Joseph Stiglitz : « Il faudra peut-être abandonner l’euro pour sauver le projet européen »
Dans son essai, le prix Nobel d’économie et professeur à Columbia affirme que si l’Europe ne parvient pas à sortir de la crise, c’est avant tout à cause de la monnaie unique. Voilà plus de détails dans une interview de Benoît Georges avec Joseph Stiglitz.
Benoît Georges : Pour toute une génération d’Européens, il semble impensable de remettre en cause l’existence de l’euro. Nous vivons avec, c’est une monnaie en laquelle nous avons confiance… Comment un économiste comme vous peut-il dire que l’euro est un échec ?
Joseph Stiglitz : L’euro a été créé pas comme une fin en soi, mais comme un moyen de parvenir à un but. Le but était de créer une Europe plus prospère et une plus grande solidarité politique. Par rapport à ce but-là, l’euro n’est pas une réussite. L’économie se porte très mal en Europe. Rappelez-vous, la crise de 2008 a démarré aux Etats-Unis, mais les Etats-Unis se sont remis pour l’essentiel. L’Europe continue d’être en stagnation.
Benoît Georges : Mais en Europe, on estime que la crise n’est pas liée à l’euro, qu’elle est liée à la finance, et que si notre continent a du mal à s’en remettre, ce n’est pas pour des raisons monétaires… Vous, vous dites que l’euro est le seul responsable…
Joseph Stiglitz : Ce n’est pas le seul problème, mais c’est le principal. Le principe d’une monnaie, c’est de permettre d’ajuster l’économie en cas de choc. Vous avez une monnaie unique, utilisée par 19 pays différents, très différents, et le test survient quand on est confronté à un choc. Et quand la crise est arrivée, l’euro a échoué à ce test. Parce que la capacité des pays européens à répondre à ce choc était restreinte.
Normalement il y a plusieurs moyens de répondre à une crise : vous baissez vos taux de change, vous baissez les taux d’intérêts, différents pays peuvent agir de façon différente. Avec la monnaie unique, ces mécanismes ont été enlevés. Et rien n’a été mis à la place. En faisant cela, l’Europe s’est lié les mains : vous ne pouvez pas utiliser les taux de change, les outils de politique monétaire, la fiscalité… parce que vous devez limiter les déficits à 3 % du PIB. Tous les instruments d’ajustement ont été enlevés. Et, ce qui est pire, les institutions nécessaires n’ont pas été mises en place.
Benoît Georges : Vous expliquez dans votre livre que les critères de convergence, qui devaient rapprocher les pays pauvres des plus riches, n’ont servi à rien. Vous dites qu’il y a eu au contraire une divergence des pays…
Joseph Stiglitz : Les chiffres montrent qu’il y a une divergence, mais ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, c’est comment la structure même de la zone euro a presque rendu cela inévitable. Vous ne pouvez pas faire porter la responsabilité sur les pays. Il y a eu beaucoup de tentatives d’accuser la Grèce ou l’Espagne de ne pas avoir fait ce qu’il fallait. Mais à la source du problème, il y avait l’obligation de limiter les déficits et l’inflation. Regardez l’Espagne ou la Grèce : ils étaient en excédent avant la crise ! Ce n’est pas leur déficit qui a causé la crise, c’est la crise qui a causé leur déficit.
Et dire que le problème peut être résolu en réduisant les déficits est une erreur : cela aggrave la situation. Aujourd’hui, dans les pays européens en difficulté, l’amplitude de la dépression est plus forte que pendant la grande dépression.
Benoît Georges : Vous décrivez une faute commune des responsables européens, mais vous êtes particulièrement dur avec l’Allemagne. C’était la plus forte économie d’Europe avant la crise, et c’est celle qui s’en sort le mieux à la fin : en principe, l’argent devait aller des plus pauvres vers les plus riches, et les capitaux ont fait le mouvement inverse…
Joseph Stiglitz : Et le problème que pose l’Allemagne est double. D’abord, elle maintient son excédent. C’est un principe de base de l’économie : si certains pays exportent plus qu’ils n’importent, alors d’autres importent plus qu’ils n’exportent. Si quelqu’un a un excédent, quelqu’un d’autre a un déficit. Et les déficits se traduisent par des crises financières, des économies affaiblies… Les allemands ont refusé d’agir sur leur excédent, ce qu’ils auraient pu faire en augmentant le salaire minimum, en dépensant plus d’argent, ce qui aurait aidé à réduire les déséquilibres…
Ensuite, les allemands ont insisté pour que les autres pays pratiquent l’austérité. Mais aujourd’hui, même le FMI dit que l’austérité ne ramène pas la croissance. Enfin, les Allemands ont empêché la création des institutions qui auraient permis à l’euro de fonctionner. Et les dommages qui en résultent ne sont pas seulement économiques, mais aussi politiques.
Benoît Georges : Votre livre ne se contente pas de critiquer, il donne aussi des pistes de solution. Et parmi ces solutions, vous ne proposez pas une sortie pure et simple de l’euro avec un retour brutal au franc ou au mark, mais une sortie douce. Quels scénarios proposez-vous ?
