Gladio : la guerre secrète des États-Unis pour subvertir la démocratie italienne (1)
L’enquête du journaliste Arthur Rowse, Gladio : la guerre secrète des États-Unis pour subvertir la démocratie italienne, publiée en 1994, a fait date. Il s’agissait de la première description détaillée de Gladio, le réseau italien des stay-behind, la structure clandestine de l’OTAN, dans une publication américaine. Cet article de fond n’a jamais été traduit en français. Il nous semblait intéressant de combler cette lacune.
Le point de vue de Rowse est celui du progressisme libéral américain. S’il comprend que Gladio a finalement détruit les partis du centre au lieu de les renforcer et renforcé ceux de la gauche au lieu de les détruire, il sous-estime son succès plus profond. La stratégie de la tension a permis, à travers le spectacle du terrorisme manipulé, d’extrême-gauche ou d’extrême-droite, de mettre un coup d’arrêt au lent glissement de l’Italie vers une révolution sociale, portée par le courant de tous ceux qui échappaient et s’opposaient à l’encadrement bureaucratique, syndical et politique. Toutefois, Rowse, qui possède une bonne connaissance des dessous inavouables de la politique étrangère américaine, a mis en lumière la dimension internationale des années de plomb en Italie, aspect généralement négligé par la critique sociale la plus avancée. Et quand certains auteurs ont évoqué cette dimension, ils se sont parfois égarés sur la fausse piste d’une fantasmatique manipulation de la politique italienne par les services secrets de divers régimes staliniens. Dès 1980, Gianfranco Sanguinetti avait réfuté ce leurre :
« [Certains] penseurs salariés, de Scalfari à Bocca, raisonnent (…) frauduleusement lorsque, tout en admettant comme je l’ai démontré que la stratégie des B.R. vise entre autres à empêcher l’arrivée du P.C.I. au pouvoir, ils font résulter ceci non pas de l’aversion que ce parti suscite dans certains secteurs du capitalisme italien et des services secrets, mais de l’aversion des staliniens soviétiques pour leurs homologues italiens. Nos penseurs à la petite semaine concluent donc que Moro a été enlevé avec l’appui du KGB et des services secrets tchécoslovaques. Les capitalistes italiens, les militaires et les agents du SISDE, du SISMI, du CESIS, de la DIGOS et de l’UCIGOS [Sigles de quelques services secrets officiels d’Italie], ainsi que Carter, seraient heureux de voir le P.C.I. au gouvernement en Italie, mais cela n’est malheureusement pas possible parce que les Russes et le KGB ne le veulent pas : quelle déveine ! Si derrière l’affaire Moro il y a le KGB, qui est donc derrière les couillonnades de Bocca et Scalfari ? Est-il possible qu’ils se soient hissés à de tels sommets par leurs seules forces ?
Quoi qu’il en soit, cette curieuse et stupide théorie, que l’intempestif Pertini [Septième président de la République italienne de 1978 à 1985] s’est hâté de faire sienne après coup, sert clairement à rassurer la mauvaise conscience de tous ceux qui veulent croire que cet État, puisqu’il est en guerre avec le terrorisme, ne peut le diriger. »
(Du Terrorisme et de l’État.)
D’aucuns continuent à soutenir cette « curieuse et stupide théorie » (développée par exemple dans Brigades rouges : L’histoire secrète des BR racontée par leur fondateur, ouvrage apportant par ailleurs d’intéressantes informations). Rowse, au contraire, montre comment le terrorisme manipulé résulte de l’aversion de certains secteurs du capitalisme italien et des services secrets italiens et américains, et plus encore, comment les États-Unis et l’Italie ont agi de concert dès la fin de l’après-guerre, pour conjurer un péril rouge obsessionnel. De ce point de vue, les années de plomb sont l’aboutissement d’un long processus contre-insurrectionnel mis en œuvre avec une constance machiavélique.
