La crise financière vécue et racontée de l’intérieur par un trader de Wall Street
par Satyajit Das
Satyajit Das est un financier mondialement connu, spécialiste du risque bancaire. Avec Extreme Money, il raconte avec verve et un humour glacé comment la crise a été vécue au sein de Wall Street par les traders, et pourquoi leurs réactions et leurs actions ne peuvent qu’être qualifiées de « surréalistes », surtout lorsqu’on regarde un peu en arrière…
En attente d’une reprise évasive, l’économie mondiale ressemble à l’intrigue absurde de Beckett. La crise financière mondiale a été le résultat d’une accumulation excessive de la dette, des déséquilibres commerciaux, des flux de capitaux et surtout de la financiarisation à outrance de l’économie. L’ensemble a été soutenu par des structures politiques et sociales dépendantes d’une consommation basée sur la dette et des niveaux croissants de titrisations. Depuis que ces problèmes sont devenus évidents, les politiques ont eu du mal à stabiliser l’économie et le système financier. Le physicien Niels Bohr a fait valoir que « Chaque grande et profonde difficulté porte en soi sa propre solution. Elle nous oblige à changer notre façon de penser afin de la trouver ». Malheureusement, les politiciens et les décisionnaires n’ont pas été capables, ou n’ont pas voulu changer leur cadre de référence. Les vraies solutions consistaient simplement à réduire la dette, à inverser les déséquilibres, à diminuer la financiarisation de l’économie et à obliger les financiers à changer de comportement. À court terme, ces mesures auraient entraîné une contraction économique importante, un niveau de vie plus bas et des acquis sociaux réduits. À long terme, cela aurait débarrassé le système de ses dérives insoutenables et de créer les bases pour la reprise.
Mais plutôt que de résoudre les problèmes fondamentaux, les politiques ont substitué les dépenses publiques financées par la dette d’Etat, ou par les banques centrales, et ont amplifié l’arrivée d’argent frais par la planche à billets pour stimuler la demande. Les politiciens et les universitaires utopistes ont espéré qu’une forte croissance et une hausse de l’inflation permettrait de corriger les problèmes. Mais malgré un manque flagrant de réussite, ils ont continué avec les mêmes programmes politiques. Ils avaient suivi les conseils de Samuel Beckett à la lettre : « Jamais essayé. Jamais échoué. Peu importe. Essayer encore une fois. Échouer à nouveau. Mais échouer “ mieux ” ».
Cinq ans plus tard dans la crise, les niveaux de dette des principaux pays ont augmenté. Les déséquilibres mondiaux ont légèrement diminué mais à cause de croissances économiques plus lentes. Des pays comme la Chine et l’Allemagne ont hésité à « gonfler » leurs économies, s’éloignant ainsi de leur modèle basé sur l’exportation. Et les principaux emprunteurs comme les Etats-Unis, ont refusé de réduire leurs dépenses et de mettre de l’ordre dans leurs finances publiques. L’enthousiasme pour les changements fondamentaux sur le rôle des instituts financiers s’est évanoui, en partie par crainte que la diminution de crédit amènerait avec elle une croissance économique plus faible.
Les politiciens pensent que leur cocktail de mesures peut fonctionner, et utilisent un jargon impénétrable, des mathématiques obscures et des idéologies fatiguées pour dissimuler leurs échecs et leurs limites. Il n’est pas du tout clair comment l’augmentation des emprunts du gouvernement et l’usage de la planche à billets (le politiquement correct Quantitative Easing) peuvent rétablir la santé de l’économie.
L’une des propositions a été une « chasse au trésor » où l’argent a été enterré et la population invitée à le retrouver et le dépenser. D’autres propositions comprenaient des limites de temps mises sur l’usage de l’argent qui perdrait toute sa valeur s’il n’était pas dépensé avant une date imposée. Il semble l’Argent Extrême soit devenu encore plus extrême. Les gouvernements ont montré bien peu d’empressement à révéler au public l’ampleur des problèmes économiques, le manque de solutions et le coût des éventuelles mesures correctives. Pour paraphraser Alexander Soljenitsyne, pour les politiques « le mensonge permanent [est devenu] la seule forme sûre d’existence ». Mais les citoyens normaux, un peu partout dans le monde, se sont rendus compte de la situation et savent maintenant que ce sera à eux de payer les coûts de la crise financière. Et ils craignent un marché de l’emploi en baisse, des salaires de misère et la perte de leurs économies, globalement de voir une baisse radicale de leur niveau de vie. Les plus fragiles craignent de devenir ce que le poète Rainer Maria Rilke a appelé le peuple « à qui ni le passé, ni l’avenir n’appartiennent ».
Le risque de pannes économiques, sociales, politiques et internationales rappelant les années 1920 et 30 est réel. Un déficit de démocratie est désormais aussi grave que les déficits budgétaires et commerciaux. De précieux capitaux politiques et économiques ont été gaspillés. L’inadéquation des solutions politiques avec des effets secondaires toxiques sont toujours poursuivies, ce qui diminue les chances d’une reprise.
Chesterton a écrit « Ce n’est pas qu’ils ne peuvent pas voir la solution, en fait c’est qu’ils ne peuvent voir le problème ». Au début de la crise, le choix a toujours été « la douleur maintenant » ou « une agonie prolongée plus tard ». Maintenant, face à problèmes économiques écrasants, ainsi que des questions d’environnement et de la rareté des ressources, les politiques ne peuvent plus rien offrir hormis de petits soins palliatifs.
Dans le roman Le soleil se lève aussi de Hemingway, un personnage, à qui on a demandé comment il avait fait faillite, répond : « De deux façons : petit à petit, puis d’un seul coup ». C’est une description précise de la trajectoire économique actuelle. En attente d’une reprise qui ne vient jamais, comme Vladimir et Estragon attendant Godot, les politiques détournent les actions et les délibérations « pour maintenir à distance le silence terrible ». Au mieux, l’économie mondiale vivra une période prolongée de stagnation. Le dictateur espagnol Franco avait un jour expliqué qu’il y a des problèmes qui se règlent avec le temps et d’autres que le temps ne guérit pas. Seul le temps nous dira face à quel type de problèmes nous nous trouvons.
yogaesoteric
11 janvier 2020