Comment le Pentagone dicte les scénarios d’Hollywood (2)
Un nouveau documentaire révèle comment les publics occidentaux sont amadoués par le militarisme agressif d’envergure mondiale des États-Unis grâce à l’influence du département de la Défense sur des milliers de films et de programmes télévisés américains.
Lisez la première partie de cet article
Un fiasco militaire
Le Pentagone est particulièrement sensible à la représentation de l’armée américaine depuis le fiasco de 1993, au cours duquel un de ses hélicoptères a été abattu à Mogadiscio. Ce fait a donné lieu à de longs échanges de tirs qui ont tué plus d’une dizaine de soldats américains et des centaines de Somaliens.
L’année suivante, le département de la Défense a insisté pour que des révisions majeures soient apportées au film Danger immédiat avec Harrison Ford – notamment dans une scène où une milice colombienne surclasse les forces spéciales américaines. Comme le montrent des documents découverts par Theaters of War, les responsables américains étaient préoccupés par le fait que les événements de Mogadiscio avaient rendu l’armée américaine « ridicule » et refusaient de « coopérer à un film qui [reproduisait] la même chose » dans une autre zone de combat. Ils ont exigé que des changements soient apportés au film afin qu’il « [leur] fasse davantage de “publicité” ».
Lorsqu’en 2001, Hollywood s’est intéressé au livre Black Hawk Down – portant spécifiquement sur l’incident de Mogadiscio – pour produire La Chute du faucon noir, le Pentagone a insisté pour que le scénario soit modifié en profondeur, défigurant ainsi l’histoire. Huit ans seulement après les événements réels décrits, le ministère de la Défense avait transformé une histoire illustrant sa propre incompétence en un récit typiquement américain de bravoure militaire face à une adversité redoutable et à un ennemi sauvage et sans visage.
Une entreprise de tromperie similaire a été menée avec Argo (2012), un film sur la crise des otages de 1979 en Iran. En réalité, selon Theaters of War, c’est la CIA qui a vendu l’histoire à Hollywood cinq ans plus tôt en la plaçant dans la section de son site web consacrée aux « inspirations pour de futurs scénarios ». Le récit était tout particulièrement attrayant pour la CIA, puisqu’il se focalisait sur son seul succès après la révolution iranienne. L’agence avait fait sortir clandestinement de Téhéran une poignée d’otages américains en faisant croire qu’il s’agissait d’une équipe de tournage canadienne en visite.
Des documents censurés présentés par Theaters of War montrent que le bureau des relations publiques de la CIA a examiné de multiples versions du scénario d’Argo avant de finalement donner son accord : « C’est une belle réussite pour l’agence. »
Cette issue est permise par ce qu’Argo occulte : la longue ingérence de la CIA en Iran, y compris le renversement du gouvernement élu qu’elle a orchestré en 1953 pour installer un pantin des États-Unis, ce qui a fini par provoquer la révolution de 1979 ; les échecs en matière de renseignement de la CIA, qui n’a pas vu arriver la révolution ; mais aussi le fait que les six otages libérés par la CIA aient été éclipsés par les 52 autres qui ont passé plus d’un an emprisonnés à Téhéran. L’histoire des crimes et de l’incompétence flagrante de la CIA en Iran a été réinventée et transformée en un récit de rédemption.
La CIA a réussi un coup de pub similaire la même année avec Zero Dark Thirty, après que l’administration Obama a perdu la bataille pour dissimuler son recours systématique à la torture en Irak et ailleurs.
Les réalisateurs ont dû reconnaître que la CIA avait recours au waterboarding, une technique de torture qui était alors connue du public, mais sous la pression, ils ont accepté de dissimuler un fait moins connu : l’utilisation de chiens pour torturer des détenus.
Néanmoins, le waterboarding a été faussement présenté comme un outil vital dans la lutte de la CIA pour obtenir des informations nécessaires à la sécurité des Américains, ainsi que pour la traque et l’élimination de l’auteur des attentats terroristes du 11 septembre, Oussama ben Laden. Cette déformation de l’histoire était telle que même l’homme politique de droite John McCain, héros de guerre décoré, a dénoncé publiquement le film.
Placements de produits
Le Pentagone a une telle emprise sur Hollywood qu’il a même réussi à détourner le message pacifiste inhérent à un classique des films de monstres, Godzilla.
Dans les années 1950, il s’agissait d’une allégorie des horreurs déclenchées par les bombes nucléaires américaines larguées sur le Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais dans la version de 2014, l’ingérence du département de la Défense a entraîné la suppression de la référence à Hiroshima et l’introduction d’une dynamique émanant de la guerre froide : un sous-marin nucléaire russe perdu déclenche une confrontation avec Godzilla.
Chose encore plus étonnante, les versions sorties en 2014 et 2019 inversent complètement l’histoire. Les armes nucléaires deviennent le salut de l’humanité plutôt qu’une menace, la seule façon possible de détruire Godzilla. La prolifération nucléaire sponsorisée par le Pentagone n’est plus un problème. Dans Godzilla, elle est indissociable de la survie de l’humanité.