Jules Bonnot de la Bande, 18 décembre 2009, « Critique à la hache du capitalisme moderne »
Introduction
En janvier [1994], Silvio Berlusconi est apparu sur la turbulente scène politique italienne monté sur un cheval blanc. Les électeurs étaient revenus des vieux leaders centristes traînés dans la boue suite à des scandales de corruption massifs. Alors que des élections parlementaires cruciales devaient avoir lieu deux mois plus tard et qu’il était probable que la gauche parvînt au pouvoir pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, l’homme d’affaires milliardaire entra en lice avec des candidats de droite qui n’avaient jamais exercé aucune charge. Aidé par l’écœurement des électeurs et grâce au concours d’importantes sociétés dans les médias et l’industrie, la coalition conduite par Berlusconi l’emporta largement, évitant la victoire anticipée de la gauche. Ce triomphe hissa la droite, y compris les néofascistes, à de nouveaux sommets depuis la fin de la guerre. Toutefois, un véritable changement semblait improbable, car Berlusconi reproduisit la vieille politique sous des noms et avec des slogans nouveaux. Berlusconi lui-même était nourri par le système et devait une grande part de son succès à Bettino Craxi, un ex-premier ministre socialiste déféré devant les tribunaux pour corruption le jour qui suivit l’élection de mars. Il ne fallut pas longtemps pour que l’opération « mains propres » de la droite se fasse souffler la vedette par les bras tendus des saluts fascistes et par les vivats au Duce.
La rapide ascension de Berlusconi eut beau prendre la plupart des observateurs au dépourvu, la scène avait été dressée par presque 50 ans d’ingérence américaine dans la politique italienne. Au nom du combat contre le communisme, les États-Unis contribuèrent à alimenter un niveau d’agitation politique qui frôla parfois la guerre civile. Les agents américains et leurs homologues italiens prirent le contrôle d’organismes politiques clés, réduisant à certains moments la démocratie italienne à n’être rien de plus qu’un terrain d’essai des tactiques agressives de la CIA et de la Maison Blanche. La campagne clandestine, connue sous le nom de Gladio (qui doit son nom à une épée romaine à double tranchant) fut reconnue officiellement pour la première fois en 1990, quand elle prit fin.
L’importance de Gladio
Les Italiens avaient perçu de nombreux signes au cours des années montrant que les partis centristes (les démocrates-chrétiens et les socialistes) étaient favorisés et contrôlés jusqu’à un certain point par Washington. Mais c’est seulement quand le gouvernement italien l’admit officiellement en 1990 que la coalition au pouvoir commença à s’effondrer, prête à être réduite en morceaux deux ans plus tard par les scandales de corruption. L’ahurissante histoire de Gladio, qui continue à faire les gros titres en Europe, a tout juste été mentionnée aux États-Unis, où nombre de ses pages sombres restent secrètes.
En Italie, le programme avait été dirigé contre la menace que les communistes n’organisent une éventuelle insurrection ou ne parviennent à un partage du pouvoir à travers les urnes. Cependant, une insurrection était invraisemblable, puisque presque tous les postes dans la bureaucratie étaient occupés après la guerre par des anticommunistes convaincus, vétérans des forces de Mussolini, avec l’approbation des Alliés.
Pendant la guerre, la plupart des Américains se considéraient comme des héros qui avaient libéré l’Europe occidentale de la brutalité de ses dirigeants nazis et fascistes. Toutefois, il ne fallut pas longtemps après le débarquement américain sur le sol italien pour que les libérateurs ne soient souillés. Alors que certains agents de l’OSS [Office of Strategic Services, soit le Bureau des services stratégiques, une agence de renseignement du gouvernement des États-Unis] travaillaient avec les antifascistes pour aider à jeter les bases d’une démocratie italienne, nombre de ceux qui étaient encore plus haut dans l’échelle conspiraient avec les partisans de Mussolini ou avec l’ancien roi pour les en empêcher.
