Comprendre le phénomène des « fake news » (3)


Lisez la deuxième partie de cet article

L’autre hypothèse est que le discours des agissants ne conduise une majorité silencieuse à se comporte comme autant de moutons de Panurge. Et là encore c’est un biais qui porte un nom :

n/ Le biais de conformité

C’est à dire « la tendance à délaisser son raisonnement intime pour se rallier à l’avis de la majorité ».

o/ Effet de simple exposition

A tout seigneur, tout honneur c’est presque par celui-ci qu’on aurait dû commencer ce petit inventaire. L’effet de simple exposition se caractérise par :

« Une augmentation de la probabilité d’avoir un sentiment positif envers quelqu’un ou quelque chose par la simple exposition répétée à cette personne ou cet objet. En d’autres termes plus nous sommes exposés à un stimulus (personne, produit de consommation, lieu) et plus il est probable que nous l’aimions. »

Naturellement c’est le plus souvent dans le cadre de la publicité que l’on fait appel à lui. Mais que dire alors des simples expositions répétées qui sont si caractéristiques des logiques d’échange sur les réseaux sociaux ? A chacun des RT sur Twitter, des « Share » et plus insidieusement des « like » sur Facebook, a-t-on conscience d’entretenir soi-même cet effet de simple exposition auprès de ses pairs ? D’être devenues d’authentiques régies publicitaires à l’insu de son plein gré ?

p/ Effet de Halo ou de notoriété

La définition de Wikipédia est la suivante :

« C’est une interprétation et une perception sélective d’informations allant dans le sens d’une première impression que l’on cherche à confirmer (“ il ne voit que ce qu’il veut bien voir ”). (…) Une caractéristique jugée positive à propos d’une personne ou d’une collectivité a tendance à rendre plus positives les autres caractéristiques de cette personne, même sans les connaître (et inversement pour une caractéristique négative). Cet effet pourrait par exemple avoir un rôle dans des phénomènes comme le racisme. Ainsi (…) des personnes étaient jugées plus intelligentes que d’autres uniquement sur la base de leur attrait physique. »

Si cet effet de Halo joue un rôle à l’échelle des réseaux sociaux c’est, par exemple, dans le processus complexe et subjectif qui nous fait retenir certaines propositions d’amis plutôt que d’autres mais également parfois, certaines opinions comme « légitimes ». En effet nombre de ceux qui composent ces tyrannies des agissants bénéficient d’un effet de halo du fait de leur notoriété (e-reputation), de leur habilité langagière et rhétorique, mais également d’indices quantitatifs triviaux (nombre de followers, de RT). Un bon exemple est le cas d’Idriss Aberkane. Nombre de modalités expressives sur les réseaux sociaux sont – parfois très habilement – construites sur des apparences qu’il est d’autant plus facile de travestir qu’il est difficile et coûteux cognitivement d’en vérifier la véracité.

q/ Effet Barnum

L’effet Barnum est ainsi décrit par Wikipédia :

« L’effet Barnum, “ effet Forer ”, “ effet puits ”, “ effet de validation subjective ” ou “ effet de validation personnelle ”, désigne un biais subjectif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s’appliquant spécifiquement à elle-même. »

L’exemple de plus caractéristique de cet effet ce sont les textes des horoscopes qui à force de flou semblent effectivement correspondre à sa « personnalité » ou à son humeur du moment.

A l’échelle des réseaux sociaux cet effet Barnum jour un rôle important. D’abord parce que chacun des gens, qu’il le veuille ou non, se construit un personnage « aimable » au travers des traces indiciaires de sa présence en ligne. Ensuite parce qu’en retour ses « amis » ont pour fonction de valider chacun de ces traits de personnalité à grands coups de commentaires et de « like ». Mais l’effet Barnum s’applique également à la nature globale des informations les plus échangées et renvoie à une autre notion qui est celle de la « kakonomie », décrite dans ce billet :

« La kakonomie est régulée par une norme sociale tacite visant à brader la qualité, une acceptation mutuelle pour un résultat médiocre satisfaisant les deux parties, aussi longtemps qu’elles continuent d’affirmer publiquement que leurs échanges revêtent en fait une forte valeur ajoutée. »

