Quand les super riches se préparent à l’apocalypse (3)
Avant d’entrer dans le vif du sujet, soulignons que le journalisme n’est pas totalement mort. Dans cet article-fleuve d’Evan Osnos, publié le 30 janvier 2017 dans le journal The New Yorker, on plonge dans l’univers confidentiel et passionnant des preppers milliardaires (ou presque), ces richissimes Américains qui se préparent à l’éventuel effondrement de la civilisation. Sans jugement (abusif), très documenté, axé sur le terrain et bien écrit, cet article est à lire et à partager sans modération :
Lisez la deuxième partie de cet article
Le mouvement a reçu un nouveau coup de pouce sous l’administration de George Bush, qui géra très mal l’ouragan Katrina. Neil Strauss, anciens reporters du Times, qui a chroniqué sa conversion au prepping dans son livre Emergency, m’a dit : « Nous voyons la Nouvelle-Orléans, où notre gouvernement sait qu’un désastre a lieu et qu’il est incapable de sauver ses propres citoyens. » Strauss s’est intéressé au survivalisme un an après Katrina, lorsqu’un entrepreneur dans la technologie qui prenait des leçons de pilotage et qui échafaudait des plans de fuite le présenta à un groupe de gens ayant les mêmes préoccupations, « des preppers milliardaires ou millionnaires par centaines ». Strauss a acquis la citoyenneté de St-Kitts, a mis une partie de son patrimoine dans des devises étrangères et s’est entraîné à survivre avec « rien d’autre que mes vêtements sur le dos et un couteau ».
A présent, lorsque la Corée du Nord teste une bombe, Hall peut s’attendre à une augmentation des appels de demande de renseignements concernant les disponibilités du Survival Condo Project. Mais il met en évidence une source plus profonde de demande. « 70 % de la population n’aiment pas la tournure que prend les événements, » a-t-il déclaré. Après notre dîner, Hall et Menosky m’ont fait visiter les lieux. Le complexe est un haut cylindre qui ressemble à un épi de maïs. Certains niveaux accueillent des appartements privés, d’autres des facilités communes : une piscine de 23 m de long, un mur d’escalade, un parc pour les animaux de compagnie, une salle de classe dans laquelle sont alignés des Mac, une salle de gym, un cinéma et une bibliothèque. C’est compact sans être claustrophobe. Nous avons visité une armurerie dotée d’armes et de munitions en cas d’attaque extérieure, ainsi qu’une pièce dotée d’une seule toilette. « On peut y enfermer des gens pour leur donner à réfléchir », a-t-il expliqué. En général, les règles sont définies par l’association du condo, qui peut voter pour les modifier. Durant une crise, une situation « de vie ou de mort », chaque adulte devra travailler 4 heures par jour et ne pourra sortir sans permission, d’après Hall. « L’accès est contrôlé, que ce soit pour entrer ou sortir. Les règles sont définies par le comité », a-t-il précisé.
L’aile médicale dispose d’un lit d’hôpital, d’une table d’opération ainsi que d’une chaise de dentiste. Parmi les résidents, il y a 2 docteurs et un dentiste. À l’étage du dessus, nous avons visité les lieux où est stockée la nourriture, qui ne sont pas encore achevés. Il espère, lorsque tout sera rempli, que cela ressemblera à un supermarché « Whole Foods » en miniature. Mais, il stocke principalement des conserves.
Nous avons fait un détour par un condo. Des hauteurs sous plafond de 2,75 m, une cuisinière Wolf, un feu ouvert au gaz. « Ce gars voulait un feu ouvert typique de son État, le Connecticut, donc il m’a expédié le granite », a dit Hall. Un autre propriétaire, des Bermudes, a demandé à ce que les murs de son condo-bunker soient peints en tons pastel des îles – orange, vert, jaune. Mais, après avoir découvert le résultat, il l’a trouvé oppressant. Son décorateur est venu corriger le souci.
Cette nuit, j’ai dormi dans une chambre d’amis dotée d’un bar et de jolies armoires en bois, mais sans « fenêtre à écran LED ». C’était sinistrement silencieux, j’ai eu l’impression de dormir dans un sous-marin bien aménagé.
