Alfie Evans, tragédie humaine
En français, cela donne à peu près ceci : « Mon gladiateur a déposé son bouclier et a gagné ses ailes (…). Le cœur complètement brisé ». La tristesse du père de l’enfant.
Comme beaucoup de monde, on a été très ému par la mort du petit garçon Alfie Evans lorsqu’on l’a apprise le 28 avril 2018 dans la matinée. La mort remontait à 2 heures 30 du matin. Cela faisait plusieurs mois qu’on suivait le combat malheureux de ses parents pour qu’ils puissent avoir le droit de le faire soigner. Son père Tom était même allé le 18 avril 2018 à Rome pour y rencontrer le pape François au cours d’une audience d’une vingtaine de minutes. Le pape lui avait alors adressé un soutien chaleureux. La République italienne avait honoré Alfie Evans le 23 avril 2018 en lui attribuant la nationalité italienne pour faciliter les démarches administratives.
Peine perdue. La Haute Cour de Londres a donné raison le 25 avril 2018 à l’hôpital où était soigné Alfie (à Liverpool) et sa mort fut provoquée par l’arrêt des traitements. Il était sous respirateur artificiel et sous alimentation et hydratation artificielles. Si vous ne buvez plus et que vous ne mangez plus, il n’y a pas beaucoup d’incertitude sur l’issue à court terme. Si vous ne respirez plus non plus, à cela près que même sans ventilation provoquée, Alfie Evans est parvenu à respirer tout seul ! Il a mis cinq jours avant de mourir (les traitements ont été arrêtés le 23 avril 2018). Il n’est donc pas mort de ne pas avoir pu respirer, malgré l’absence de ventilation artificielle.
Pourtant, un hôpital italien à Rome, le Ospedale Pediatrico Bambino Gesu (l’hôpital pédiatrique de l’enfant Jésus), avait annoncé qu’il était prêt à accueillir et à soigner le mieux possible Alfie et s’était même engagé à le faire à ses propres frais. Donc, il n’y avait pas d’obstacle financier ni d’obstacle médical pour permettre à Alfie d’avoir la meilleure vie courte possible avec son état de santé.
Alfie Evans était un bébé né le 9 mai 2016 (il aurait eu 2 ans) qui était atteint d’une maladie neurodégénérative. Inutile de dire que son espérance de vie était probablement courte. Il était aimé de ses parents qui cherchaient à le soigner le mieux possible. Ce bébé ne souffrait pas. Ses médecins britanniques ont cependant considéré qu’il était incapable de vivre.
En Grande-Bretagne, c’est la deuxième mort de bébé en moins d’un an, où sont mêlées justice et médecine. Le 28 juillet 2017 est mort Charlie Gard, quelques jours avant son douzième mois (4 août), malgré la demande de transfert de ses parents vers un hôpital de New York. Comme pour Alfie, cela avait provoqué une forte réaction médiatique, notamment un article de Lindsey Bever du Washington Post le 28 juillet 2017. Donald Trump avait alors exprimé sa compassion. Mais sa situation était un peu différente de celle d’Alfie. Restons avec Alfie.
Les gens sont choqués car les faits sont scandaleux
La mort d’Alfie est un multiple scandale. Il faut néanmoins éviter de faire trop de confusions. Le sujet touche trop à l’intime pour que chacun ne puisse pas réagir autrement que selon ses propres expériences et sa propre émotion.
Le multiple scandale, c’est la décision de deux grandes institutions britanniques, l’hôpital et la justice. Les parents ont placé leur enfant dans cet hôpital. Ils lui ont donc fait confiance. Ils auraient pu choisir un autre hôpital. D’ailleurs, c’était justement ce qu’ils voulaient faire depuis plusieurs mois, le transférer dans un hôpital italien qui était prêt, on le répète et on insiste, à financer les coûts du transfert, le séjour et les soins.
Mais l’hôpital britannique a demandé à la justice l’autorisation d’arrêter les traitements sur Alfie en faisant un recours le 19 décembre 2017 à la Haute Cour de justice de Londres, pour être déchargé de toute responsabilité par la suite. Ce qui est scandaleux, c’est que la justice l’a autorisé. Et l’hôpital l’a fait. Fait quoi ? Laisser mourir (pas tuer, soyons précis). D’où le décès. En quelques sortes, la peine de mort a été appliquée passivement sur Alfie Evans.
