent à protéger les bâtiments et lieux publics, réguler le trafic et les infractions, prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens, lutter contre le terrorisme et diminuer le sentiment d’insécurité. Une nouvelle phase, plus invisible, se déploie depuis les attentats de 2015, sous couvert d’État d’urgence et de terrorisme, dans les petites communes et les villages, où le risque est très faible et où l’efficacité encore plus problématique. Tant et si bien que les villes les plus vidéosurveillées de France à présent, c’est-à-dire celles où le ratio caméra par habitant est le plus fort, sont avant tout de petites villes et des villages. Le traumatisme des attentats a fait de la vidéosurveillance la première des technologies de sécurité.

Mucchielli estime qu’à présent il y aurait environ 1,5 million de caméras filmant des lieux publics et des voies publiques, dont environ 150.000 à l’initiative des communes (soit le triple des estimations officielles). Seulement 5 des 60 plus grandes villes françaises ne sont pas équipées. Début 2018, 88% des villes de 15.000 à 150.000 habitants sont pourvues d’équipement ou de programmes. La moyenne serait de près de 52 caméras par ville en 2016, un chiffre qui a doublé depuis 2010. 80 à 90% des communes en zones urbaines sont vidéosurveillées et l’extension se poursuit depuis 2015 en direction des petites villes et des territoires périurbains et ruraux. La vidéosurveillance s’est imposée partout ! 

Pourquoi la vidéosurveillance a-t-elle si bien marché ?

Les critiques à l’encontre de la vidéosurveillance ont plus interrogé le coût des dispositifs que leur efficacité ou que leurs effets discriminatoires (à l’encontre des jeunes et des « minorités visibles » notamment, ou leur développement dans des quartiers qui ne sont pas toujours les plus criminogènes…). Ses partisans par contre ont promu le caractère irréfutable de la preuve de l’image, notamment via le « vidéo-flag », le flagrant délit capturé par la vidéo qui permettrait de confondre sans erreur possible les délinquants par l’image, mais qui n’existe quasiment pas dans les faits (même si les rares exemples sont très relayés par les médias). « A contrario, ne sont jamais mentionnées les procédures dans lesquelles la présence de caméras n’a pas aidé les enquêteurs de police ni celles dans lesquelles l’existence d’images enregistrées a permis d’innocenter les personnes suspectées par les forces de l’ordre ».

La principale raison du succès de la vidéosurveillance n’est pas à chercher du côté de son efficacité, mais tient purement d’un couplage entre une injonction politique et des incitations financières. Depuis 2007 notamment, l’État et les collectivités locales ont développé des modalités de financement public pour aider les communes à s’équiper. 150 millions d’euros ont été investis par l’État entre 2007 et 2013 (213 millions entre 2007 et 2017 selon  le ministère de l’Intérieur) auquel il faut ajouter presque autant de la part des aides provenant des collectivités ainsi que les dépenses des communes elles-mêmes. Si le financement public s’est un peu réduit à partir de 2012 (mais sans être remis en question), le coût pour les communes a été considérablement réduit par ces aides, rendant le coût de l’équipement « acceptable ».

Enfin, il faut compter sur les efforts marketing et le lobbying des industriels du secteur (Thales, Safran, mais également Eiffage, Cofely, SPIE… et Anaveo, leader français des systèmes de « surveillance intelligente »…), des associations (notamment l’Association nationale des villes vidéosurveillées, née en 2004, devenue Association nationale de vidéoprotection en 2011) et des lobbies comme le Conseil des industries de la confiance et de la sécurité (CICS, né fin 2013, qui se présente comme l’interlocuteur industriel de l’État dans un domaine qui revendique 125 000 emplois et 21 milliards d’euros de CA en 2017).

Le marché mondial de la vidéosurveillance a doublé de volume dans les années 90. Et cette tendance s’est amplifiée avec un taux de croissance à deux chiffres depuis les années 2000. Aux marchés initiaux, qui se développent jusque dans les pays en développement, il faut ajouter l’entretien et le renouvellement du parc (la durée de vie d’une caméra est de 5 à 8 ans) ainsi bien sûr que la surveillance humaine des écrans et des enregistrements, c’est-à-dire le coût de fonctionnement (opérateurs et lieux dédiés). Politisation, médiatisation et commercialisation expliquent largement le succès. 

Un autre facteur, et non des moindres, explique encore le succès sans précédent de la vidéosurveillance : son relai jusqu’aux politiques locales ! Si on constate des clivages politiques entre droite et gauche dans son déploiement initial (la droite a adhéré plus rapidement à ces dispositifs et engagé plus lourdement les budgets), depuis, les élus de gauche se sont alignés sur le modèle.