Je me suis réveillé vers huit heures, le matin suivant, pour trouver Hall et Monovsky dans les communs, buvant une tasse de café et regardant les nouvelles de la campagne via « Fox & Friends ». C’était 5 jours avant l’élection présidentielle. Hall, qui est républicain, s’est décrit lui-même comme un supporter prudent de Trump. « Des deux tendances, j’espère que son sens des affaires prendra le pas sur son impulsivité. » En regardant les meetings de Trump et de Clinton à la télévision, il fut frappé par le nombre de gens, et leur enthousiasme, qui assistaient aux rassemblements de Trump. « Je ne crois tout simplement pas les sondages », m’a-t-il confié.
Il pense que les médias traditionnels sont partiaux. Il souscrit à des théories dont il sait que certains les trouvent invraisemblables, comme « des décisions prises délibérément par le Congrès pour abrutir la population américaine. » Pourquoi le Congrès ferait-il une chose pareille, lui ai-je demandé. « Ils ne veulent pas que les gens soient intelligents et comprennent ce qui se passe en politique », m’a-t-il répondu. Il m’a dit qu’il avait lu une prédiction affirmant que 40 % du Congrès sera arrêté à cause d’une affaire concernant les Panama Papers, l’Église catholique et la fondation Clinton. « Ils travaillent sur cette enquête depuis 20 ans », a-t-il dit. Je lui ai demandé s’il y croyait vraiment. Il n’a pas vraiment démenti.
Avant de prendre le chemin du retour pour Wichita, je me suis arrêté au dernier projet de Hall, un second complexe souterrain dans un silo situé à une quarantaine de kilomètres de là. Alors que nous nous arrêtions, une grue s’est profilée au-dessus de nos têtes, hissant des débris des profondeurs. Le complexe disposera d’une superficie 3 fois supérieure à celle du premier projet, notamment parce que le garage prendra place dans une structure séparée. Parmi les nouveautés, il y aura une piste de bowling et des portes-fenêtres LED pour améliorer la sensation d’espace.
Hall a déclaré travailler sur des bunkers privés dans l’Idaho et au Texas pour des clients, et que 2 sociétés technologiques qui lui ont demandé de concevoir « des facilités sécurisées pour leur centre de données, ainsi qu’un refuge pour les membres clés de leur personnel, au cas où ». Afin de répondre à la demande, il a déjà pris une option sur 4 nouveaux silos.
Si un silo dans le Kansas n’est pas assez privé ou éloigné, il y a une autre option. Dans les 7 premiers jours qui ont suivi l’élection de Donald Trump, 13.401 Américains se sont inscrits auprès des services d’immigration de la Nouvelle-Zélande, soit le premier pas officiel dans l’obtention de la citoyenneté. Soit 7 fois plus que d’habitude. Le New Zealand Herald a rapporté cette augmentation en titrant « L’apocalypse Trump ».
En fait, l’afflux avait commencé bien avant la victoire de Trump. Durant les 10 premiers mois de 2016, des étrangers ont acheté plus de 3.600 km² de terrains en Nouvelle-Zélande, plus du quadruple de ce qu’ils ont acheté à la même période de l’année précédente, d’après le gouvernement. Seuls les Australiens en ont acheté plus que les Américains. Le gouvernement américain n’enregistre pas le nombre de ses citoyens qui possèdent une ou plusieurs résidences secondaires à l’étranger. Alors que la Suisse attirait autrefois les Américains avec la promesse du secret, tandis que l’Uruguay les tentait avec des banques privées, la Nouvelle-Zélande offre la sécurité et la distance. Durant les 6 dernières années, près d’un millier d’étrangers ont obtenu la résidence en Nouvelle-Zélande via des programmes conditionnés à certains types d’investissement d’au moins 1 million de dollars.
Jack Matthews, un Américain qui est le président de MediaWorks, une grosse chaîne de télévision néo-zélandaise, m’a dit : « Je pense que dans la tête des gens, si le monde devait partir en couille la Nouvelle-Zélande est un pays de premier choix, complètement autosuffisant si nécessaire, en énergie, en eau et en nourriture. Le niveau de vie baisserait, mais il ne s’effondrerait pas. » Pour quelqu’un qui observe la politique américaine de loin, il m’a dit : « La différence entre la Nouvelle-Zélande et les États-Unis est que, globalement, les gens qui sont en désaccord ici savent encore se parler. C’est un grand village, il n’y a pas d’anonymat. Les gens doivent afficher de la civilité. »
Auckland se trouve à 13 heures de vol de San Francisco. J’ai atterri en Nouvelle-Zélande au début du mois de décembre, soit au début de l’été. Ciel bleu, température autour des 25 °, pas d’humidité. De haut en bas, la chaîne d’îles couvre la même distance qu’entre le Maine et la Floride, alors que la population totale est inférieure à celle de New York City. Il y a 7 fois plus de moutons que d’habitants. Dans les classements mondiaux, la Nouvelle-Zélande se trouve dans le top 10 pour la démocratie, l’honnêteté du gouvernement et la sécurité (son dernier souvenir du terrorisme date de 1985, lorsque des espions français bombardèrent un bateau de Greenpeace). Dans un rapport de la Banque Mondiale, la Nouvelle-Zélande a dépassé Singapour au classement des meilleurs pays pour les affaires.
