L’arme du temps – Partie II : Le système d’exploitation mondial de la puissance occidentale (3)

Lisez ici L’arme du temps – Partie II : Le système d’exploitation mondial de la puissance occidentale (1) et (2)

F. De la doctrine à l’infrastructure

Le MDO fournit la logique opérationnelle permettant de composer des effets dans tous les domaines. Pour mettre en œuvre le MDO à grande échelle, il faut un réseau unifié qui transfère rapidement les données, les autorisations et la compréhension de la situation entre les théâtres d’opérations. C’est là qu’intervient le Plan de réseau unifié de l’armée 2.0. Ce plan décrit un monde désormais « multidomaine, constamment disputé » et exige une approche centrée sur les données qui « apporte le réseau mondial et les exigences communes en matière de données aux théâtres d’opérations ».

La section suivante examine l’AUNP 2.0 et montre comment le réseau transforme la doctrine en occupation planétaire par d’autres moyens.

IV. Le plan de réseau unifié de l’armée 2.0 : l’infrastructure numérique de l’occupation planétaire

A. De la guerre régionale au commandement planétaire

Le Plan de réseau unifié de l’armée 2.0 (AUNP 2.0), publié en 2025, codifie discrètement le fait que le champ de bataille est désormais planétaire. Ce document, rédigé dans le lexique des technologies de l’information, déclare que son objectif est de « répondre à la nature changeante de la guerre, qui passe d’épisodique et régionale à transrégionale et mondiale ».

En d’autres termes, l’armée américaine ne conçoit plus la guerre comme une succession de campagnes distinctes limitées par la géographie ou la durée, mais comme une situation continue répartie sur tous les domaines, tous les réseaux, toutes les heures.

Dans son propre langage, le plan vise à « unifier les réseaux de l’armée avec des normes, des systèmes et des processus communs », créant ainsi une architecture numérique unique capable de « apporter le réseau mondial et les exigences communes en matière de données aux théâtres d’opérations ». Il s’agit de l’extension logique des opérations multidomaines : si les MDO ont fourni les idées pour une guerre simultanée sur terre, en mer, dans les airs, dans le cyberespace et dans l’espace, l’AUNP 2.0 fournit le système nerveux numérique qui permet à ces actions dispersées de penser et d’agir comme un tout.

B. Le système d’exploitation mondial de la guerre

La justification avancée par le plan est d’un pragmatisme trompeur. À l’ère des « environnements d’information constamment contestés », affirme-t-il, les postes de commandement statiques, les centres de données et même les réseaux dorsaux à fibre optique sont aussi vulnérables que les bases avancées. Pour survivre, le réseau lui-même doit devenir mobile, adaptatif et capable de s’auto-réparer. D’où l’accent mis sur l’agilité dans ce que le document appelle les conditions DDIL : environnements déniés, perturbés, intermittents et à bande passante limitée.

Partant de ce principe, l’AUNP 2.0 regroupe tous les réseaux de l’armée dans un environnement opérationnel commun (COE) et une infrastructure de services communs (CSI). Ces systèmes fournissent ce que l’on appellerait dans le domaine civil le cloud computing et l’edge computing : un traitement des données distribué à l’échelle mondiale qui relie en temps réel les capteurs, les tireurs et les nœuds de décision. L’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique sont intégrés dans la conception afin de « permettre des capacités de prise de décision basées sur les données à l’échelle de l’armée ». L’ambition est d’atteindre une cohérence planétaire : garantir, par exemple, qu’une information provenant de Syrie puisse servir à planifier une frappe en mer de Chine méridionale. Selon les termes du rapport, cela permet à un commandant de « superviser efficacement des forces dispersées depuis n’importe quel endroit dans le monde ».

Le résultat est ce que le plan lui-même appelle une « manœuvre globale et interdomaines » : le monde traité comme un théâtre unique et intégré.

C. Zero Trust et la logique de la concurrence omniprésente

Une telle architecture technique permet le passage stratégique fondamental d’une approche épisodique à une approche persistante. L’AUNP impose explicitement le passage aux principes de sécurité « Zero Trust » (ZT), succinctement définis comme « ne jamais faire confiance, toujours vérifier ». Dans une architecture Zero Trust, chaque demande de données, qu’elle provienne d’un général au Pentagone ou d’un soldat dans une tranchée avancée, est traitée comme une menace potentielle. Cet état d’esprit reflète parfaitement l’hypothèse d’une concurrence omniprésente, alias guerre hybride, à tout moment.

