Interview d’Eckhart Tolle (2)
par Andrew Cohen
Lisez la premiere partie de cet article
Andrew Cohen :
Si quelqu’un vous demande simplement « Le monde est-il réel ou irréel ? », direz-vous qu’il est réel ou devrez-vous apporter une précision ?
Eckhart Tolle : J’apporterai probablement une précision.
Andrew Cohen :
Telle que ?
Eckhart Tolle : Que c’est une manifestation temporaire du réel.
Andrew Cohen :
Si, donc, le monde est une manifestation temporaire du réel, quelle est la relation éveillée au monde ?
Eckhart Tolle : Pour la personne non éveillée, le monde est tout ce qui existe. Il n’y a rien d’autre. Ce mode de conscience temporel s’accroche au passé pour son identité et a un besoin désespéré du monde pour son bonheur et sa plénitude. Le monde est donc source d’une promesse énorme mais aussi d’une grande menace. C’est tout le dilemme de la conscience non-éveillée : elle est tiraillée entre le besoin de chercher une satisfaction dans et à travers le monde et le fait d’être constamment menacée par celui-ci. Une personne espère se trouver elle-même dans le monde mais en même temps, elle a aussi peur que le monde ne la tue, comme il ne manquera pas de le faire. Voilà la situation de conflit permanent auquel est condamnée la conscience non éveillée, celle d’être déchirée en permanence entre le désir et la peur. C’est un destin épouvantable.
La conscience éveillée est enracinée dans le non-manifesté et est ultimement une avec lui. Elle se sait être cela. On pourrait presque dire qu’il s’agit du non-manifesté regardant à l’extérieur. Même pour une chose simple comme de percevoir visuellement une forme, comme une fleur ou un arbre, si vous les percevez dans un état de grande vigilance et d’immobilité profonde, libre du passé ou de l’avenir, à ce moment-là, c’est le non-manifesté. A ce moment-là, vous n’êtes plus une personne. Le non-manifesté se perçoit lui-même dans la forme. Et il y a toujours une sensation de bonté dans une telle perception.
C’est de là que surgit tout action et celle-ci est alors d’une toute autre qualité que l’action qui surgit de la conscience non-éveillée – qui a besoin de quelque chose et cherche à se protéger. C’est de là que surgit ces qualités intangibles et précieuses qu’on appelle amour, joie et paix. Elles font corps avec le non-manifesté. Elles émergent de cela. Un être humain qui vit en connexion avec cela et agit ou interagit devient une bénédiction pour la planète, alors que la personne non-éveillée pèse lourdement sur la planète. L’être non-éveillé est lourd, et la planète souffre de millions d’êtres non-éveillés. Le fardeau pour la planète est à la limite du supportable. Je le ressens parfois, comme si la planète disait « assez, ça suffit, pitié. »
Andrew Cohen :
Vous encouragez les gens à méditer afin, comme vous l’écrivez, de « reposer dans la Présence du Maintenant » autant que possible. Pensez-vous que la pratique spirituelle puisse jamais être vraiment profonde et avoir la capacité de libérer si l’on n’a pas au préalable abandonné le monde et ce qu’il représente, du moins à un certain degré ?
Eckhart Tolle : Je ne dirais pas que la pratique elle-même a le pouvoir de libérer. C’est seulement lorsqu’il y a complète soumission au maintenant, à ce qui est, que la libération est possible. Je ne crois pas qu’une pratique spirituelle puisse nous amener à cette soumission complète. Elle arrive généralement dans la vie. Votre propre vie est le terrain où cela peut se produire. Vous vivrez peut être une soumission partielle, suivie d’une ouverture et cela vous conduira à vous engager dans une pratique spirituelle. Mais qu’on adopte une pratique spirituelle à la suite d’une révélation d’une certaine profondeur, ou qu’on se lance dans cette pratique pour elle-même, la pratique seule ne saurait suffire.
Andrew Cohen :
J’ai découvert dans mon propre travail d’enseignant qu’à moins d’avoir vu à travers le monde dans une certaine mesure, et, se fondant sur cet aperçu, d’avoir la volonté de se détacher du monde, l’expérience spirituelle, aussi intense soit-elle, ne conduira pas à une libération quelconque.
Eckhart Tolle : C’est exact, et la volonté de lâcher prise est la soumission. Cela reste la clef. Sans cela, quelle que soit la quantité de pratique ou même d’expériences spirituelles, rien n’y fera.
Andrew Cohen :
C’est vrai, beaucoup de personnes disent qu’elles souhaitent méditer ou suivre des pratiques spirituelles, mais leurs aspirations spirituelles ne sont pas fondées sur une volonté de renoncer à quoi que ce soit de substantiel.
