Diriger dans l’ombre : comment l’unipolarité s’adapte à la multipolarité
Les États-Unis sont en train de construire un système mondial d’alliances bilatérales et multilatérales pour les aider à projeter plus efficacement leur pouvoir tout au long de ce XXIe siècle. Alors que le monde se dirige vers la multipolarité, les États-Unis sont prêts à exploiter cette tendance à leur avantage géopolitique.
Au lieu de « faire cavalier seul » comme Bush était enclin à le faire, les États-Unis trouvent maintenant des moyens d’amener les autres à faire leur sale boulot en convainquant leurs « partenaires » qu’ils ont un intérêt commun à le faire. Au cours de la guerre de Libye de 2011, la France et le Royaume-Uni ont pris l’initiative tandis que les États-Unis, comme il a été décrit, « dirigeait dans l’ombre ». Un éditorial du New York Times de l’époque définissait cela comme « une assistance militaire américaine discrète avec [les autres] sonnant du clairon ». Quatre ans plus tard, ce concept s’est développé à partir du tube à essai libyen et il est devenu mondial, les États-Unis mettant en place des systèmes d’alliance similaires dans le monde entier afin de projeter indirectement leur volonté de puissance dans des régions clés. Comme le dit le dicton cynique, « Pourquoi faire par vous-même ce que les autres peuvent faire pour vous ? ».
« Amis » à travers le monde
Jetons un coup d’œil aux partenaires américains « dirigés dans l’ombre » (DDO), en commençant par l’hémisphère occidental et en allant vers l’Est :
Amérique latine
Les États-Unis travaillent en étroite collaboration avec l’Alliance du Pacifique, un groupe de négociation économique néolibéral composé de proches alliés comme le Mexique, le Costa Rica, Panama, la Colombie, le Pérou et le Chili. Leur objectif commun est de contrer la vision économique de gauche émanant du Venezuela et de démanteler son réseau de résistance géopolitique au Nicaragua, à Cuba, en Équateur et en Bolivie. Le résultat final est de cerner et de contenir le Brésil au cas où il déciderait de contrer sérieusement l’influence des États-Unis.
Europe
L’Allemagne, moteur économique de l’UE, est le principal État DDO pour les affaires inter-européennes, mais les États-Unis ont également désigné des partenaires secondaires DDO pour trois régions stratégiques.
Les pays baltes : La Suède est tout sauf un membre officiel de l’OTAN mais elle est occupée à une militarisation croissante basée sur une menace sous-marine russe fantôme. Son objectif est d’amener formellement la Finlande, neutre, avec sa frontière longue et exposée avec la Russie, à provoquer une nouvelle crise dans les relations Est-Ouest.
Europe de l’Est : La Pologne a toujours nourri l’ambition de restaurer son ancien Commonwealth polono-lituanien sur la version moderne de la Biélorussie et de l’Ukraine, et elle s’est associée aux États-Unis pour déstabiliser l’Ukraine et fortifier les forces de Kiev afin d’étendre sa sphère d’influence convoitée.
Croisée des chemins entre les Balkans et le Moyen-Orient : La Turquie, membre de l’OTAN, était censée « tenir le fort » pour les États-Unis à ce moment géopolitique crucial, mais après que Washington eut commencé à utiliser l’outil du nationalisme kurde comme moyen de pression sur Ankara, la Turquie a rapidement redirigé une partie de sa loyauté vers le monde multipolaire.
Afrique
En général, la France est le bras armé des États-Unis pour le continent, vu qu’elle compte quelques milliers de soldats disséminés dans une douzaine de pays, mais comme en Europe, les États-Unis ont aussi quelques partenaires secondaires DDO en Afrique :
Afrique de l’Ouest/Afrique centrale : L’organisation d’intégration régionale de la CEDEAO a dernièrement déployé ses forces militaires au Mali (quelle que soit la durée de son déploiement), tandis que l’armée tchadienne au centre du continent a projeté son pouvoir là-bas, au Cameroun et en République centrafricaine. Bien que le Nigeria fasse partie de la CEDEAO, les États-Unis ne lui font pas confiance en tant que proxy unipolaire loyal et cherchent donc à renforcer les États qui l’entourent (en fermant les yeux sur Boko Haram) en tant qu’influence tampon.