Theaters of War présente également l’argument plausible selon lequel le Pentagone a joué un rôle important dans l’évolution d’Hollywood vers la science-fiction et le fantastique.
Les mondes imaginaires de l’univers Marvel offrent par exemple une vitrine immaculée permettant de démontrer à quel point les armes les plus clinquantes du Pentagone sont nécessaires face à des ennemis implacables d’un autre monde. Hollywood et le Pentagone peuvent balayer les préoccupations du monde réel, comme la valeur de la vie humaine, les motivations commerciales à l’origine des guerres et les échecs des planificateurs militaires sur le champ de bataille.
C’est pourquoi le Pentagone insiste régulièrement sur les réécritures de placement de produits, comme Hulk qui chevauche un F-22 dans le film Hulk (2003), Superman qui vole à côté d’un F-35 dans Man of Steel (2013), ou la glorification d’un véhicule blindé Ripsaw dans le huitième volet de la franchise Fast and Furious (2017).
Des dividendes
Theaters of War conclut que la promotion du militarisme américain rapporte des dividendes. Cela s’accompagne de budgets plus importants pour le Pentagone et ses sous-traitants, d’un plus grand prestige, d’une surveillance réduite, de davantage de guerres inutiles et de profits.
Donald Baruch, l’assistant spécial du Pentagone pour les médias audiovisuels, a souligné que le gouvernement américain « ne pourrait pas acheter le genre de publicité que les films [leur] offrent ». En lavant l’image de l’armée américaine, Hollywood encourage non seulement les publics occidentaux, mais aussi le Pentagone lui-même, à croire à son battage médiatique. L’armée américaine a ainsi davantage confiance en ses pouvoirs, moins conscience de ses vulnérabilités et plus envie de faire la guerre, même pour le plus infime des prétextes.
Les défis représentés par des ennemis surhumains dotés de pouvoirs surhumains forment le moyen idéal de normaliser des dépenses militaires extravagantes et énormes
Avec l’approbation d’Hollywood, le Pentagone peut également définir qui sont les méchants. Dans Top Gun : Maverick, c’est un Iran à peine déguisé qui tente de développer une bombe nucléaire secrète. La Russie, la Chine et des États arabes génériques sont d’autres méchants modèles.
La déshumanisation constante des ennemis officiels et le mépris de leurs préoccupations permettent au Pentagone de rationaliser plus facilement des guerres qui ne manqueront pas de livrer leur lot de morts et de déplacés, ou d’imposer des sanctions synonymes de souffrances pour des sociétés entières.
Cette culture tout feu tout flamme explique en partie pourquoi il n’y a pas eu de débat public sur les conséquences du déversement par les États-Unis de milliards de dollars d’armes en Ukraine pour mener une guerre par procuration contre la Russie, malgré le risque d’une conflagration nucléaire.
Comme l’affirme de manière convaincante Theaters of War, l’influence secrète du Pentagone sur la culture populaire peut jouer un rôle décisif dans la recherche de soutien pour des guerres clivantes, comme l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Elle peut s’avérer déterminante quant à l’approbation ou au rejet du public.
Une étude de cas illustre à quel point les choses pourraient être différentes si Hollywood était à l’abri de l’influence du Pentagone.
Le Jour d’après (1983) est un téléfilm sur la guerre froide réalisé pour le petit écran américain en dépit des objections du département de la Défense. Le Pentagone a rejeté le scénario, qui décrivait un échange nucléaire entre les États-Unis et la Russie à la suite d’une série de malentendus. Selon Theaters of War, le département de la Défense a exigé que Moscou soit clairement accusé d’avoir déclenché cette guerre fictive. Chose inhabituelle, les réalisateurs ont campé sur leurs positions.
Le Jour d’après a été regardé par près de la moitié de la population américaine. Le président de l’époque, Ronald Reagan, a écrit dans son journal intime que le film l’avait « grandement déprimé ». Il a créé un élan politique qui a fait avancer les discussions sur le désarmement nucléaire.
Il a suffi d’un seul film sortant du schéma simpliste des « gentils américains » imposé par le Pentagone pour susciter un débat quant à savoir si l’utilisation d’armes nucléaires était justifiable.
Le Jour d’après a été largement salué pour avoir contribué à ralentir le renforcement de l’arsenal nucléaire des deux superpuissances militaires. Par ailleurs, le téléfilm traitait les Russes non pas comme de simples ennemis, mais comme des personnes confrontées à la même menace existentielle que les Américains ordinaires. D’une certaine manière, Le Jour d’après a rendu le monde plus sûr.
Theaters of War laisse le public face à une question : qu’aurait-il été possible de faire si le Pentagone n’était pas intervenu dans 3000 films et programmes télévisés pour vendre ses messages bellicistes ?
yogaesoteric
30 janvier 2023