Comment manipuler l’opinion en démocratie
Comment manipuler l’opinion en démocratie ? Si cette question peut en faire sourire certains ou être considérée par d’autres comme probablement « complotiste », c’est pourtant elle qui a motivé le publicitaire américain Edward Bernays durant toute sa vie. Illustre inconnu pour le grand public, il a pourtant eu une influence non négligeable sur la société. La portée de ses actions était telle que le magazine Life le désigna, en 1990, comme l’un des américains les plus influents du XXe siècle.
Bernays, l’architecte de l’opinion publique
Il est, par exemple, le théoricien du concept des « relations publiques » et de la propagande politique institutionnelle. Il est aussi accessoirement l’un des précurseurs, sinon le premier à penser et mettre en pratique (par la propagande) ce qui a permis l’émergence du consumérisme américain que nous connaissons si bien aujourd’hui.
Certains ont peut-être été étonnés du titre de cet article que l’on pourrait qualifier « d’accrocheur ». Il est tout simplement issu du titre de la traduction française de son livre « Propaganda » (disponible en PDF via ce lien) et résume à lui seul l’intention non dissimulée de Bernays. Pour vous donner un aperçu de sa pensée, voici les premières lignes de son livre « Propaganda » :
« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C’est là une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d’une société au fonctionnement bien huilé.
Le plus souvent, nos chefs invisibles ne connaissent pas l’identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent.
Ils nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu’ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l’on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens – une infime fraction des cent vingt millions d’habitants du pays – en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider. »
A présent, on pourrait aisément dire que les premières lignes de son livre ont des accents étonnamment « complotistes ». Que devons-nous en penser lorsqu’elles sont écrites par un véritable propagandiste ? Peut-être en fait-il trop ? Peut-être se faisait-il passer pour ce qu’il n’était pas en laissant croire une certaine complicité entre lui et ce que certains nomment « l’état profond » ? Peut-être nous dit-il tout simplement les choses telles qu’il les pensait ou les vivait ?
Pour répondre à ces questions, il faut se renseigner sur ces véritables « faits d’armes » : était-il aussi puissant que cette citation laisse entendre ?
De la propagande en démocratie
Affiche de l’oncle Sam la plus connue réalisée par la commission Creel
A vrai dire, Bernays, était de ceux que l’on pourrait qualifier de « personne influente », disons trivialement qu’il avait le bras long, très long. En 1917, à l’age de 26 ans, il travaillait déjà pour la commission Creel dont le travail était de monter une campagne de propagande pour persuader les citoyens américains de participer à « l’effort de guerre ». Mise en place par le président Thomas Woodrow Wilson, cette commission réunissait des journalistes, illustrateurs et autres professionnels du marketing pour vendre la première guerre mondiale aux citoyens américains. Disons que Bernays avait très tôt mis les pieds dans un engrenage qu’il ne quittera plus.
Sa pensée et ses idées ont été fortement influencées par les travaux de son oncle Sigmund Freud, notamment ceux sur l’inconscient, mais on peut aussi remarquer l’influence de Walter Lippman qui n’est autre que l’inventeur du concept de « fabrique du consentement ». Pour Lippman, la « démocratie » a vu naître une nouvelle forme de propagande, fondée sur les recherches scientifiques en psychologie et psychologie sociale et sur l’utilisation des moyens de communications modernes.
Suivant les idées de Lippman, il s’intéressa fortement à la psychologie des foules de Gustave Le Bon et à la psychologie sociale développée par Wilfred Trotter. Avec toutes ces études scientifiques sur le comportement de masse et sa fine connaissance des moyens de communication, il était certainement le mieux placé pour mettre en pratique cette nouvelle forme de propagande.
Le cadre étant posé, on comprend assez aisément que l’objectif de Bernays était de réussir à subtilement manipuler les masses en utilisant toutes les connaissances scientifiques de l’époque sur la psychologie des foules, la psychologie sociale et en s’inspirant des travaux de son oncle sur l’inconscient. Ce qu’il réussit avec brio lorsqu’il inventa et développa son fameux concept de « relation publique. »
De la gestion de l’opinion
Pour se rendre compte comment Bernays envisageait son travail, les relations publiques étaient selon lui l’art de « l’ingénierie du consentement. »
« L’ingénierie du consentement est l’essence même de la démocratie, la liberté de persuader et de suggérer. » E. Bernays
Dans sa vision du monde, une démocratie ne peut être réellement « démocratique » au sens étymologique du terme. On pourrait résumer sommairement sa pensée de la démocratie par l’idée que le peuple ne peut et ne doit avoir le pouvoir politique car le comportement de la masse est guidé par ses pulsions, ses instincts et ses émotions. Le peuple ne peut donc être en capacité de prendre des décisions rationnelles et réfléchies. Cette idée du peuple tend nécessairement vers l’élitisme, l’oligarchie, voire l’aristocratie. Logiquement, il pensait que seule une minorité dite « intelligente » pouvait détenir le pouvoir en démocratie et que la masse doit consentir à cette situation. Consentement lui-même créé de toute pièce par le biais de la propagande politique institutionnelle.