Afrique de l’Est : L’Ouganda et le Rwanda avaient précédemment fait équipe sous la direction des États-Unis pour occuper la plus grande partie de l’est de la République démocratique du Congo (RDC) et piller les vastes ressources minérales du pays. Après avoir connu quelques turbulences au cours de la dernière décennie, l’Ouganda tient maintenant la barre et a suivi les « suggestions » américaines en envoyant ses troupes en République centrafricaine, au Soudan du Sud et en Somalie, tout en continuant à administrer une grande partie de la RDC.
Golfe Persique
L’Arabie saoudite est l’évident DDO désigné ici, et à travers le CCG, elle contrôle une moindre constellation de proxy qui ont tous été armés jusqu’aux dents par des expéditions d’armes américaines et occidentales dirigées contre l’Iran.
Asie du Sud
Les États-Unis n’ont encore couronné officiellement aucun État en tant que partenaire DDO, mais si le voyage d’Obama en Inde s’avérerait être une indication, alors il a certainement jeté son dévolu sur l’Inde pour ce rôle important. La question est : l’Inde va-t-elle mordre l’appât et risquer la confrontation avec la Chine ? [Depuis 2015, cette idée s’est renforcée même si l’Inde continue de souffler le chaud et le froid].
Asie du Sud-Est
Les choses sont un peu plus délicates dans cette région, mais les États-Unis aimeraient que le Vietnam et les Philippines s’associent dans une alliance politico-militaire pour contrer les revendications de la Chine dans la mer de Chine méridionale. Le Vietnam, une puissance terrestre, servirait de complément aux Philippines, qui pourraient devenir un « porte-avions insubmersible ». Les États-Unis encouragent également une coopération indo-japonaise plus profonde dans cette région, en particulier sur le front naval, en tant que forme de confinement chinois. Plus au sud, l’économie énorme de l’Indonésie pourrait devenir un hybride sino-occidental, formant ainsi un rempart partiel contre une région entièrement influencée par la Chine. [La situation s’est ici renversée avec un président philippin atypique qui a plutôt fait pivoter son pays vers la Chine].
Asie de l’Est
Le Japon est la pierre angulaire de la stratégie des États-Unis en Asie de l’Est, mais il y a une tentative d’intégrer la Corée du Sud (traditionnellement pragmatique et économiquement proche de la Chine) dans un cadre de sécurité pro-américain plus large. La première étape a déjà été franchie, puisque les trois États partagent désormais des renseignements sur la Corée du Nord, créant ainsi des mécanismes stratégiques qui pourraient être rapidement redirigés vers la Chine dans le futur.
Tromperie par la diplomatie
Les États-Unis ont tenté de « renverser » certains États multipolaires et de les inclure dans leur giron, leur offrant des accords et de la « diplomatie » pour leur faire baisser la garde (comme ce fut le cas pour la Libye avant la guerre de 2011). Deux exemples sont Cuba et l’Iran, le premier ayant dangereusement accepté la carotte alors que le second semble bien comprendre le bâton qui l’accompagne silencieusement. Les intentions des États-Unis dans ces manifestations « pacifiques » hautement médiatisées doivent être remises en question, car le rejet immédiat de l’offre de la Corée du Nord d’arrêter son programme nucléaire en échange de la cessation des exercices militaires conjoints américano-sud-coréens montre qu’il s’agit d’« accords » unilatéraux en faveur d’un seul camp. En définitive, si les États-Unis ne peuvent pas indirectement contrôler un État par le biais du DDO ou l’amener à réduire ses défenses stratégiques, la tromperie cède la place à la destruction, comme le savent malheureusement trop bien les habitants de Syrie et d’Ukraine orientale.
yogaesoteric
11 mai 2018