Ce plan centralise le réseau lui-même comme terrain principal de la guerre. Les « normes, systèmes et processus communs » signifient désormais plus qu’une uniformité technique, car ils produisent une interopérabilité en tant qu’hégémonie. Tous les systèmes alliés qui se connectent au réseau doivent se conformer aux normes américaines en matière de cryptage, de structure des données et de logique de commande. En d’autres termes, grâce à cette infrastructure numérique, les alliés intégreront leurs armées dans un écosystème technologique dirigé par les États-Unis, dont ils ne pourront se dissocier sans renoncer à leur propre capacité opérationnelle.

D. Occupation par l’infrastructure

L’économiste et théoricienne géopolitique mexicaine Ana Esther Ceceña a décrit la puissance américaine comme une « occupation mondiale », non pas territoriale au sens classique du terme, mais infrastructurelle, exercée par le biais de réseaux logistiques, financiers et de communication qui se superposent à la souveraineté plutôt que de la remplacer. L’AUNP 2.0 reflète cette ligne de pensée. Le contrôle dépend désormais de la capacité à acheminer les données, à décider ce qui se connecte et à déterminer quels systèmes restent interopérables.

En ce sens, l’AUNP 2.0 transforme la connectivité en une forme de juridiction. Il organise la planète en un domaine opérationnel unique, dans lequel les données elles-mêmes deviennent une substance gouvernée. Posséder une connaissance de la situation à travers les continents, c’est détenir la prérogative de commandement partout à la fois. L’architecture du plan transforme le réseau en territoire de l’empire et l’interopérabilité en sa loi.

E. Persistance et prophétie auto-réalisatrice

L’hypothèse centrale du plan – la « contestation permanente » – crée sa propre justification. Un « environnement informationnel constamment contesté » n’est pas seulement une description du conflit futur, mais un mandat pour concevoir des systèmes qui sont toujours actifs, toujours en alerte, toujours engagés. En construisant un réseau conçu pour une disponibilité ininterrompue, l’armée institutionnalise la condition même qu’elle redoute : un monde de confrontation constante à faible intensité. La frontière entre la paix et la guerre s’estompe.

Cette vigilance perpétuelle se confond à son tour avec les opérations multidomaines. L’AUNP 2.0 est le substrat matériel de la doctrine MDO qui consiste à concurrencer, pénétrer, désintégrer, exploiter et consolider. Le rythme exige un flux de données ininterrompu, que le réseau garantit. Il en résulte une boucle de rétroaction : la connectivité mondiale permet la contestation mondiale, et la contestation mondiale justifie une connectivité en constante expansion.

F. L’infrastructure cognitive de l’Empire

L’AUNP 2.0 se qualifie elle-même de « centrée sur les données », mais ce qu’elle décrit réellement est une forme de cognition de commandement planétaire. Les capteurs, les moteurs analytiques et les opérateurs humains du réseau forment une écologie décisionnelle intégrée dans laquelle la perception, l’analyse et la capacité de frappe s’effondrent dans la simultanéité. Au sein de ce système, l’information devient une conscience militarisée, structurée par des hiérarchies d’accès. Celui qui possède le réseau possède le tempo du temps mondial.

Dans cette architecture, la persistance remplace la présence. Les bases peuvent être retirées, les drapeaux baissés, mais le tissu conjonctif reste, la fibre, le satellite, les logiciels, à travers lesquels le pouvoir coercitif circule de manière invisible. Le monde devient une bande passante occupée, et le réseau devient la garnison permanente.

G. Transition : du réseau à la mosaïque

Alors même que le MDO et l’AUNP 2.0 étendent l’architecture des opérations hybrides et de zone grise en dessous du seuil de la guerre déclarée, le réseau unifié de l’armée fournit également la logique combinatoire pour ce qui va suivre : la guerre mosaïque. La Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) envisage un champ de bataille composé de « tuiles » d’effet – capteurs, munitions vagabondes, leurres, brouilleurs – chacune petite et autonome, mais pouvant être reliée grâce à des normes de données partagées et une orchestration instantanée.