Si ce sont en effet la plupart du temps des échanges et des interactions « de bas niveau » qui rythment les timelines c’est parce que ces échanges s’appuient autant sur de « vagues descriptions des personnalités » que sur des vagues descriptions ou commentaires de contenus informationnels. Plus la conversation est « relâchée », plus le sujet est « vague » et plus les interactions sont possibles et non-clivantes. Et plus donc, ledit contenu informationnel voit mécaniquement sa représentativité, son affichage (Reach) augmenter.

r/ Effet râteau et illusion des séries

Wikipédia en donne la définition suivante :

« L’effet râteau est un biais cognitif de jugement qui consiste à exagérer la régularité du hasard. Il revient à considérer qu’une répartition aléatoire, dans le temps ou dans l’espace, doit s’étaler selon des intervalles plus réguliers qu’ils ne le sont empiriquement. Un petit échantillon amplifie l’irrégularité de la répartition. Le biais repose sur l’absence de prise en considération de l’indépendance des événements. (…) C’est cette vision déformée du hasard qui amène à penser qu’il existe une “ loi des séries ”. »

Ladite « loi des séries » renvoyant à son tour à « l’illusion des séries » définie comme suit :

« L’illusion des séries est la tendance à percevoir à tort des coïncidences dans des données au hasard. Cela est dû à la sous-estimation systématique par l’esprit humain de la variabilité des données. »

Sur les réseaux sociaux mais également dans une moindre proportion sur les moteurs de recherche, on est en permanence en train « d’exagérer la régularité du hasard » et de « sous-estimer la variabilité des données ». Et cela pour une raison simple qui est due à la loi de distribution des contenus auxquels on est en capacité d’accéder. On s’explique. Même si les chiffres varient on considère généralement que sur Facebook nous n’avons accès qu’à une infime partie des contenus réellement publiés par ses amis ou par les pages auxquelles on est abonnés, en gros entre 6% pour les estimations les plus basses et 20% pour les plus hautes. En plus de cela, le choix des informations qui composeront ce petit pourcentage de publications visibles est lui-même contrôlé par une série de déterminismes algorithmiques dont la variabilité confinerait souvent à l’aléatoire du point de vue de l’utilisateur s’il pouvait avoir à sa disposition la globalité des publications disponibles. Or il est cognitivement difficile d’accepter la nature aléatoire de ce « bain » social et informationnel supposé nous permettre de prendre en temps réel le pouls du monde et de sa sphère sociale proche. Donc on rationalise de deux manières. D’abord en ignorant ou en feignant d’ignorer qu’on ne voit qu’une toute petite partie des publications effectivement disponibles. Ensuite en considérant que ces publications visibles obéissent à une logique qui n’est pas aléatoire mais orientée en fonction de « l’importance »desdites publications.

Et on constate, par exemple, que tel ou tel ami « publie » régulièrement alors que tel autre semble plus silencieux ou moins prolixe. Alors que souvent il n’en est rien. Ce sont simplement des déterminismes algorithmiques fondés pour partie sur nos propres logiques d’interaction ou de consultation qui vont donner cette impression de régularité et de fréquence aux publications des uns au regard de l’absence de régularité ou de publications des autres.

Sur un autre plan, qui n’a jamais été frappé, à l’occasion d’un « événement » médiatique ou personnel, de voir s’agglomérer sur son mur Facebook des séries de « posts » venant amplifier la caisse de résonance dudit événement ? Par exemple, est-il vrai que la plupart de vos amis ont passé un temps très significatif à commenter et à poster des informations sur l’affaire Fillon au détriment des sujets dont ils préfèrent habituellement parler ? Peut-être cela peut-il se vérifier pour certains d’entre eux. Mais pour certains d’entre eux uniquement. Car la majorité desdits amis n’a pas beaucoup posté sur l’affaire Fillon, mais l’algorithme de Facebook a identifié d’une part que cette affaire occupait un espace médiatique très important (ça c’est pas très difficile) et il a d’autre part constaté que ces contenus vous intéressaient. Il vous a donc présenté toute une série de publications sur cette affaire en les surexposant en termes de fréquence, dont celles de vos amis. Et vous vous êtes naturellement dits que cela ne pouvait pas être une simple coïncidence alors qu’au regard de l’ensemble des publications de l’ensemble des gens qui composent votre Timeline, il s’agit bien d’une forme de coïncidence dans la répartition statistique de l’ensemble des contenus publiés par vos amis.

