Bienvenue dans l’ère des hyper-narcissiques

 

Par Claire Chartier, avec Youness Bousenna


Moi, moi, moi… Des politiques aux « people », l’égocentrisme ne connaît plus de limites. Alors que dans une société en panne de valeurs collectives, selfies et réseaux sociaux tendent un miroir parfois obsessionnel à tout un chacun. Du ludique au pathologique, enquête sur les effets -et les excès- d’un nombrilisme décomplexé.

Par son impudence et son incroyable toupet, il a fait rire – jaune – les Français ; nettement moins ses collègues du gouvernement. Un numéro, ce Thomas Thévenoud, qui ne payait ni ses impôts ni ses factures d’électricité, pas plus que ses loyers parisiens, le tout au nom d’une prétendue « phobie administrative ». Du haut de son Olympe, le grand homme n’avait pas songé que ces quelques libertés prises avec la loi constitueraient un obstacle à l’exercice de sa fonction de secrétaire d’Etat au Commerce extérieur. Dix jours plus tard, Thomas Thévenoud était viré.

« Le narcissisme est un ensemble de traits de personnalité dominés par la conviction de son propre mérite et de sa supériorité, associée à la conviction que l’on n’a pas à suivre les mêmes règles et contraintes que les autres », détaille le psychiatre Christophe André.

A sa décharge, en politique, Thomas Thévenoud n’est pas le seul à nourrir la chronique des hypernarcissiques patentés. Valérie Trierweiler imposant son râle de femme blessée à la France entière – et tant pis si le président, déjà sonné, a vu, du coup, trente-six chandelles ; Arnaud Montebourg le « rebelle », flirtant, à la Une d’un hebdo populaire, avec son ex-copine du Conseil des ministres Aurélie Filippetti, au lendemain de son éviction sous les sunlights…

Serait-ce cela, le visage de la classe politique française : une farandole d’ego boursouflés qui éloignent un peu plus les Français de leurs élus ? « La politique a toujours été un terrain de prédilection pour les grands narcissiques, relève le journaliste Alain Duhamel (1). La nouveauté, c’est la confluence entre les réseaux sociaux, l’info en continu et la pipolisation des responsables politiques. Chez ceux qui jouent totalement le jeu, le narcissisme est parfaitement assumé, et devient même une stratégie de conquête du pouvoir. »

Inutile, donc, de jeter la pierre à nos dirigeants : ils vivent avec leur temps. Celui du « moi je » et du narcissisme à gogo. Plus qu’une tendance, une « épidémie » aux effets parfois ravageurs sur les individus, constate le psychiatre Laurent Schmitt, auteur d’un livre passionnant Le Bal des ego (Odile Jacob).

La frénésie du selfie

Dès les années 1970, le sociologue américain Christopher Lasch dénonçait dans un essai magistral, La Culture du narcissisme (Climats), l’« invasion de la société par le moi ». Le constat a, depuis, été amplement confirmé, et pas seulement aux Etats-Unis. Du butor s’engouffrant dans le wagon du métro sans laisser descendre les passagers, à « M. ou Mme Je-Sais-Tout » plastronnant dans les médias – pour ceux qui rangeraient Christophe Barbier, le directeur de la rédaction de L’Express dans cette dernière catégorie, sachez qu’il nie tout – les petits et grands narcisses prolifèrent. Sacrifiant d’un même élan à la culture moderne de l’image, dont les fameux selfies offrent le plus spectaculaire échantillon.

Les présidents, le pape, les ados, les touristes, les amoureux, vous… Tout le monde succombe à l’hystérie du moment véhiculée par les smartphones, dont certains comportent même un grand-angle ad hoc. Certains accros enquillent jusqu’à 200 clichés par jour, tel ce Britannique de 19 ans, soigné pour addiction. Chez les adolescents en quête d’identité, la frénésie n’a pas que des défauts. 