Le réseau rend ces fragments interopérables à distance ; il décide quand, où et comment ils s’assemblent brièvement pour former une configuration locale de force. La section suivante examine la guerre mosaïque comme le corollaire opérationnel du réseau unifié : une doctrine de létalité distribuée qui dépend de l’occupation infrastructurelle décrite ci-dessus et qui l’intensifie.

V. Guerre mosaïque : la complexité comme substitut à la capacité

A. Les origines doctrinales de la mosaïque

La guerre mosaïque a pris forme pour la première fois dans les cercles autour de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) et du Center for Strategic and Budgetary Assessments (CSBA) vers 2017, des institutions qui ont longtemps servi d’incubateurs à l’imagination opérationnelle de l’empire américain. De leurs laboratoires et conférences est née la proposition d’abandonner la notion traditionnelle de guerre comme orchestration de grands systèmes autonomes à missions multiples, et de penser plutôt en termes d’innombrables petits fragments interopérables, que les chercheurs de la DARPA appellent des « tuiles ». Chaque tuile peut être un capteur, une munition vagabonde, un brouilleur, un leurre ou un tireur. Aucun de ces fragments n’est impressionnant en soi ; chacun est fragile, limité, jetable. Pourtant, lorsqu’ils sont connectés grâce à des normes de données communes et à une orchestration en temps réel, ils peuvent être combinés pour former une mosaïque éphémère, un réseau de destruction local, temporaire et spécifique au contexte.

Telle est, du moins, la vision : le champ de bataille du futur ressemblera à une tapisserie numérique complexe, tissée instant après instant à partir de composants dispersés, chacun contribuant à la létalité d’un tout émergent. Là où l’armée du XXe siècle rêvait de cohésion des unités, celle du XXIe siècle rêve de recomposition. La « chaîne de destruction » linéaire qui guidait autrefois le processus de détection, de ciblage et de destruction est remplacée par le « réseau de destruction », un maillage qui se remodèle continuellement sous le feu, recombinant les voies d’action à mesure que d’autres sont coupées.

B. La complexité comme substitut à la masse industrielle

L’attrait d’un tel système réside précisément dans sa promesse de remplacer la masse par la complexité. La guerre mosaïque est apparue comme une réponse conceptuelle à une réalité stratégique inconfortable : les États-Unis ne pouvaient plus compter sur leur supériorité aérienne, leurs lignes d’approvisionnement incontestées ou leurs avantages technologiques suffisants pour compenser le nombre de leurs adversaires. Plutôt que de remédier à cette situation par une production industrielle accrue – une option exclue par la désindustrialisation –, les responsables de la planification de la défense ont choisi de militariser la complexité elle-même.

Le rapport du Center for Strategic and Budgetary Assessments de 2020, qui définit ce concept, a identifié le défi opérationnel : la conception militaire américaine « reflète une vision de la guerre centrée sur l’attrition, dont l’objectif est de remporter la victoire en détruisant suffisamment l’ennemi pour qu’il ne puisse plus combattre ». Cette approche échoue face aux grandes puissances qui possèdent « des réseaux de capteurs à longue portée et d’armes de précision ». La solution proposée abandonne l’attrition au profit d’une guerre centrée sur la prise de décision qui impose « de multiples dilemmes à l’ennemi » plutôt que de détruire ses forces par la supériorité numérique. Lorsque vous ne pouvez pas surpasser vos adversaires en termes de production, vous essayez de les surpasser en termes de réflexion, faisant de chaque engagement un casse-tête cognitif.

C. La logique de l’essaim en réseau

Les responsables de la DARPA décrivent cette approche de la manière suivante : selon eux, le champ de bataille doit être peuplé de systèmes modulaires bon marché pouvant être recombinés à volonté : un drone qui sert aujourd’hui de reconnaissance peut devenir demain un relais de communication, et après-demain un leurre. Les commandants humains fournissent une intention générale ; des algorithmes assemblent des forces opérationnelles à partir de tout ce qui se trouve à proximité et en réseau. L’orchestration est instantanée et, dans l’idéal, indétectable. L’armée devient un réseau vivant de nœuds interchangeables, fonctionnant selon une logique combinatoire qui récompense l’agilité.