Ce qui est révoltant, c’est que les parents ont toujours refusé cette solution. Il n’y a donc pas d’accord du patient ou de ses représentants. C’est donc une décision hors champ, hors contrôle. C’est un pouvoir discrétionnaire des médecins. Ce qui est révoltant, c’est que l’enfant, dans tous les cas, même en bonne santé, ne peut pas vivre seul, sans aide, sans ses parents. Ce qui est révoltant, c’est que les parents avaient trouvé une solution « alternative » et qu’ils n’ont pas eu la possibilité de la mettre en pratique : où est leur liberté ?
Pire. L’hôpital a appelé la police pour bloquer toutes les issues afin d’empêcher une opération de force en cas de tentative d’enlèvement du bébé. Pourtant, les parents d’Alfie avaient juridiquement le droit de faire sortir leur enfant et le faire soigner dans un autre établissement (voir lettre ci-dessous). Le père avait signé une décharge pour enlever toute responsabilité de l’hôpital en cas de problème lors du transfert et les services sociaux avaient a posteriori fait une demande d’ordonnance de protection, ce qui démontrait qu’ils ne pouvaient juridiquement pas empêcher ce transfert sans cette ordonnance.
Ce que n’est pas cette « affaire »
Dans les réactions très émues, le débat sur l’euthanasie a resurgi. C’est une erreur. Cette histoire n’est pas une histoire d’euthanasie. L’hôpital n’a pas fait d’injection létale sur le bébé, il l’a « simplement » laissé mourir en arrêtant les traitements. Cela signifie qu’il n’y avait pas besoin d’une légalisation de l’euthanasie pour que cet acte survînt. C’est important de le signaler. Tout au plus, on pourra parler d’euthanasie passive, mais cela ne signifie pas grand-chose. L’arrêt de traitements de maintien en vie, même si c’est plus long sémantiquement, est plus pertinent pour caractériser cette situation. C’est important d’être précis pour ce genre de sujet très sensible.
Ce n’est pas non plus le sujet de la fin de vie : Alfie Evans n’était pas en fin de vie, n’était pas une personne très âgée, n’était pas au stade terminal d’une maladie incurable. Il était simplement dans une situation de lourd handicap.
À ce sujet, laissons parler Aude Mirkovic, maître de conférence en droit privé et spécialiste de bioéthique, qui était interviewée par Atlantico ce 30 avril 2018 : « Personne ne veut l’acharnement thérapeutique et il est acquis que, lorsque des traitements sont devenus inutiles, disproportionnés, et n’ont d’autre effet que de maintenir artificiellement quelqu’un en vie, ils n’ont pas de sens et qu’il vaut lieux laisser la mort faire son œuvre (…). Le problème est que certaines sociétés aujourd’hui, c’est le cas de la France et visiblement également de l’Angleterre, assimilent des personnes lourdement handicapées à des personnes en fin de vie, ce qu’elles ne sont pas. (…) Dans le cas de ces patients dépendants pour vivre, l’arrêt des traitements signifie qu’ils vont mourir, non pas de leur maladie ou de vieillesse, mais de faim ou de soif selon les cas. Lorsque les médecins ont débranché la respiration artificielle d’Alfie, il s’est mis à respirer tout seul, il était bien vivant. ».
L’abjection des défenseurs d’une société eugénique
Certains, sans cœur visiblement, ont trouvé normal de laisser mourir Alfie Evans. Ils sont heureusement une minorité si l’on en juge par la consternation des réactions. Prenons quelques-uns de leurs « arguments » (même s’il n’y a pas d’arguments qui tiennent pour l’amour d’un enfant).
1. La compassion et la dignité
Ceux qui, pour justifier la décision injustifiable de l’hôpital, évoquent la « compassion » et la « dignité » défendent des arguments particulièrement abjects. La compassion ne peut pas être synonyme de mort. La dignité humaine, c’est justement celle AUSSI des plus fragiles, des plus vulnérables. Il n’y a AUCUNE vie humaine indigne d’être vécue. Celui qui pense le contraire n’a, à l’évidence, pas les mêmes valeurs que les miennes et que, on l’espère, la plupart des contemporains.