Joseph Stiglitz : D’abord, la meilleure des solutions serait de créer les institutions qui permettraient à l’euro de fonctionner. Ce n’est pas si compliqué, beaucoup de gens le demandent dans l’union européenne. Une assurance commune des dépôts, des emprunts communs en euros… Des progrès ont été accomplis, mais trop peu, et trop lentement. Et les réponses politiques et économiques ne sont pas en phase avec les besoins de réforme, d’autant que les politiques de droite gagnent dans de plus en plus de pays.
Donc ce que je dis, c’est : si vous n’arrivez pas à créer les institutions permettant à l’euro de fonctionner, pourquoi ne pas mettre en place un système plus flexible.
Benoît Georges : Donc vous proposez un euro à plusieurs vitesses ?
Joseph Stiglitz : Il ne s’agit pas de revenir à 19 monnaies différentes, mais on pourrait avoir des différences entre le nord et le sud, on pourrait avoir trois niveaux… Le but serait d’avoir dans chaque groupe plus de similarités économiques, plus de convergence politique… et quand il y a plus de convergence, une monnaie unique peut fonctionner. Le problème c’est qu’avec 19 pays, il y a trop de divergences économiques et politiques. Et même philosophiques, pour que l’Europe fonctionne. Mais dans des groupes plus petits, il peut y avoir assez d’harmonie.
J’essaie aussi de décrire une façon par laquelle, à travers le temps, l’Europe pourrait créer les institutions nécessaires. Le problème est que vous avez mis la charrue avant les bœufs. Les ambitions étaient élevées, la vison était élevée, mais l’économie n’était pas au rendez-vous.
Ce que j’essaie de dire, c’est : créez les institutions, et après, vous pourrez attaquer aux problèmes d’une monnaie unique.
Benoît Georges : L’Europe est aujourd’hui confrontée à une montée du populisme dans la plupart des pays. La plupart des politiciens qui veulent sortir de l’euro, ou qui accusent en permanence Bruxelles sont soit d’extrême droite, soit d’extrême gauche, ce qui n’est pas votre cas. Peut-il y avoir une voie modérée pour à la fois critiquer l’euro et sauver l’Europe ?
Joseph Stiglitz : Tout à fait. Encore une fois, la monnaie est un moyen, pas une fin en soi. Cela n’apporte pas un niveau de vie. En fait, l’ironie de l’histoire, c’est que les monnaies multiples, les contraintes liées au fait d’avoir des monnaies différentes sont en passe de disparaître. Avec l’argent électronique, les cartes de crédit, vous n’avez même plus besoin de cash : vous pouvez aller n’importe où en Europe et payer avec une carte.
Mais la monnaie unique était un moyen pour arriver à une fin, et le danger est qu’aujourd’hui elle est devenue une fin en soi. Et parce qu’elle n’a pas été parfaitement conçue, ses imperfections ont contribué à affaiblir l’Europe, et c’est pour cela qu’il faut tout faire pour résoudre ces problèmes. Mais si je critique l’euro, c’est seulement dans le but de créer une Europe plus forte. Vous devrez peut-être abandonner l’euro pour sauver le projet européen. Les extrémistes, eux, veulent mettre fin au projet européen. C’est exactement le contraire.
Benoît Georges : A propos des Etats-Unis, c’est un pays qui est lui aussi confronté au populisme, même si les Etats-Unis se sont relevés plus facilement de la crise que l’Europe. Comment jugez-vous la situation économique et politique là-bas ?
Joseph Stiglitz : L’euro n’est pas le seul problème dans le monde. Mais il y a un point commun entre l’Europe et les Etats-Unis : les leaders politiques ne se sont pas souciés des nombreux groupes de gens qui se sentent laissés pour compte. Ils ont fait des promesses, ils ont affirmé que la libéralisation des marchés financiers, la mondialisation, l’euro… rendraient l’économie plus prospère et tout le monde en bénéficierait.
Benoît Georges
: Mais les inégalités, sujet d’un autre de vos livres, se sont accrues…
Joseph Stiglitz : Elles ont augmenté des deux côtés de l’Atlantique, et des gens ont été laissés pour compte. On vient d’apprendre que le revenu des familles américaines de la classe moyenne avait enfin recommencé à croître. Et cependant, pour les familles ordinaires, ce revenu est encore au-dessous de son niveau de 1999, 17 ans avant. C’est le signe d’une économie qui ne marche pas. 17 ans de stagnation… Et si vous étudiez les données sur une plus longue période, vous constatez que cela fait un quart de siècle, voire un tiers, que les 50% 60% ou 70% les moins riches n’ont quasiment pas connu de progression de leur niveau de vie. On évoque les vertus des marchés, du capitalisme, de la montée du niveau de vie… Oui ça a été le cas pour les 1% les plus riches. Mais pas pour les autres.
yogaesoteric
25 novembre 2017
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