Mucchielli montre que la vidéosurveillance s’impose par contagion et sous la pression citoyenne qui voit dans les promesses de la vidéosurveillance une solution pour réduire le sentiment d’insécurité réel comme ressenti. Mucchielli pointe la crédulité des édiles qui suivent la pression politique, médiatique, marketing. Mais également la pression des assurances qui l’exigent de plus en plus souvent, de la police locale qui y voit un moyen d’accroître sa légitimité…

Une pression de conformité s’exerce sur les élus qui subissent également des demandes précises de leurs administrés (commerçants, populations politisées ou âgées). La vidéosurveillance est utilisée comme une réponse pour calmer colère et inquiétude. Elle permet de mener une action concrète et visible. « Le calcul politique n’est rentable qu’à court terme, d’une part parce que la demande de caméras risque d’être sans fin, d’autre part parce qu’il ne semble pas que le sentiment d’insécurité soit réellement impacté par l’installation de la vidéosurveillance », rappelle le chercheur. Les maires ont effectivement une responsabilité de sécurité et de prévention alors que dans la réalité leur rôle en la matière est assez limité. La vidéosurveillance leur permet d’exister, de s’affirmer dans ce domaine. Beaucoup concèdent qu’ils sont cernés par les pressions qu’elles viennent d’élus, des politiques des communes avoisinantes, des demandes de certaines catégories de citoyens. Face à la pression globale de conformité, bien peu parviennent à résister. « La vidéosurveillance est un symbole visant à donner l’impression d’une action sur le thème de la sécurité ».

La vidéosurveillance ne sert à rien !

Reste que le coeur de la démonstration du sociologue repose sur l’inefficacité de la vidéosurveillance. La vidéosurveillance ne protège personne. Elle n’arrête ni les délinquants, ni les terroristes, ni les incivilités. Pire, elle n’a que peu d’effet sur la résolution des enquêtes. Le rapport coût/efficacité est si dérisoire, qu’il explique de lui-même pourquoi l’évaluation de ces équipements a été si inexistante.

A présent, on a l’impression que les citoyens sont devenus les premiers demandeurs de vidéosurveillance. Pourtant, rappelle Laurent Mucchielli, ce n’est pas si exact. D’abord, quand on livre des informations concrètes sur les coûts et l’efficacité, on constate qu’ils en comprennent très bien les limites, à l’exemple d’une commune du Lot-et-Garonne de 7000 habitants qui fin 2011 avait réalisé un référendum consultatif sur l’utilité de la vidéosurveillance (au plus fort de son engouement) et qui l’a clairement rejeté (à 59%). De même, quand on interroge d’une manière plus ouverte la population, la vidéosurveillance n’est pas la réponse préférée de la population en matière de sécurité. Souvent, ils valorisent d’autres politiques : la lutte contre l’échec scolaire, la prévention et l’aide aux familles en difficulté ou le recrutement des policiers viennent devant l’installation de caméras. 

Les rares études d’évaluation montrent pourtant que l’utilité de la vidéosurveillance est faible, pour ne pas dire dérisoire. Elles soulignent également qu’il n’y a pas de corrélation systématique entre la densité de caméras sur un espace et leurs supposés effets préventifs. Quant à la thèse du déplacement de la délinquance, là encore, les études estiment qu’elle est difficile à évaluer. Les rapports des Cours des comptes régionales sur ces questions, par exemple à Saint-Étienne en 2010, montrent combien l’efficacité est dérisoire. Pour un coût de 1,3 million d’euros annuels, le taux de faits « repérés ou élucidés » culmine à 2% sur l’année. À Lyon, à la même époque, un autre rapport montrait que pour un coût de 2,7 à 3 millions par an, c’est seulement 0,7 à 1,6% des faits délictueux sur la voie publique qui ont recours aux images de vidéosurveillance. Nice (ville emblématique puisque grande ville la mieux équipée avec une caméra pour 600 habitants), le taux de participation à l’élucidation serait de 1,2%, pour un coût en constante augmentation qui devrait dépasser les 17 millions d’euros annuels en 2018 !

Dans la seconde partie de son ouvrage, le sociologue enfonce le clou en rendant compte d’études sur l’efficacité de ces dispositifs sur des communes très différentes en taille et ampleur d’équipement. Les trois enquêtes vont dans le même sens. « La contribution de la vidéosurveillance aux enquêtes est bien trop réduite » pour avoir un impact sur la délinquance. Même les responsables de la police municipale semblent sans illusion : beaucoup d’agents conviennent finalement que les caméras ne servent pas à grand-chose. Dans la plus petite commune étudiée, les problèmes relèvent plus d’incivilités (nuisances sonores, dégradations légères de véhicules, tags, agressivité verbale, conduite automobile, problème de salubrité, encombrements sur la voie publique…) que de délinquance. Tant et si bien que la vidéosurveillance semble surtout instrumentée pour transformer les incivilités en délits. 

Le sentiment d’insécurité n’est pas tant lié à une délinquance qui dans les chiffres est plutôt basse, qu’à d’autres problématiques : fragilités individuelles, isolement, individualisme, intolérance à la vie sociale… La vidéosurveillance semble une politique sécuritaire qui se développe à la place d’une offre de sociabilité et de cohésion sociale, de loisirs et de vivre ensemble, d’une politique de prévention ou d’accompagnement des populations en difficulté qui seraient peut-être plus utiles pour développer un sentiment de sécurité et une meilleure sociabilité. Mais les budgets pour la prévention de la délinquance sont partis dans la vidéosurveillance et celle-ci n’a eu aucune action sur le vivre ensemble, au contraire : elle semble plutôt en aiguiser l’intolérance. L’activité fondamentale des opérateurs de vidéosurveillance relève plus de la gestion urbaine de proximité que de la lutte contre la délinquance, souligne le chercheur.

Lisez la deuxième partie de cet article
 

yogaesoteric

25 janvier 2020

 

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