Témoin Hugo Cornellier, un jeune Québécois, contacté par L’Express. Le jeune homme s’est photographié chaque jour entre l’âge de 12 et de 19 ans, puis a rassemblé ses autoportraits dans une vidéo postée sur YouTube, visionnée par 5 millions d’internautes. Pourquoi tant d’efforts ? « Je voulais voir les changements physiques de mon corps. »

Aux origines de l’affirmation du je

Restons calmes : le moi a cessé d’être haïssable bien avant l’invention du selfie. L’affirmation du je est même une très vieille histoire en Occident. Disons, pour rester bref, qu’elle puise sa source dans la Renaissance, se déploie avec les romantiques et s’exacerbe depuis les années 1970 dans la revendication d’« être soi », alors même que s’épuisaient les grands combats collectifs portés par les idéologies. 

Dans une société au présent funèbre et au futur à peine plus prometteur, il n’est pas non plus surprenant de se replier sur sa personne pour souffler un peu. De nos jours, le développement est « personnel », comme le martèlent les innombrables livres publiés chaque année dans ce domaine, et dont le succès ne tarit pas – le chiffre d’affaires du secteur a augmenté de 23,1% l’an dernier, d’après le cabinet d’études de marché GfK.

La télé qui se pique de « réalité » fait toujours autant fantasmer, des petites sœurs de Nabilla à l’agriculteur esseulé de la Beauce. « Le défi, c’est de montrer que je peux réussir, raconte Elies, un jeune cuisinier candidat au casting de Secret Story. Et réussir, c’est être séducteur. » Certains font d’ailleurs du jeu de l’ego tout un art. Pour fêter la rentrée littéraire, Frédéric Beigbeder a ainsi fait poser un mannequin avec son dernier roman à la Une du magazine Lui… qu’il dirige. 

Même des initiatives a priori généreuses – comme celle de l’Ice Bucket Challenge (défi du seau d’eau glacée), lancée l’été 2014 – virent à l’exercice nombriliste. Que retiendra le grand public de cette série de douches médiatiques à la Laurel et Hardy ? Des clichés de stars aux cheveux dégoulinants – Bill Gates, Eva Longoria, Johnny Hallyday… En revanche, il n’est pas sûr que beaucoup se rappellent le motif de la campagne : récolter des fonds pour la recherche sur la maladie de Charcot.

S’exprimer même quand on n’a rien à dire

« Le narcissique de notre temps est tout sauf fermé sur lui-même et sur son désir, analyse le philosophe Yves Michaud dans son dernier ouvrage, Narcisse et ses avatars (Grasset). Il veut au contraire qu’on l’admire et qu’on l’aime, et ne peut se passer du désir d’autrui. » Ô merveille : c’est exactement le miroir que lui tendent les réseaux sociaux depuis les années 2000.

En plaçant l’individu au coeur du système, le Web social, Facebook en tête, a largement contribué à faire passer l’égocentrisme contemporain du stade de l’affection bénigne à la maladie contagieuse, notamment chez les ados. « Regarde dans quel coin paradisiaque je passe mes vacances, dans quelle fiesta démente j’étais samedi soir, avec quel super beau gosse je me tortille sur le dance floor… »

« Dans Facebook, vous observez les autres à partir de votre profil ; on est donc dans un soi englobant, à travers lequel les représentations d’autrui sont fragmentées, comme si elles participaient, elles aussi, de l’image de soi », décrypte Fanny Georges, maître de conférences en sciences de la communication à l’université Paris III. Toi, toi, mon moi, fredonnerait Elli Medeiros… 

Mieux : les réseaux sociaux constituent un moyen de s’exprimer y compris lorsqu’on n’a pas grand-chose à dire : un mot d’humeur, une photo postée, un « j’aime bof » sur un site de musique, et le tour est joué. Le réseau va jusqu’à parler de vous… sans vous, grâce, entre autres gadgets numériques, à la géolocalisation, qui indique aux membres de votre réseau quels endroits vous avez fréquentés dans la journée.