« La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible. » E. Bernays, Propaganda
Cette vision du peuple et de la démocratie ne devait sans doute pas déplaire au plus haut niveau de l’État américain car, d’après certaines sources, son cabinet aurait travaillé pour au moins cinq présidents des États-Unis. D’ailleurs, sa contribution à la propagande politique ne se limite pas qu’aux frontières de son pays, il fut par exemple chargé d’effectuer une campagne de propagande contre Jacobo Árbenz Guzmán, le président du Guatemala au début des années 50. Le but était de renverser le gouvernement Guatémaltèque et de protéger les intérêts de la multinationale américaine United Fruit Company en provoquant un mouvement révolutionnaire appuyé par une campagne diplomatique, économique et propagandiste. Le cabinet de Bernays s’occupait de la propagande qui était relayée par les grands médias américains et la CIA s’occupait du reste… Comme il le disait lui-même et comme cet exemple le montre bien, la propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible, c’est-à-dire, des services de renseignement.
Dans cette perspective, la propagande gouvernementale s’avère être un puissant levier pour créer le consentement des citoyens vis-à-vis des choix politiques des gouvernements dits « démocratiques », car l’absence de consentement pourrait mener à une révolte des citoyens, révolte que les dirigeants ont toujours voulu éviter par tous les moyens, ce qui est une des constantes de l’exercice du pouvoir. En effet, le maintien d’une stabilité politique requiert un contrôle des populations, un contrôle des mouvements/groupes contestataires remettant en question la légitimité de l’État. Pour vous rendre compte de l’étendue des moyens mis en œuvre pour le maintien de la stabilité politique, nous vous invitons à regarder l’excellent documentaire « Ni dieux, ni maîtres : histoire de l’anarchisme » qui retrace l’historique de ce mouvement et des moyens déployés pour le contrer.
Sans voir cela de manière manichéenne, il faut comprendre que tous les groupes humains cherchent un certain équilibre durable et toutes les formes de gouvernances de l’anarchisme à la dictature, en passant par la démocratie ou l’aristocratie, cherchent à établir une certaine stabilité interne. Aucune forme de gouvernance ne souhaite tendre vers son autodestruction. Toutes sont conçues et mises en application pour durer dans le temps, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles durent. Partant de ce constat, la question qui se pose est alors morale. Doit-on accepter un système de gouvernance qui développe l’iniquité, le mensonge, l’oppression, le meurtre, la guerre ou encore la surveillance ?
Mais pour revenir à la propagande en « démocratie », Bernays pensait qu’elle était indispensable au maintien stable du système. Les régimes autoritaires avaient leurs propres méthodes de propagande, donc les « démocraties » devraient aussi avoir les leurs. Bien évidemment, seulement pour maintenir la stabilité du système.
Pourtant, au-delà de cette simple question de stabilité, d’autres paramètres méritent notre attention. Ainsi, nous voyons apparaître l’intérêt et celui-ci ne peut être évacué au risque de ne comprendre qu’une partie des mécanismes sous-jacents liés à l’exercice du pouvoir. L’intérêt d’une personne, d’un groupe de personnes ou d’un État pousse les actions effectuées par cette personne, ce groupe ou cet État à agir avant tout dans son intérêt propre. Ceci, au détriment des intérêts divergents, créant en réaction en chaîne, des dissensus, des oppositions et des conflits. L’intérêt de Bernays pour une certaine forme de pouvoir, et par la même occasion, une augmentation substantielle de ses revenus, l’a amené par exemple, à travailler pour des multinationales qui n’avaient d’autres intérêts que d’accroître leurs bénéfices au détriment, notamment, de la santé des citoyens. Ce qui est évidemment moralement contestable.
De la manipulation des masses
Quand le magazine Life le cite comme un des hommes les plus influents du XXe siècle, ça n’est donc pas exagéré. En effet, beaucoup le considèrent comme un des précurseurs du modèle consumériste américain qui est aujourd’hui, malheureusement, devenu une norme dans la grande majorité du globe. Le fameux « American way of life. »
Quand Henri Ford créa la Ford T en 1908, un problème sembla tout de suite apparaître pour ce modèle de production. Comment faire en sorte que la production de masse (qui engendre des économies d’échelle) permette de trouver un public d’acheteur suffisamment large. Autrement dit, comment créer un modèle de consommation de masse qui répondrait à la production de masse ? C’est à cette question qu’a répondu Bernays en mettant en application un modèle marketing faisant appel à l’inconscient des futurs acheteurs. L’idée était d’utiliser les pulsions humaines en les transformant en désirs et « d’attacher » ces désirs à des « objets de sublimation ». Pour simplifier l’idée de Bernays (qui était entièrement fondée sur les travaux de son oncle Freud), il fallait créer du désir (inconscient) envers des biens de consommation en utilisant comme moteur nos pulsions. Ce qui fonctionnera à merveille.