Eckhart Tolle : Non, ce peut même être l’opposé. Une pratique spirituelle n’est parfois qu’un moyen de trouver quelque chose de nouveau à quoi s’identifier.
Andrew Cohen :
En fin de compte, diriez-vous qu’une pratique ou une expérience spirituelle authentiques sont censées amener un individu à lâcher prise du monde, à le transcender et à abandonner son attachement au monde ?
Eckhart Tolle : Oui. Parfois, des personnes me demandent « Comment en arriver là ? Ce que vous dites semble merveilleux mais comment en arrive-t-on là ? » Concrètement et fondamentalement, la pratique consiste à dire « oui » au moment présent. L’état d’abandon c’est ça, un « oui » total à ce qui est. Non le « non » intérieur à ce qui est. Et le « oui » complet à ce qui est, c’est la transcendance du monde. C’est aussi simple que ça, une ouverture totale à tout ce qui survient dans l’instant. L’état de conscience habituel est de résister à cela, de le fuir, de le nier, de ne pas le regarder.
Andrew Cohen :
Lorsque vous dites « oui » à ce qui est, est-ce que vous voulez dire ne rien éviter et faire face à tout ?
Eckhart Tolle : Exact. C’est accueillir le moment présent, embrasser le moment, et c’est cela l’état d’abandon. C’est vraiment tout ce dont on a besoin. La seule différence entre un Maître et un non-Maître est que le Maître embrasse ce qui est, totalement. Lorsqu’on cesse de résister à ce qui est, survient la paix. Le portail est ouvert et le non manifesté est présent. C’est le chemin le plus puissant, mais on ne peut appeler cela une pratique car le temps n’intervient pas.
Andrew Cohen :
Pour la plupart des gens qui participent à cette explosion spirituelle née de la rencontre entre Orient et Occident qui va s’accélérant, le Bouddha Gautama et Ramana Maharshi – l’un des Vedantins les plus respectés de l’époque moderne – font tous deux figure d’exemples inégalés de l’éveil total. Cependant, chose intéressante, leurs enseignements divergent radicalement sur la question de la relation juste au monde pour celui qui aspire à la vie spirituelle. Le Bouddha, le renonçant au monde, encouragea les plus sincères à quitter le monde et à le suivre afin de vivre la vie sacrée, loin des soucis et préoccupations de la vie de chef de famille. Cependant, Ramana Maharshi découragea ses disciples de quitter la vie de famille pour s’adonner à une vie spirituelle plus concentrée et plus intense. En fait, il découragea tout acte extérieur de renoncement et invita plutôt l’aspirant à se tourner vers l’intérieur afin d’y trouver la cause de l’ignorance et de la souffrance. Et de fait, beaucoup parmi le nombre croissant de ses adeptes aujourd’hui disent que le désir de renoncement n’est autre qu’une manifestation de l’ego, la part même de soi dont on doit se libérer si l’on veut être libre. Le Bouddha, lui, insista fortement sur la nécessité du renoncement, du détachement, de l’assiduité et de la modération comme le fondement à partir duquel la prise de conscience libératrice peut avoir lieu. Comment expliquez-vous que les approches de ces deux lumières spirituelles diffèrent à ce point ? Pourquoi croyez-vous que le Bouddha encourageait ses disciples à quitter le monde alors que Ramana les encourageait à rester où ils étaient ?
Eckhart Tolle : Il n’y a pas de solution universelle. Des époques différentes favorisent certaines approches qui peuvent se révéler efficaces à une période donnée mais inefficaces à une autre. Le monde d’aujourd’hui est d’une plus grande densité et il est beaucoup plus envahissant. Lorsque je dis « monde », j’y inclus le mental humain. Les fonctions mentales se sont amplifiées depuis l’époque du Bouddha il y a 2.500 ans. Il y règne plus de bruit, elles ont pris plus de place et les ego sont plus grands. L’ego n’a cessé de se renforcer depuis des milliers d’années, jusqu’à atteindre un point de folie, la folie ultime ayant été atteinte au 20ème siècle. Il suffit de lire l’histoire du 20ème siècle pour se rendre compte qu’on a atteint l’apothéose en matière de folie humaine, si on la mesure en termes de violence humaine infligée à d’autres humains.
Aujourd’hui, on ne peut plus s’échapper du monde, on ne peut plus s’échapper du mental. Il nous faut entrer dans la soumission alors que nous sommes dans le monde. C’est le chemin qui semble le plus efficace dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il se peut qu’à l’époque du Bouddha, se retirer était bien plus facile que ça ne l’est aujourd’hui. Le mental humain n’était pas encore si envahissant à cette époque.