La CIA nia toute relation avec Gladio, bien que nombre de services secrets européens eussent reconnu leur propre participation. Mais suffisamment d’informations ont émergé pour montrer que la CIA avait patronné et financé une grande part du terrorisme et des perturbations qui ont tourmenté l’Italie pendant près d’un demi-siècle. Entre autres choses, le gouvernement américain a :
– Noué des alliances secrètes avec la Mafia et des éléments d’extrême-droite du Vatican pour empêcher la gauche de jouer quelque rôle que ce soit au gouvernement ;
– Recruté l’ex-police de Mussolini dans des groupes paramilitaires secrètement financés et entraînés par la CIA, en apparence pour combattre les soviétiques, mais en vérité pour mener des attentats terroristes qui seraient reprochés à la gauche ;
– Déployé la panoplie des tactiques de guerre psychologique, y compris en alimentant à coups de millions des caisses noires destinées à des partis politiques, des journalistes et d’autres relations influentes pour orienter les élections parlementaires aux détriments de la gauche ;
– Créé un service secret et une structure de gouvernement parallèle liée à la CIA dont les « atouts » ont essayé plusieurs fois de renverser le gouvernement élu ;
– Et a ciblé le premier ministre Aldo Moro, qui fut ensuite enlevé et assassiné dans des circonstances mystérieuses après avoir proposé de faire entrer les communistes au cabinet.
La couverture secrète de l’OTAN
L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord a fourni à Washington une couverture pour ses opérations de l’après-guerre en Italie. Une clause secrète de l’accord initial de l’OTAN exigeait, avant qu’une nation ne la rejoigne, qu’elle dût déjà avoir établi une autorité nationale de sécurité pour combattre le communisme au moyen de cadres de la nation clandestins. Cette clause « Stay Behind » se transforma en un comité secret mis en place à l’insistance des États-Unis auprès de l’Alliance Atlantique, le précurseur de l’OTAN. L’Organisation exigeait également de chacun de ses membres l’envoi de délégués aux réunions biannuelles sur le sujet.
L’autorité américaine se manifestait, en de telles occasions, sous la forme d’un flux continu de directives présidentielles transmises par le biais du Conseil National de Sécurité. En décembre 1950, le Conseil donna carte blanche à l’armée pour qu’elle fasse usage de la force d’une manière « appropriée », y compris si les communistes parvenaient simplement à « participer » au gouvernement par des moyens légaux, ou « menaçaient de prendre le contrôle », ou encore « si le gouvernement ne faisait plus la preuve de sa détermination à s’opposer aux menaces communistes, internes ou externes ». La CIA aida la police italienne à mettre en place des escadrons souvent composés de vétérans de la police secrète de Mussolini. Les escadrons recevaient un entraînement intensif en matière d’espionnage et de contre-espionnage, contre les communistes ou d’autres qui étaient perçus comme des ennemis du statu quo. Le plan consistant à faire usage de « moyens exceptionnels » avait été échafaudé par les services secrets français hautement militarisés, la Sûreté Nationale, qui s’était montrée si dure avec les communistes que certains d’entre eux s’étaient réfugiés dans d’autres pays.
L’agence de renseignement nouvellement constituée, le SIFAR [Servizio Informazioni Forze Armate], lança ses premières opérations en septembre 1949, sous la direction d’un agent secret américain, Carmel Offie, surnommé « le parrain » par les Italiens. Le ministre de l’Intérieur, Mario Scelba, était à la tête de cette opération. À la même époque, Scelba dirigeait une répression brutale, assassinant des centaines d’ouvriers et de paysans qui avaient cherché à améliorer leur condition après la guerre.
La stratégie de la tension
En dépit de l’échec du Plan Solo, la CIA et la droite italienne avaient largement réussi à créer les structures clandestines prévues par l’Opération Demagnetize. Dès lors, les conspirateurs s’appliquèrent à renouveler l’offensive contre la gauche.