« Torche of freedom » 1er avril 1929
En utilisant ces méthodes, il réussira à convaincre le gouvernement de faire changer une loi qui réservait les fumoirs aux hommes. Les femmes ne fumaient donc pas ou très peu. Contacté par Lucky Strike – qui souhaitait que les femmes fument pour multiplier le nombre de consommateurs de cigarettes – il mit en place une ingénieuse campagne de propagande afin de suggérer l’idée que la cigarette était un symbole d’émancipation de la femme (un symbole phallique). Magnifique !
Ne manquant pas d’imagination, il fit venir le 1er avril 1929 sur la cinquième avenue, quelques femmes du magazine Vogue et leur demanda d’allumer leurs cigarettes pendant que des journalistes étaient à l’affût pour les photographier. Il nomma cet évènement les « torches de la liberté » et bien évidemment l’affaire fonctionna à merveille. Dans les années qui suivirent, les femmes se mirent à fumer massivement.
On ne va pas détailler tous les exploits du propagandiste (il y en a beaucoup) mais pour vous donner un ordre d’idée sur l’étendue de ses manipulations, il a par exemple popularisé la masculinité du concept de montre bracelet qui, à l’époque, était portée uniquement par les femmes (les hommes ayant des montres de poche) ; ou encore le petit-déjeuner américain œuf/bacon, c’est aussi lui. En effet, la Beechnut Packing Company le contacte en lui demandant d’augmenter leurs ventes de bacon et Bernays créé une campagne de propagande qui déclencha une nouvelle mode, rien que ça. Les tasses en plastique, c’est aussi lui ! Il a popularisé l’usage de ces tasses car elles étaient, d’après la propagande, plus hygiéniques. Il a également réussi à convaincre les Américains que la fluoration de l’eau potable était bonne pour la santé malgré certaines critiques de scientifiques de l’époque.
Et accessoirement, il est aussi souvent cité comme l’inventeur du métier de « spin doctor », autrement dit : conseiller en communication et marketing politique. Voilà pour les quelques anecdotes; ceci dit, il existe un excellent documentaire qui explique dans le détail ce qui a été écrit ici. On vous invite à le partager aux personnes allergiques aux longs articles.
Propaganda – La fabrique du consentement – ArteTV – 29 mai 2018 from Club Open Prospective on Vimeo.
Le dormeur doit se réveiller
Pour conclure, on dirait que ce qui intrigue le plus, au-delà de ses campagnes de propagande impressionnantes, est le cynisme et la franchise de ses écrits, qui aujourd’hui, auraient des accents complotistes bien trop virulents dans cette ère de la post vérité. Il faut peut-être croire que la propagande suit son cours et que, probablement, d’autres Edward Bernays travaillant dans l’ombre, façonnent les manières de penser, les divertissements, les idées, les modes, les passions, les rêves… Les vies…
On vous laisse donc méditer à tout cela avec les mots du maître de la propagande :
« Il est possible, aujourd’hui, de lancer un nouveau produit en projetant au public le film d’un défilé organisé à des milliers de kilomètres. Le fabricant d’un nouveau modèle d’avion peut, grâce à la radio et à la télévision, apparaître en personne dans des millions de foyers pour présenter son appareil. Ceux qui souhaitent que leurs messages soient transmis le plus efficacement possible à l’opinion doivent se tenir au courant de l’évolution des outils de la propagande. À n’en pas douter, le grand public prend conscience des méthodes utilisées pour modeler ses opinions et ses comportements. Mieux informé de son propre fonctionnement, il se montrera d’autant plus réceptif à des annonces raisonnables allant dans le sens de ses intérêts. Aussi subtil ou cynique qu’il devienne à l’égard des procédés publicitaires, il aura toujours besoin de se nourrir et envie de se distraire, il continuera à rêver de beauté, à répondre à l’autorité.
S’il formule plus intelligemment ses demandes commerciales, les entreprises satisferont ses nouvelles exigences. S’il se lasse des vieilles méthodes appliquées pour le persuader d’adopter une idée ou un produit, les leaders s’adresseront à lui de façon plus intelligente.
La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos. »
E. Bernays, Propaganda
yogaesoteric
17 septembre 2018