Le lendemain matin de mon arrivée, Graham Wall, un agent immobilier enjoué spécialisé dans ce que sa profession décrit comme « des individus à hauts revenus » (comme Peter Thiel, le milliardaire spécialisé dans le capital-risque), est venu me chercher à l’hôtel. Il fut surpris d’apprendre que les Américains viennent précisément en Nouvelle-Zélande en raison de l’éloignement du pays. « Les Kiwis avaient pour habitude de parler de la tyrannie de la distance, m’a dit Wall, alors que nous traversions la ville dans son cabriolet Mercedes. Aujourd’hui, cette tyrannie de la distance est notre meilleur atout. »
Avant mon voyage, je m’étais demandé si j’allais passer davantage de temps dans des bunkers de luxe. Mais Peter Campbell, directeur de Triple Star Management, société de construction néo-zélandaise, m’a dit que lorsque les Américains arrivent, et dans leur grande majorité, ils décident que les abris souterrains sont inutiles. « Vous ne devez pas vraiment construire un bunker en dessous de votre jardin, parce que vous êtes à des milliers de kilomètres de la Maison Blanche », m’a-t-il dit. Les Américains ont d’autres types de demandes. « Les hélisurfaces sont très demandées, m’a-t-il expliqué. Vous pouvez atterrir avec votre jet privé à Queenstown ou à Wanaka, puis un hélicoptère peut vous emmener directement jusqu’à votre propriété. » Les clients américains souhaitent également des conseils stratégiques. « Ils demandent, par exemple, si la Nouvelle-Zélande ne sera pas affectée à long terme par la montée du niveau des mers. »
L’appétit grandissant des étrangers pour l’immobilier néo-zélandais a généré des réactions négatives. La « campagne contre le contrôle étranger d’Aotearoa », le nom maori de la Nouvelle-Zélande, s’oppose à la vente de terrains à des étrangers. L’attention des survivalistes américains a particulièrement généré du ressentiment. Dans une discussion à propos de la Nouvelle-Zélande sur le Modern Survivalist, un site Web prepper, un commentateur a écrit : « Les Ricains, enfoncez-vous cela dans le crâne. Aotearoa NZ n’est pas votre petit refuge de dernier recours. »
Un gestionnaire de hedge fund américain dans la quarantaine, grand, bronzé et athlétique, a acheté 2 maisons en Nouvelle-Zélande et a obtenu son titre de séjour. Il a accepté de me parler, mais uniquement sous le couvert de l’anonymat. Ayant grandi sur la côte Est, il m’a dit, autour d’un café, qu’il s’attend à voir les États-Unis traverser au moins une décennie de troubles politiques, incluant des tensions raciales, la polarisation des opinions et le vieillissement rapide de la population. « Le pays s’est divisé en région de New York, région de Californie, ensuite tout le reste au milieu est sauvagement différent », m’a-t-il déclaré. Il craint de voir l’économie souffrir si Washington se démène à financer la sécurité sociale et Medicare pour ceux qui en ont besoin. « Faites-vous défaut sur cette obligation ? Ou créez-vous davantage de monnaie pour l’assurer ? Quelles seront les conséquences sur la valeur du dollar ? Ce n’est pas un problème pour l’année prochaine, mais pas pour dans 50 ans non plus. »
La réputation de la Nouvelle-Zélande d’attirer des prophètes de malheur est tellement connue dans les cercles du gestionnaire de hedge fund qu’il préfère se démarquer des premiers arrivants. « Ce n’est plus uniquement à propos d’une poignée de dingos se souciant de la fin du monde », m’a-t-il dit. Puis, en riant, il a ajouté : « À moins que j’en fasse partie. »
Chaque année, depuis 1947, le Bulletin of the Atomic Scientists, un magazine fondé par les membres du projet Manhattan, rassemble un groupe de prix Nobel et autres luminaires afin de mettre à jour l’Horloge de l’Apocalypse, une jauge symbolique du risque de destruction de notre civilisation. En 1991, alors que la Guerre froide prenait fin, les scientifiques ont réglé l’horloge à son heure la plus sûre de son histoire, soit 17 minutes avant minuit.
