L’arme du temps – Partie II : Le système d’exploitation mondial de la puissance occidentale (1)

Lisez ici L’arme du temps – Partie I : l’angoisse des élites et la lutte pour une fenêtre qui se referme (1) et (2)

Prélude : Des guerres régionales à la contestation planétaire

Francis Picabia, « Machine Tournez Vite » (1916-1918). Encre, aquarelle et or nacré sur une lithographie du XIXe siècle

Beaucoup pensent que l’Occident, et en particulier les États-Unis, sont en recul : en Asie, en Europe, face à la surextension de leur propre logique impériale. Les preuves semblent accablantes : les « guerres éternelles » des États-Unis se terminent par une humiliation, la base industrielle européenne se vide, l’initiative chinoise « Belt and Road » redessine les routes commerciales mondiales, tandis que les pays du BRICS+ construisent lentement des architectures financières alternatives échappant au contrôle occidental.

Pourtant, les documents de politique étrangère révèlent une trajectoire tout à fait différente. Examinons cette seule ligne tirée du Unified Network Plan 2.0 de l’armée américaine, publié discrètement au début de l’année 2025 :

« Le plan initial de réseau unifié de l’armée (AUNP) a été publié….… pour répondre à l’évolution de la nature de la guerre, qui est passée d’épisodique et régionale à transrégionale et mondiale ».

Réfléchissons à ces mots : De ponctuelle et régionale à transrégionale et mondiale.

Cette simple phrase constitue une directive stratégique de premier ordre. Les paysages urbains de Kiev, le détroit de Taïwan, les déserts du Sahel et les banquises de l’Arctique passent de conflits distincts à des nœuds interconnectés au sein d’un vaste système planétaire de pression appliquée. Cette déclaration n’est accompagnée d’aucune fanfare. Pas de communiqué de presse, pas de briefing au Congrès. Pourtant, elle marque une rupture aussi profonde que celles qui ont eu lieu depuis 1945 : l’abandon des interventions discrètes et limitées au profit d’un engagement continu et simultané dans tous les domaines.

Les implications deviennent plus claires lorsqu’on examine les récentes déclarations des dirigeants américains. Lors de la réunion des ministres de la Défense de l’OTAN à Bruxelles en octobre 2025, le secrétaire Pete Hegseth a articulé la logique sous-jacente :

« La paix par la force. La paix s’obtient quand on est fort….… Le monde voit que nous avons un président pacifiste qui recherche la paix en soutenant ceux qui se tiennent aux côtés des États-Unis et en faveur de la paix ».

Derrière la rhétorique pacifiste se cache toutefois une « proposition » d’alignement hégémonique avec les États-Unis, sous peine de subir le déploiement de la force militaire. Le message s’adresse au « monde » ; chaque nation doit choisir entre la subordination et la confrontation.

Ce système d’engagement planétaire fonctionne selon plusieurs modèles. Le Pentagone l’appelle « opérations multidomaines », une doctrine forgée dans la reconnaissance que la domination aérienne américaine ne peut plus être considérée comme acquise, que les lignes d’approvisionnement seront coupées et que les bases statiques peuvent devenir des pièges mortels. Les soldats doivent donc opérer en cellules dispersées et autonomes, saisissant les avantages éphémères à l’aide de brouilleurs électroniques et de missiles à longue portée, des capacités autrefois réservées à des services distincts. La DARPA parle de « guerre mosaïque » : commandement décentralisé, plateformes jetables, effets assemblés en temps réel à partir d’un ensemble de systèmes habités et non habités. Un système où la fragmentation et l’impermanence sont essentielles à la survie et à la létalité.

Rappelez-vous, dans L’arme du temps – Partie I, nous avons retracé le substrat psychologique qui sous-tend cette transformation : une obsession sociale collective de maîtriser le temps historique et les territoires, garantissant que l’avenir reste lisible uniquement à travers des catégories supposées occidentales. Cette obsession est passée de l’idéologie à la doctrine militaire elle-même. Les élites occidentales au pouvoir perçoivent la multipolarité croissante comme une menace existentielle pour leur identité civilisationnelle et leur rôle social (avec toutes ses implications matérielles), fondés sur des prémisses de suprématie.