Pour se gagner le soutien des intellectuels, les services secrets organisèrent dans le luxueux hôtel Parco dei Principi, à Rome en mai 1965, une conférence, consacrée à l’« étude » de la « guerre révolutionnaire ». Le choix des mots révélait par inadvertance que les conférenciers et les participants invités étaient en train de planifier une véritable révolution et non seulement de mettre en garde contre une prise de pouvoir imaginaire des communistes. Le rassemblement était principalement une réunion de fascistes, de journalistes d’extrême-droite et de personnel militaire. « La stratégie de la tension » qui en sortit était destinée à perturber la vie ordinaire par des attentats terroristes pour créer le chaos et inciter un public effrayé à accepter un gouvernement encore plus autoritaire.
Plusieurs « spécialistes » de cette opération avaient un casier judiciaire chargé d’activistes anticommunistes et devaient être plus tard impliqués dans quelques-uns des pires massacres que connut l’Italie. L’un d’entre eux était le journaliste et agent secret Guido Giannettini. Quatre ans plus tôt, il avait dirigé un séminaire à l’Académie navale américaine sur les « techniques et les perspectives de coup d’État en Europe ». Un autre était le fasciste notoire Stefano Delle Chiaie qui avait été, semble-t-il, recruté comme agent secret en 1960. Il avait organisé son propre groupe armé, connu sous le nom d’Avanguardia Nazionale (AN), dont les membres avaient commencé à s’entraîner aux tactiques terroristes en préparation du plan Solo.
Le général De Lorenzo, dont le SIFAR était devenu le SID, eut tôt fait d’enrôler ces derniers ainsi que d’autres hommes de confiance dans un nouveau projet Gladio. Ils planifièrent la création d’une force parallèle secrète aux côtés des services gouvernementaux sensibles pour neutraliser les éléments subversifs qui n’avaient pas été encore « purifiés ». Connu sous le nom de SID parallèle, ses tentacules s’étendaient à presque toutes les institutions capitales de l’État italien. Le général Vito Miceli, qui fut ensuite à la tête du SID, déclara qu’il mit en place cette structure séparée « sur requête des Américains et de l’OTAN ».
Des liens fraternels
Deux anciennes et mystérieuses confréries internationales empêchèrent les programmes mal coordonnés de Gladio de se désagréger. Les chevaliers de Malte jouèrent un rôle formateur après la guerre (voir Les racines de Gladio), mais la franc-maçonnerie, à travers sa loge la plus fameuse en Italie, connue sous le nom de Propaganda Due, ou P2, était beaucoup plus influente. À la fin des années 1960, son « plus Vénérable Maître » était Licio Gelli, un chevalier de Malte qui avait combattu pour Franco avec les chemises noires de Mussolini. À la fin de la seconde guerre mondiale, Gelli fut menacé d’être exécuté par les partisans italiens pour sa collaboration avec les nazis, mais il y échappa en s’enrôlant dans le service de contre-espionnage de l’armée américaine. En 1950, il fut recruté par le SIFAR [Service Information des Forces Armées].
Après s’être imposé quelques années d’exil dans les cercles fascistes argentins, il se vit rappeler en Italie comme franc-maçon. Accédant rapidement au poste suprême, il commença en 1969 à fraterniser avec le général Alexander Haig, alors assistant d’Henry Kissinger, le chef de la sécurité nationale du président Nixon. Gelli devint l’intermédiaire principal entre la CIA et le SID [Services secrets de l’armée italienne] de De Lorenzo, également franc-maçon et chevalier. Le premier ordre donné par la Maison Blanche à Gelli fut, semble-t-il, de recruter 400 représentants supplémentaires dans les hautes sphères italiennes et dans l’OTAN. Pour aider à débusquer des dissidents, Gelli et De Lorenzo commencèrent à compiler des dossiers sur des milliers de personnes, y compris des législateurs et des ecclésiastiques. Peu d’années après, le scandale éclata quand une enquête découvrit 157.000 de ces fiches au SID, tous à la disposition de la Défense et de l’Intérieur. Le Parlement ordonna que 34’000 fiches fussent brûlées, mais à ce moment-là, la CIA détenait des duplicatas pour ses archives.
Lisez la deuxieme partie de cet article
yogaesoteric
15 juillet 2019
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