Andrew Cohen :
Mais si le Bouddha prêchait la vie sans attaches matérielles, c’était parce qu’il considérait que la vie de chef de famille était pleine de problèmes, de soucis et d’inquiétude, et il lui semblait que dans ce contexte il serait difficile de faire ce qui était nécessaire pour vivre la vie sacrée. Donc, pour reprendre ce que vous disiez à propos du bruit et de la distraction du monde, c’est à cela même qu’il répondait, et la raison pour laquelle il a mené une vie sans attache et encouragé d’autres à faire de même.
Eckhart Tolle : Il est vrai qu’il a donné ses raisons, mais ultimement nous ne savons pas pourquoi le Bouddha a mis l’accent sur le fait de quitter le monde plutôt que dire comme Ramana Maharshi « fais-le dans le monde. » Mais il me semble, d’après ce que j’ai observé, que le moyen le plus effectif pour les individus maintenant est de se soumettre dans le monde plutôt que d’essayer de se retirer du monde afin d’y créer une structure qui rendrait la soumission plus facile. C’est une contradiction en soi parce qu’on crée une structure visant à rendre la soumission plus facile. Pourquoi ne pas se soumettre maintenant ? On n’a pas besoin de créer quoi que ce soit pour faciliter la soumission car alors il ne s’agit plus d’une soumission véritable. J’ai séjourné dans des monastères bouddhistes et j’ai constaté que cela peut facilement arriver : ils ont abandonné leur nom, adopté un nouveau nom, ils se sont rasé la tête, ils portent des robes…
Andrew Cohen :
Ce que vous dites, c’est qu’un monde a été abandonné au profit d’un autre, qu’une identification a été remplacée par une autre. On abandonne un rôle et on en emprunte un autre mais on n’a véritablement rien lâché.
Eckhart Tolle : C’est exact. Par conséquent, faites-le là où vous êtes, ici et maintenant. Il n’est pas nécessaire de rechercher un autre endroit, une autre situation pour le faire. Faites-le ici et maintenant. Où que vous soyez est le bon endroit pour se soumettre. Quelle que soit la situation où vous vous trouvez, vous pouvez dire « oui » à ce qui est, et cela devient le fondement de toute action ultérieure.
Andrew Cohen :
Beaucoup d’enseignants et d’enseignements aujourd’hui disent que le désir même de renoncer au monde est une expression de l’ego. Quel est votre avis ?
Eckhart Tolle : Le désir de renoncer au monde est encore le désir d’atteindre un certain état qu’on ne connaît pas actuellement. C’est la projection mentale d’un état qu’il serait souhaitable d’atteindre : l’état de renoncement. C’est la recherche de soi dans le futur. En ce sens, c’est l’ego. Le véritable renoncement n’est pas le désir de renoncer, il survient en tant que soumission. Le désir de soumission ne peut exister car c’est simplement de la non-soumission. La soumission émerge parfois spontanément chez des individus qui n’ont pas même de mot pour le décrire. Je sais aussi que l’état d’ouverture est aujourd’hui présent chez de nombreuses personnes. Beaucoup de ceux qui viennent à moi ont une grande ouverture. Parfois, il suffit de quelques mots, et immédiatement ils font l’expérience d’un aperçu, d’un avant-goût de soumission. Il ne dure pas nécessairement mais l’ouverture est là.
Andrew Cohen :
Qu’en est-il de l’élan spontané du cœur à abandonner tout ce qui est faux et illusoire, tout ce qui est fondé sur le rapport matérialiste de l’ego à l’existence ? Par exemple, lorsque le Bouddha a décidé « je dois quitter ma maison », il est difficile de penser qu’il s’agissait d’un désir égoïste, si l’on en juge par les résultats. Ou bien Jésus disant « Viens, suis-moi. Laisse les morts enterrer les morts. »
Eckhart Tolle : C’est reconnaître le faux comme faux, ce qui est principalement une chose intérieure. C’est reconnaître les identifications fausses, reconnaître le bruit mental et reconnaître que l’identification d’images mentales à une entité « moi » était fausse. C’est magnifique, cette reconnaissance. L’action peut dès lors surgir de la reconnaissance du faux. Peut-être verrez-vous le faux reflété dans les circonstances de votre vie et les laisserez-vous derrière vous – ou non. Mais la reconnaissance et l’abandon de tout ce qui est faux et illusoire est un fait principalement intérieur.
Andrew Cohen :
Ces deux cas, celui du Bouddha et de Jésus, seraient donc les exemples de manifestations extérieures puissantes de cette reconnaissance intérieure.
Eckhart Tolle : C’est exact. On ne peut pas prédire ce qui va résulter de cette reconnaissance intérieure. Pour le Bouddha, il était déjà adulte lorsqu’il a soudain pris conscience que les humains meurent, deviennent malades et vieillissent. Cette seule prise de conscience a été si puissante qu’il s’est tourné vers l’intérieur et a déclaré que rien n’a de sens si c’est tout ce qu’il y a.