Comme je l’ai écrit précédemment :

« Le sentiment que le temps presse accélère la politique impériale. Alors que la métropole craignait autrefois l’enfermement territorial, elle craint désormais la souveraineté par d’autres moyens : les banques de développement avec leurs propres normes, la nationalisation du lithium, les corridors énergétiques qui contournent les hubs privilégiés, les systèmes de paiement qui ignorent le dollar. L’empire pointilliste des bases se heurte à un monde occupé à redessiner la carte ».

Aujourd’hui, l’ambiguïté stratégique et la logique multidomaine fournissent l’infrastructure administrative d’une « guerre sauvage » du XXIe siècle où des sociétés entières sont considérées comme des menaces civilisationnelles, rendues vulnérables par des sanctions qui font s’effondrer les salaires et les importations de médicaments, par des listes de refus technologiques qui étranglent les cycles de vie industriels, par des campagnes médiatiques qui fixent l’identité d’un ennemi comme intrinsèquement hostile. Cet essentialisme autorise une stratégie qui doit croire en la barbarie de ses cibles pour justifier une pression permanente, voire pire.

Une courte vidéo du Commandement allié Transformation de l’OTAN, présentée sous les auspices de la division « Strategic Foresight » de Florence Gaub, met à nu l’état d’esprit du moment. Gaub, invitée fréquente des talk-shows allemands et habituée des commentaires russophobes incendiaires, incarne la fusion entre la maîtrise technocratique et la panique civilisationnelle de l’élite transatlantique en matière de sécurité. La vidéo elle-même dégage un étrange mélange d’urgence et de joie :

« Nous avons une assez bonne idée de ce à quoi ressemblera l’avenir de la guerre. Nous devrons être prêts à combattre dans les villes, dans l’espace, dans le cyberespace, dans l’Arctique et en haute mer. Nous devons réapprendre le langage de la dissuasion. Nous nous attendons à ce que les contours de cet avenir se dessinent à partir de 2030. Nous sommes dans une course contre la montre….… Et si toutes les parties concernées – l’OTAN et ses adversaires – visent des guerres courtes, la réalité a souvent le dernier mot. Pour l’OTAN, cela signifie que nous n’avons pas de temps à perdre. Demain commence aujourd’hui. Votre défi, si vous choisissez de le relever, est de mettre cette prévoyance en pratique dans la guerre ».

De quel type de défi s’agit-il ? Le ton frôle le ludique, comme si la guerre était un problème de conception, une simulation à optimiser. Pourtant, l’anxiété temporelle se révèle : « pas de temps à perdre », « course contre la montre ». La panique des élites face à la fermeture des fenêtres guide les doctrines.

L’analyse prospective stratégique 2023 de l’OTAN fournit la justification stratégique :

« Une concurrence omniprésente se développe et s’étend à de nouveaux domaines dans toutes les dimensions et à tout moment ».

Encore une fois : à tout moment. La notion même de paix épisodique, d’intermède entre les guerres, est déclarée obsolète.

Pris ensemble, ces documents et rapports finissent par devenir des budgets et des plans de bataille, puis des prophéties auto-réalisatrices. Une boucle de rétroaction se resserre : plus l’Occident militarise tous les domaines, plus ses rivaux réagissent de la même manière ; plus les rivaux s’adaptent, plus l’Occident intensifie ses efforts. Pourtant, derrière tout cela se cache une base industrielle creusée, des populations vieillissantes et un contrat social en lambeaux.

Le grand projet des classes dirigeantes occidentales devient alors le retard : prolonger suffisamment longtemps le plateau du chaos contrôlé pour préserver une hiérarchie qui ne peut plus se justifier par la prospérité, l’innovation ou le consentement.

I. Introduction

Le plan de réseau unifié de l’armée 2.0 et l’analyse prospective stratégique 2023 de l’OTAN constituent des aveux de la stratégie des élites qui révèlent trois phénomènes interdépendants : l’abandon des contraintes de la guerre traditionnelle, l’institutionnalisation de l’anxiété des classes dirigeantes et la construction de ce que j’appelle l’économie d’usure permanente.