Car dès lors qu’on considère qu’une vie humaine n’est pas digne d’être vécue, on aboutit nécessairement à une société eugénique, c’est-à-dire qui sélectionnerait, selon des critères qu’on croirait rationnels alors qu’ils seraient totalement arbitraires, qui est digne et qui est indigne de vivre. Pas la peine d’aller trop loin dans l’histoire du monde pour voir une correspondance avec l’idéologie nazie : Juifs, personnes en situation de handicap, tziganes, etc. Eux ne valaient pas le coup de vivre. Il fallait les supprimer. Une fois « l’épuration » achevée, jusqu’où seraient-ils allés ? Si on remonte plus loin, on peut imaginer la Terreur sous Robespierre où l’élimination était plus politique qu’idéologique ou médicale, mais cela procédait à la même folie de sélection et d’élimination.
Cela fait penser au film de Wes Anderson, « L’Île aux chiens » (sorti le 23 mars 2018), où la sélection est médico-spéciste. Cela fait penser aussi au film d’Andrew Niccol, « Bienvenue à Gattaca » (sorti le 24 octobre 1997), où la société sépare la population en « valides » (les génétiquement parfaits, par PMA) et en « invalides » (les conçus par la voie naturelle, forcément génétiquement imparfaits). C’est la raison pour laquelle le professeur Jacques Testart (qui n’a rien d’un catholique, rappelons que l’éthique n’est pas réservée aux seules religions et que, fort heureusement, d’autres ont, eux aussi, le souci des plus fragiles) s’est toujours opposé au diagnostic prénatal qui permet de sélectionner les fœtus qui ont le droit de vivre des autres, dont on aurait détecté une anomalie (plus ou moins grave, la frontière ne peut être qu’arbitraire).
C’est important aussi de rappeler que le handicap est la seule possibilité de l’évolution au sens darwinien du terme. Le handicap est d’abord une erreur de la nature, une « anormalité ». S’il y a beaucoup de handicaps qui mettent les êtres ou l’espèce « dans les choux », d’autres permettent au contraire de mieux s’adapter à son environnement et à son mode de vie. Or, avec les changements climatiques, cela sera de toute façon nécessaire. Le handicap est une diversité extrême. Et c’est la diversité qui enrichit une espèce, une population (il suffit de voir les familles royales dont sont issues des personnes avec très peu de sang diversifié).
2. Les gros sous
Mais ceux qui, dans le débat, évoquent le coût des soins sont encore pires dans l’abjection. Le raisonnement comptable aboutirait aux mêmes dérives eugéniques que précédemment, mais avec une considération économique. Il est là l’ultralibéralisme et nullement ailleurs : est-ce que cela vaut le coût (et le coup) qu’on le soigne ? Si l’on sait qu’il ne produira jamais de sa vie, que sa vie sera de toute façon courte, alors pas la peine de miser sur le patient parce qu’il n’y aura pas de retour sur investissement. Quelle horreur.
3. La situation inconfortable des proches
Que dire que ceux qui évoquent la situation psychologique des personnes qui accompagnent le patient ? Bien sûr que la vie des aidants est difficile, stressante, épuisante (la moitié des aidants meurt avant la personne dépendante qu’ils accompagnent, c’est une statistique terrible). Mais faut-il pour autant les prendre en compte dans la détermination des soins du patient ? Un peu comme on décide des rythmes scolaires en fonction des parents d’élèves, des professionnels du tourisme et des enseignants, et pas des élèves eux-mêmes ?
Les décisions médicales ne doivent être prises que pour le « bien » (plus ou moins compris) du patient, jamais pour celui de ses proches. Imaginons les dérives avec l’héritage pour les enfants, l’envie d’une nouvelle vie conjugale pour le conjoint, etc.
Prendre cet argument, c’est nier aussi que la plupart des aidants aiment la personne qu’ils accompagnent (sinon, d’ailleurs, ils n’auraient pas la force de l’accompagner), et surtout, qu’ils l’aiment comme elle est, avec sa faiblesses avec son état, et que ce n’est pas cet état qui est un frein à l’amour, au contraire, il serait plutôt susceptible d’appeler à plus d’amour, pas seulement de la « compassion ».
4. La liberté
Enfin, ceux qui évoquent la liberté pour demander le droit de tuer une vie indigne et pas rentable, alors là, c’est le summum de l’abjection. Les parents d’Alfie ont-ils eu la possibilité d’être libres de choisir ?
Alors, comment pourront être libres ceux qui ne peuvent même pas s’exprimer, ceux qui n’auront pas de défenseur ni de protecteur comme ces parents courageux ? On n’ose l’imaginer. Fausse liberté et vraie contrainte. Cela explique pourquoi beaucoup de personnes âgées belges ou néerlandaises habitant près de la frontière allemande décident de déménager de l’autre côté de la frontière, ils ont trop peur que leurs enfants les aident un peu trop à demander d’en finir… La liberté a bon dos.