Il vous est également sûrement arrivé de voir « remonter » (dans l’affaire Fillon ou sur tout autre sujet) des publications dont on s’aperçoit parfois qu’elles sont anciennes voire très anciennes sur un sujet donné avec lequel elles entrent en résonance et dont l’ancienneté est « masquée » par cette résonance particulière. Et là encore vous vous êtes peut-être dit : « tiens, quelle coïncidence troublante ». Sauf que non. Point de coïncidence ici, mais un jeu algorithmique sur l’« absence de prise en considération de l’indépendance des événements ».

s/ biais de négativité

Le biais de négativité consiste à prendre davantage en compte les informations « négatives » au détriment des « positives ». Concrètement et comme cela est expliqué sur Internet Actu ce biais:

« Consiste à favoriser l’attention vers ce qui est désagréable et douloureux, et d’ignorer en conséquence tous les bons côtés d’une situation. (…) Ainsi nous avons tendance à éprouver plus d’empathie pour ceux qui souffrent que pour ceux qui vont bien. Ou nous possédons plus de termes pour définir les choses désagréables et un plus grand nombre de catégories cognitives pour décrire le malheur que le bonheur. »

Ce biais de négativité est lui aussi au coeur des logiques de viralité des réseaux sociaux comme on l’évoquait plus haut et Facebook plus que d’autres est en permanence en train de jouer sur ce délicat équilibre : d’un côté il tente de favoriser les contenus « joyeux » pour influer sur l’humeur et libérer un maximum de temps de cerveau disponible à destination des annonceurs et de son modèle d’affaire, de l’autre il sait parfaitement que la colère et l’indignation étant les sentiments qui se partagent le mieux, certains contenus tristes, révoltants, « désagréables et douloureux » mettant en oeuvre ce biais de négativité vont aussi bénéficier de logiques de viralité et d’interaction très fortes et qu’il faut donc « équilibrer » et personnaliser en permanence ces deux faces des humeurs et des personnalités. Ce qu’il fait en surexposant les chatons trop mignons et les histoires d’enfants malades ou dénutris.

Conclusion ?

Cette liste déjà pourrait être vue comme une source de découragement. Comment lutter contre l’ensemble de ces biais ? Et comment surtout imaginer que des plateformes ou des intermédiaires techniques en soient capables à l’échelle des millions de requêtes ou des milliards de profils qu’elles brassent chaque jour alors qu’il est déjà si difficile de se départir de ses propres biais à l’échelle individuelle ?

Pourtant on a plutôt envie de voir cet inventaire comme une bonne nouvelle : être capable de pointer les raisons de désespérer est déjà une bonne raison d’espérer.

Connaître ces différents biais c’est déjà être davantage capable de comprendre les enjeux qu’ils mobilisent dans telle ou telle situation. Ensuite il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de refaire ici le débat sur la bulle de filtre : il ne s’agit pas de savoir si ces biais sont de notre responsabilité ou de la responsabilité des plateformes dans, par exemple, la question de la « post-vérité » ; il ne s’agit pas non plus de leur appliquer un effet cigogne en accusant lesdites plateformes d’en être la cause.

Il s’agit d’établir une corrélation claire entre certains de ces biais cognitifs et la manière dont certaines plateformes dans certains contextes peuvent en effet contribuer, d’une part, à les instrumentaliser à des fins économiques (pour faire tourner leur régie publicitaire ou leur propre modèle d’affaire au regard des données personnelles collectées et accessibles), et d’autre part à augmenter les effets de ces biais. Une augmentation qui est le fait de la nature même des interactions sur lesquelles reposent ces plateformes davantage que celui d’une malhonnêteté fondamentale ou d’une stratégie de désinformation pensée et réfléchie ou au service de tel ou tel intérêt partisan. Ce qui ne les exonère en rien de leur responsabilité tant elles « jouent » de ces différents biais en le mettant souvent au service de leurs stratégies de persuasion technologique.

Lisez la quatrième partie de cet article

yogaesoteric
11 décembre 2019

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