Andrew Cohen :
Mais ensuite il s’est senti contraint de partir, d’abandonner son royaume. D’un certain point de vue, il aurait très bien pu dire : « Tout est présent en ce moment même et il me suffit de me soumettre sans condition ici et maintenant. » Alors, j’imagine que le résultat aurait été très différent, il aurait pu devenir un roi éveillé !
Eckhart Tolle : Mais à ce stade, il ne savait pas que tout ce qui était nécessaire était de se soumettre.
Andrew Cohen :
Cependant, lorsque Jésus invitait les pêcheurs à quitter leur famille et leur vie pour le suivre, ou lorsque le Bouddha sillonnait les villes, invitant les hommes à laisser tout derrière eux, leur soumission était démontré par leur départ même, par le fait même de dire « oui » à Jésus ou à Bouddha et de renoncer à leurs attachements au monde. Il va de soi qu’il leur faudrait aussi abandonner leurs attachements intérieurs. Dans ces cas, lâcher prise n’était pas seulement une métaphore de la transcendance intérieure, cela signifiait aussi littéralement qu’ils abandonnaient tout.
Eckhart Tolle : Pour certaines personnes, cela en fait partie. Il se peut qu’elles quittent leur environnement et leurs activités habituelles, mais la seule véritable question est de savoir si elles ont déjà reconnu le faux en elles-mêmes. Si ce n’est pas le cas, le lâcher prise extérieur n’aura été qu’une forme déguisée de recherche de soi.
Andrew Cohen :
Ma dernière question concerne le rapport entre votre compréhension de l’éveil, ou de l’expérience de la conscience non divisée, et l’engagement dans le monde.
Dans le judaïsme, s’engager à fond dans le monde et la vie humaine est vu comme l’accomplissement de l’appel religieux. En fait, ils disent que c’est seulement en vivant les dix commandements de tout son cœur que le potentiel spirituel de l’espèce humaine peut se manifester sur la terre. L’érudit juif David Ariel écrit : « Nous finissons le travail de création… Dieu a besoin de nous car nous seuls pouvons perfectionner le monde. »
Beaucoup d’enseignements de l’éveil, ou de la non-dualité comme le vôtre, mettent l’accent sur l’éveil de l’individu. De fait, la transcendance du monde semble être le point majeur. Mais nos frères juifs semblent nous convier à quelque chose de très différent qui est la spiritualisation du monde à travers une participation totale d’hommes et de femmes dévoués dans le monde. Pensez-vous que les enseignements d’éveil non dualistes privent le monde de notre complète participation ? Est-ce que la notion même de transcendance prive le monde de notre pleine capacité de le spiritualiser en tant qu’enfants de Dieu ?
Eckhart Tolle : Je ne le crois pas, parce que l’action juste découle uniquement de cet état de transcendance du monde. Toute autre activité est induite par l’ego. Même faire le bien, si cela provient de l’ego, aura des conséquences karmiques. « Induit par l’ego » signifie qu’il y a un motif ultérieur. Par exemple, cela gonfle une image flatteuse de nous-mêmes si nous devenons une personne spirituelle à nos yeux ; et ça fait du bien. Ou bien nous espérons une récompense dans une autre vie ou au paradis. Donc, s’il y a des motifs ultérieurs, ce n’est pas pur. Le véritable amour ne peut s’exprimer à travers nos actions si nous n’avons pas transcendé le monde, parce qu’alors nous ne sommes pas en contact avec le domaine d’où émerge l’amour.
Andrew Cohen :
Vous parlez d’une action pure, non teintée par l’ego ?
Eckhart Tolle : Oui, l’essentiel d’abord. Ce qui vient en premier est la réalisation et la libération. Puis laisser l’action découler de cela – elle sera pure, non teintée, aucun karma ne sera attaché à elle. Autrement, quelle que soit l’envergure de nos idéaux, nous renforcerons irrémédiablement l’ego à travers nos bonnes actions. Malheureusement, on ne peut vivre les commandements à moins d’être sans ego – ce qui est le cas de fort peu –, comme l’ont découvert tous ceux qui ont tenté de mettre en pratique les enseignements du Christ. « Aime ton prochain comme toi-même » est l’un des enseignements principaux de Jésus, et on ne peut accomplir ce commandement, quelle que soit notre bonne volonté, si on ne sait pas qui on est au plus profond de soi. Aime ton prochain comme toi-même signifie que ton prochain est toi-même, et cette reconnaissance d’unité est amour.
yogaesoteric
21 juin 2020