L’ambiguïté stratégique, les opérations multidomaines et la guerre mosaïque fonctionnent comme des doctrines synergiques au service d’un objectif unique : maintenir un conflit de faible intensité indéfini qui épuise les adversaires tout en masquant le déclin intérieur et en préparant des conflits de haute intensité. Contrairement aux stratégies impériales précédentes qui visaient une victoire décisive, ces approches évitent délibérément toute résolution. Cela s’explique probablement par le fait qu’une résolution mettrait fin aux flux de profits et aux justifications stratégiques qui les soutiennent. Et en partie parce que tout repose sur le postulat d’une menace existentielle permanente qui ne connaît ni ne comprend la paix.

Cette analyse s’appuie sur plusieurs arguments interdépendants. Premièrement, la doctrine militaire contemporaine représente des mécanismes de fixation spatiale, concept de David Harvey qui décrit la manière dont le capitalisme fait face aux crises de suraccumulation par l’expansion géographique et la restructuration. Deuxièmement, ces doctrines découlent de l’angoisse civilisationnelle des classes dirigeantes à l’idée de perdre leur suprématie « raciale » et hiérarchique, ainsi que leur rôle social et leur pouvoir économique et politique au profit des puissances non occidentales émergentes. Troisièmement, les contradictions matérielles inhérentes à ces stratégies, en particulier la désindustrialisation occidentale et la dépendance vis-à-vis des chaînes d’approvisionnement adverses, pourraient les rendre contre-productives. Les preuves s’appuient sur des documents de planification officiels, des analyses stratégiques et les réseaux institutionnels qui les produisent.

La transformation d’une guerre « épisodique et régionale » en une guerre « transrégionale et mondiale » représente quelque chose d’inédit : la militarisation de l’existence planétaire elle-même. Tous les domaines – terrestre, maritime, aérien, spatial, cybernétique et cognitif – deviennent des terrains de bataille. Tous les systèmes d’infrastructure deviennent à double usage. Toutes les relations commerciales deviennent des leviers potentiels. Le système westphalien de conflits limités entre États souverains cède la place à un engagement permanent et omniprésent.

Les élites occidentales sont confrontées à des choix qu’elles ne peuvent accepter : rivaliser grâce à de meilleures politiques et à de meilleurs modèles socio-économiques, ou accepter une influence réduite en échange d’un renouveau national. Au lieu de cela, elles ont choisi de militariser la concurrence elle-même, traitant le développement économique, le progrès technologique et la coopération diplomatique des puissances non occidentales comme des problèmes militaires nécessitant des solutions militaires.

Pour comprendre cette transformation, il faut analyser à la fois les réseaux institutionnels qui produisent ces doctrines et les contradictions matérielles qui limitent leur efficacité. Par exemple, le rôle de l’Allemagne en tant que nation cadre révèle comment la capacité industrielle européenne est subordonnée aux priorités stratégiques des États-Unis tout en maintenant l’illusion d’un leadership autonome. La dépendance du plan de réseau unifié de l’armée à l’égard de technologies commerciales contrôlées principalement par des concurrents stratégiques révèle la quasi-impossibilité de l’ensemble du projet.

L’analyse qui suit dresse le portrait d’une élite dirigeante anxieuse qui cherche à canaliser cette anxiété par le biais de l’innovation stratégique. Cette classe dirigeante préfère risquer l’effondrement de la civilisation plutôt que d’accepter un monde multipolaire dans lequel la suprématie occidentale devient une option parmi d’autres plutôt que le seul principe d’organisation légitime de la société humaine.