La relation entre l’AUNP 2.0 et la guerre mosaïque, bien qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée dans les documents officiels, est évidente dans les exigences techniques. La guerre mosaïque exige une « coordination transparente entre des réseaux complexes » de systèmes distribués, ce qui est impossible sans les normes unifiées, l’architecture centrée sur les données et la connectivité persistante fournies par l’AUNP. Lorsque la DARPA décrit Mosaic comme un MDO « mais plus rapide » et que l’armée positionne l’AUNP comme l’infrastructure « permettant le MDO », la dépendance devient évidente, même si elle n’est pas explicitement mentionnée. Sans le réseau unifié, la mosaïque s’effondrerait à nouveau en fragments. Mais grâce à lui, un capteur en Afrique peut déclencher une frappe dans le Pacifique, tandis que l’analyse est effectuée en Allemagne ou au Colorado. Il s’agit en fait de la mise en œuvre du système nerveux mondial décrit dans la section précédente.

D. Paradoxe de la résilience et de la dépendance

Sur le plan rhétorique, la guerre mosaïque est présentée comme l’incarnation même de la résilience : une force distribuée qui ne peut être décapitée, qui survit en se dispersant plus vite qu’elle ne peut être frappée. Pourtant, cette résilience est elle-même paradoxale. La dépendance à l’égard des interfaces numériques et de la coordination des machines introduit de nouvelles vulnérabilités. En ce sens, la guerre mosaïque est une architecture à la fois paranoïaque et dépendante : elle étend le réseau de commandement à chaque nœud précisément parce qu’elle ne peut faire confiance à aucun nœud pour fonctionner de manière autonome. De plus, son hypothèse sous-jacente – selon laquelle les adversaires sont fragiles, centralisés et incapables de se recomposer de manière adaptative – trahit la même vision civilisationnelle de supériorité qui sous-tend la vision stratégique globale du monde.

E. La financiarisation de la guerre

Sa logique économique reflète cette dépendance. La mosaïque remplace les achats monumentaux de la guerre froide (porte-avions, bombardiers, silos à missiles) par des achats continus de pièces modulaires, de mises à jour logicielles et de services de données (ainsi que le stockage de données et les terres rares nécessaires à leur fonctionnement). Il s’agit littéralement de la financiarisation de la guerre : la violence comme modèle d’abonnement, pouvant être mise à jour à l’infini, améliorée à l’infini, consommée à l’infini. L’attrition devient abordable, voire souhaitable, car ce qui est détruit peut être remplacé lors du prochain cycle de production.

Il y a bien sûr des limites. La foi en une connectivité universelle reste plus une aspiration qu’une réalité. L’interopérabilité transparente envisagée par la DARPA se heurte à l’inertie des systèmes incompatibles et à l’insuffisance chronique de la production industrielle. Les drones jetables ont toujours besoin d’usines, et ces usines dépendent toujours de chaînes d’approvisionnement mondiales vulnérables aux conflits mêmes qu’elles permettent. Pourtant, ces contradictions sont précisément ce qui fait de la guerre mosaïque un artefact si révélateur de notre époque : elle est à la fois un symptôme et une doctrine. C’est une réponse à la rareté qui imagine une recombinaison infinie, un fantasme de contrôle né d’un épuisement structurel auto-infligé.

F. De la doctrine à la gouvernance : vers la mosaïque continentale

Si la guerre mosaïque représente l’expression tactique de cet ordre mondial émergent, alors la planification interne de l’OTAN transforme cette logique en politique. Le niveau suivant est administratif. C’est dans cette zone bureaucratique, dans les concepts d’alliance et les plans nationaux de mise en œuvre, que cette létalité en réseau devient une réalité matérielle et, en fin de compte, une gouvernance continentale.

L’Allemagne occupe une place particulièrement symbolique dans cette conception. Elle sert à la fois de conduit et de condensateur : un centre logistique pour la mobilité transatlantique, un nœud de données dans le système nerveux numérique de l’OTAN et le cœur industriel autour duquel s’organise l’interopérabilité européenne. Grâce à des initiatives telles que l’Operationsplan Deutschland, le pays s’intègre dans une structure de commandement mondiale. La partie III examinera cette transformation, qui lie le continent à une architecture plus large de contestation permanente.

Ursula Franklin, The Real World of Technology (1990) : « La technologie n’est pas la somme des artefacts. La technologie est un système. La technologie implique une organisation, des procédures, des symboles, de nouveaux mots, des équations et, surtout, un état d’esprit ».

 

yogaesoteric
17 décembre 2025

 

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