Depuis, l’horloge tourne. En janvier 2016, après des tensions militaires grandissantes entre la Russie et l’OTAN, ainsi que l’année la plus chaude depuis que les statistiques climatiques sont compilées, le Bulletin a réglé l’horloge sur minuit moins 3, soit à son niveau de la Guerre froide. En novembre, après l’élection de Trump, le panel s’est à nouveau réuni pour tenir sa discussion annuelle et confidentielle. Si l’horloge avance encore d’une minute, elle atteindra un niveau d’alarme que nous n’avons plus connu depuis 1953, après le premier test américain d’une bombe à hydrogène.
Les peurs de désastre sont saines si elles enclenchent des actions visant à le prévenir. Mais le survivalisme des élites n’est pas une mesure de prévention, c’est un acte d’abandon. La philanthropie aux États-Unis reste 3 fois plus développée, proportionnellement au PIB, que le second pays où elle est la plus en vogue, le Royaume-Uni. Mais elle s’accompagne aujourd’hui d’un geste de renoncement, du désinvestissement silencieux de certains des Américains les plus puissants et les plus riches. Confrontés à l’évidence de la fragilité du projet américain, de ses institutions et de ses normes dont ils ont profité, certains s’autorisent à envisager l’échec. Il s’agit d’un désespoir doré.
Comme Huffman, de Reddit, l’a noté, nos technologies nous font plus prendre conscience des risques, mais elles nous font également paniquer davantage. Elles facilitent la tentation tribale de se réfugier dans son cocon, de s’éloigner de ses opposants et de se fortifier contre ses peurs au lieu d’attaquer leurs sources. Justin Kan, l’investisseur de la technologie qui a fait un effort peu convaincant pour stocker de la nourriture, se souvient de l’appel récent d’un ami d’un hedge fund : « Il m’a dit que je devrais acheter un terrain en Nouvelle-Zélande au cas où. Il m’a dit : quelles sont les chances que Trump soit en fait un dictateur fasciste ? Elles sont peut-être basses, mais la valeur d’avoir une porte de sortie est assez élevée. »
Il existe d’autres façons d’absorber les peurs de notre époque. « Si j’avais 1 milliard de dollars, je n’achèterais pas un bunker, a déclaré Elli Kaplan, CEO de la start-up Neutotrack. J’investirais dans la société civile et l’innovation civile. Je pense que nous devons trouver des solutions plus intelligentes pour éviter toute catastrophe. » Kaplan, qui a travaillé à la Maison Blanche sous Bill Clinton, fut effaré par la victoire de Donald Trump, mais il a expliqué que cela la galvanisait d’une autre façon. « Malgré mes peurs les plus profondes, je me dis que notre union est plus forte que cela. »
Cette opinion est, en fin de compte, un acte de foi – une conviction que même des institutions politiques détériorées sont le meilleur instrument de la volonté commune, les meilleurs outils pour modeler et faire perdurer notre consensus fragile. Croire en cela est un choix.
J’ai appelé un vieux sage de la Silicon Valley, Stewart Brand, l’auteur et entrepreneur qui avait inspiré Steve Jobs. Dans les années 60 et dans les années 70, le Whole Earth Catalog de Brand est devenu culte, avec son mélange de conseils hippies et technologiques. Brand m’a dit qu’il avait exploré le survivalisme dans les années 70, mais pas pendant longtemps. « En règle générale, je trouve que l’idée ‘oh mon Dieu, le monde va se désintégrer’ est bizarre », m’a-t-il dit.
À 77 ans, vivant sur un bateau-remorqueur à Sausalito, Brand est moins impressionné par les signes de fragilité que par les exemples de résilience. Durant la dernière décennie, le monde a survécu, sans violence, à la pire crise financière depuis la Grande Dépression ; à Ebola, sans cataclysme ; et, au Japon, à un tsunami et une catastrophe nucléaire, après quoi le pays est reparti de l’avant. Il perçoit des risques dans la fuite. Alors que les Américains se réfugient au sein de petits groupes d’expérience, nous mettons en danger « le cercle large d’empathie », a-t-il déclaré, la recherche de solutions à des problèmes communs. « La question de savoir comment me protéger est simple. Mais la question de savoir si la civilisation peut continuer de survivre comme elle l’a fait durant les derniers siècles est plus intéressante. »
yogaesoteric
10 décembre 2019