Subjectivité versus globalisation

Jamais, dans l’histoire de l’humanité, l’individu n’avait trouvé le moyen de faire sa pub à si peu de frais… Ainsi a-t-on vu surgir sur le Web une armée de narcisses décomplexés et pas forcément antipathiques, faisant de l’autopromotion – du « personal branding » dans le jargon – le ressort principal de leur activité. Grégory Pouy, ex-marketeur, a lancé son cabinet de conseil numérique dans le sillage de son blog consacré à la stratégie des médias sociaux.

Dans l’un de ses posts, il s’épanche : « Je suis de moins en moins régulier sur ce blog et je me pose des questions sur ma volonté réelle de continuer mais je crois que oui finalement […]. C’est vrai aussi qu’en ce moment je prends plus de temps pour moi, pour lire […], cela est un peu antinomique avec le fait d’écrire sur le marketing mais l’essentiel, je crois, est que je me nourrisse… »

Le jeune homme a été épinglé par le site parodique Personal Branling – on saisit le jeu de mots – qui tacle ceux qui se la racontent sur le Web, du quidam fier de lâcher 1 euro au SDF du métro à la twitteuse ramenarde dont le commentaire est passé en incrustation à la télé. Vexé ? « Pas du tout, puisque mon métier consiste à faire ma promo personnelle, répond-il. Ce n’est pas de l’égocentrisme, c’est une stratégie. » Il n’y a pas que les politiques…

La démarche a sa logique. Dans ce monde ultramondialisé, où tout – les êtres, les choses, les idées – subit la dure loi de la concurrence, il est tentant de voir dans la singularité et la subjectivité à outrance la meilleure voie de salut. Là réside sans doute le principal moteur du narcissisme actuel. Au temps d’avant la globalisation et la mobilité sociale, l’individu se lovait dans le métier et les relations amoureuses dictés par son milieu. Désormais, il a le choix, certes, mais, confronté en permanence à la réussite des autres – avec lesquels il se trouve de facto placé en compétition –, il doit aussi apprendre à se hausser du col, dans sa vie sentimentale comme au boulot, en une sorte de lutte darwinienne pour la survie.

Les « doudous » de l’ego

Pour tenir, il lui reste les « doudous » de l’ego : la bouteille de Coca avec son prénom, le rouge à lèvres personnalisé… « Cette dernière décennie, le marketing de l’ego s’est substitué au marketing de la tribu, à l’oeuvre dans les années 1980 et 1990, qui reposait sur le partage de valeurs collectives, du genre campagne Benetton », observe Laurent Rignault, fondateur de l’agence de conseil Expert Is Me.

Derniers nés sur le créneau, les objets connectés renvoient le narcisse à lui-même dans un mouvement circulaire frôlant l’obsessionnel : telles chaussures comptabilisent le nombre de pas effectués, tel bracelet évalue la qualité du sommeil, etc. On mesure ses performances, comme on mesure sa popularité à coups de « like » et d’« amis » sur Facebook. Cette « Bourse globale du moi », pour reprendre l’expression du psychanalyste et essayiste Carlo Strenger (2) répond à une « peur de l’insignifiance » que l’on croit apaiser par toujours plus de réussite.

« Mais c’est un leurre, ajoute Carlo Strenger, puisque la compétition permanente rend le succès précaire et qu’il faut se maintenir constamment sur la brèche ! » Ces hypernarcissiques sont ainsi plus fragiles qu’on ne le croit, « masquant une vraie faille de fond sur le plan du respect de l’autre et de l’éthique, renchérit la psychanalyste Marie-Laure Colonna (3), faille dans laquelle les sentiments sont remplacés par les passions et/ou la surconsommation ».

Note :
(1) Une histoire personnelle de la Ve République (Plon).
(2) La Peur de l’insignifiance nous rend fous (Belfond).
(3) Les Facettes de l’âme (Dauphin).

 

yogaesoteric
25 janvier 2019

Leave A Reply

Your email address will not be published.

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

This website uses cookies to improve your experience. We'll assume you're ok with this, but you can opt-out if you wish. Accept Read More