II. L’ambiguïté stratégique comme gestion de crise

A. L’ambiguïté comme gestion du déclin

Dans L’arme du temps – Partie I, nous avons retracé comment les élites du pouvoir occidentales vivent le processus de développement de la multipolarité comme une blessure civilisationnelle et une menace pour leur rôle et leur pouvoir dans le monde. Il s’agit essentiellement de prolonger le plateau de chaos contrôlé jusqu’à ce qu’une rupture externe rétablisse une marge de manœuvre. L’ambiguïté stratégique est l’expression opérationnelle de ce retard et de la gestion de cette crise hégémonique. Elle brouille tellement les intentions que les adversaires doivent se préparer à tous les scénarios, à tout moment.

Elle poursuit plusieurs objectifs. Psychologiquement, elle vise à saper la confiance, à faire douter les dirigeants de leurs actions, à lasser le public des exercices de préparation et des menaces, et à protéger les planificateurs contre des fantômes. Sur le plan économique, elle oblige à une mobilisation continue et, à certains moments, à un relâchement dangereux : sursaut pour une rumeur, offres de paix et de cessez-le-feu, retrait pour la suivante, dépense de fonds et d’attention pour des leurres et des imprévus. Il en résulte un état constant de conjectures qui épuise les ressources matérielles et mentales, fracture l’attention diplomatique et paralyse la planification à long terme.

B. Les instruments de l’ambiguïté

Considérons les différents mécanismes tels que :

  • Les sanctions qui sont annoncées à grande échelle, appliquées de manière sélective, puis superposées. Des sanctions secondaires sont appliquées à certaines entreprises, mais pas à d’autres.
  • Les décisions en matière d’armement, Taurus, ATACMS, Tomahawk, sont teasées, retardées, re-signalées, fractionnées en tranches.
  • Les menaces fantômes telles que les fuites concernant des plans de déploiement de troupes qui ne se concrétisent jamais, les sorties de B-52 au-dessus de la mer d’Okhotsk, les groupes aéronavals naviguant au-dessus du cercle arctique, soudains, inopinés, puis disparus. Comme le note le CSIS (Center for Strategic & International Studies), ce sont là des exemples d’« emploi dynamique des forces », où la surprise est censée avoir un effet dissuasif.

Un théâtre psychologique de guerre d’usure émerge.

C. Du slogan à la doctrine

La stratégie de défense nationale américaine de 2018 a condensé cette méthode en une instruction intéressante pour l’imprévisibilité opérationnelle :

« Être stratégiquement prévisible, mais opérationnellement imprévisible….… notre emploi dynamique des forces, notre posture militaire et nos opérations doivent introduire de l’imprévisibilité pour les décideurs adverses….… manœuvrer les concurrents dans des positions défavorables, frustrer leurs efforts, exclure leurs options tout en élargissant les nôtres ».

Le raisonnement suivi dans la même veine : une force interarmées plus meurtrière, plus résiliente et plus innovante, associée à une architecture d’alliances pour maintenir l’influence et les « équilibres de pouvoir ». L’échec, prévient le document, risque d’entraîner une diminution de l’influence, une fragilisation des alliances et une réduction de l’accès aux marchés. En effet, l’ambiguïté est présentée comme un macro-stabilisateur pour l’état fragile de l’hégémonie occidentale.

RAND (2018) a proposé une définition claire : imprévisibilité opérationnelle = incertitude de l’adversaire quant à la manière dont les États-Unis combattraient, et a fait valoir que la voie la plus prometteuse consiste à développer et à démontrer plusieurs plans d’action crédibles (COA) qui nécessitent différentes ripostes de la part de l’ennemi. Ils ont notamment souligné que cette imprévisibilité « n’a pas besoin d’être cachée », mais doit être démontrée. Exercices publics, nouvelles armes, déclarations des dirigeants : tout cela alimente le brouillard. De plus, les planificateurs adverses ne prennent une ligne de conduite au sérieux que s’il « existe un soutien clair et public de la part des dirigeants politiques ou militaires ». L’ambiguïté est donc également performative. Elle nécessite un spectacle.

En fin de compte, l’étude RAND note que l’un des objectifs est d’amener un adversaire à « estimer que les coûts de préparation au conflit seraient plus élevés ou que les chances de succès de l’adversaire seraient plus faibles ».

(à suivre)

 

yogaesoteric
3 décembre 2025

 

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