Comparaison avec la situation de Vincent Lambert
Une fois dit cela, parlons de Vincent Lambert. En France, on évoque souvent la similitude de la situation de Vincent Lambert. C’est vrai et faux en même temps.
Leur situation est comparable en ce sens qu’ils n’étaient, ne sont pas en fin de vie mais en situation de très lourd handicap. Aucun des deux n’était ou n’est capable d’exprimer son souhait, sa volonté, par absence de conscience (et plus encore pour un bébé qui n’aurait pas pu s’exprimer clairement même en bonne santé). Les deux ne souffraient ou ne souffrent pas et donc, leur survie n’était pas faite en contrepartie d’une souffrance insoutenable (ce qui aurait été blâmable, évidemment). Les parents des deux ont dû ou doivent batailler avec la justice pour avoir le droit de soigner leur enfant. Dans les deux situations, l’hôpital veut arrêter la vie du patient et surtout, refuse son transfert vers un établissement spécialisé plus adapté à leur état. Et dans les deux cas, l’hôpital a bouclé les issues pour empêcher l’enlèvement forcé du patient. Où est la démocratie ?
Néanmoins, il y a trois différences.
La première, sur le plan de l’état de santé, Vincent Lambert est dans un « meilleur » état qu’Alfie Evans dans la mesure où son état n’est pas évolutif (alors que pour Alfie, on ne pouvait s’attendre qu’à une évolution qui aurait fait empirer son état), et surtout, qu’il n’a pas besoin de respirateur artificiel : Vincent n’est pas débranchable, puisqu’il n’est pas branché ! De plus, on a déjà réussi à « réveiller » une personne proche de son état de santé. Encore faut-il le soigner convenablement.
Or, la tragique fin d’Alfie Evans, qui a tant ému, pourrait avoir une conséquence « positive » : celle d’ouvrir les yeux à ceux qui parlent de « compassion » et de « dignité » à tort et de travers. Si cette fin est si scandaleuse, celle de Vincent le serait encore beaucoup plus, puisque l’état de Vincent Lambert justifierait encore moins un arrêt des traitements.
La deuxième différence, elle est judiciaire : à chaque fois qu’il y a eu une procédure judiciaire, un recours, etc., la procédure d’arrêt de soins a été suspendue, ce qui a permis à Vincent Lambert de continuer à vivre. Alfie Evans n’a pas eu la même chance. Enfin, la troisième différence, c’est l’unité de la famille pour Alfie Evans et la division de la famille pour Vincent Lambert.
Soigner les plus vulnérables
C’est l’un des premiers objectifs d’un État, celui de protéger les plus fragiles et de faire jouer la solidarité entre ses citoyens, solidarité financière mais aussi sociale.
Cette protection a d’ailleurs aussi une conséquence essentielle : celle de faire progresser la médecine. Si l’on devait laisser mourir tous patients atteints d’une des maladies incurables, il n’y aurait aucun espoir de rendre guérissables ces maladies. Or, c’est justement là le miracle de la recherche scientifique, celui de réussir à guérir certaines maladies, même si, parallèlement, de nouvelles maladies se développent. Renoncer, rester dans une sorte de fatalisme de la nature, n’a rien d’humain, n’a rien de logique non plus. Il conduit tout droit à la disparition de l’espèce humaine, faute de trouver de nouveaux moyens pour se protéger des prochaines maladies.
On termine par cette réflexion d’Aude Mirkovic : « Laisser mourir une personne en fin de vie, c’est le refus de l’acharnement thérapeutique. Laisser mourir un patient dépendant, c’est très différent. (…) La société s’est donc émue à juste titre. Saura-t-elle en tirer des conclusions constructives ? C’est à espérer. Il est inutile (…) d’en rester à la consternation. C’est le moment de s’interroger sur la place que nous voulons bien donner au handicap, aux plus faibles, et plus généralement, sur le sens et la dignité de toute vie humaine. (…) Avec [Alfie], les gens réalisent que l’abandon de certaines vies considérées comme ne méritant pas d’être vécues conduit à une impasse et, surtout, à une société inhumaine. » (Atlantico, le 30 avril 2018).
Espérons que cette tragique issue puisse réveiller les consciences !
yogaesoteric
6 novembre 2018
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