La leçon de vie de Charlie Chaplin : la subversion par l’amour…
Réflexions sur une conclusion autobiographique
Charles Chaplin (1889-1977) publie en 1964, à l’âge de 75 ans et 13 ans avant sa mort, son autobiographie. Il termine son livre de 477 pages en une conclusion de 4 paragraphes, que nous reproduisons traduits ci-dessous.
Dans sa longue vie d’artiste commencée à Londres où il est né, avec son frère Sydney, passant par une émigration aux Etats-Unis puis par un retour en Europe suite à des différents répétés avec son pays d’accueil, Chaplin raconte avec un sens du détail, du souvenir (la narration de son enfance dans les rues et les cabarets, théâtres du Londres populaire est époustouflante) et de la juste pudeur, une vie qui bien qu’ayant eu autant de bas que de hauts, l’a amené à côtoyer un nombre incroyable de personnalités des mondes du spectacle, du cinéma, de la littérature, des arts, de la politique. Sa narration passe avec un détachement amusé, parfois gouailleur sur ses rencontres, ses affinités ou inimitiés avec des personnes connues et inconnues comme son grand et seul ami dans le monde du cinéma: Douglas Fairbanks, dont il ne se remettra jamais tout a fait du décès prématuré, de son épouse Mary Pickford (les trois ayant été les associés fondateurs de United Artists), Mack Sennett, Randolph Hearst, Albert Einstein, Winston Churchill, Lord Mountbatten, Sergeï Rachmaninov, Anna Pavlova, Igor Moussorski, Nikita Kroutchev, Edna Purvance, ses deux dernières épouses Paulette Goddard (Les temps modernes et le Dictateur) et bien sûr Oona O’Neill (fille du dramaturge Eugene O’Neill), Mahatma Gandhi, Nehru, Chou en Laï et on en passe.
Chaplin et ses personnages traversèrent deux guerres mondiales et une bonne partie de la guerre froide. Le livre (qui a été traduit en français: « Ma vie », 1982) foisonne d’anecdotes sur sa vie sociale et sur sa création artistique, ainsi que sur son engagement politique, bien qu’il s’en défendît toujours, et à la fin du narratif de cette vie incroyablement riche en évènements et en émotions, il conclut puissamment et étonnamment de la sorte :
« Ainsi maintenant, je mets un terme à mon odyssée. Je réalise pleinement que le temps et les circonstance m’ont grandement favorisé. J’ai été couvé dans l’affection du monde, j’ai été aimé et haïs. Oui, le monde m’a donné le meilleur et un peu de son pire. Quelles que furent mes quelques vicissitudes, je crois que la chance et la malchance passe sur tout à chacun de manière identique telles les nuages au gré du vent. En connaissance de cause, je ne suis jamais trop surpris des mauvaises choses qui se produisent et suis toujours agréablement surpris du bien. Je n’ai pas de recette de vie, pas de philosophie, qu’elle soit sage ou folle, nous devons nous accoutumer des combats de la vie. Je vacille d’inconsistances: parfois de petites choses vont particulièrement m’ennuyer et à d’autres moments, des catastrophes vont me laisser complètement indifférent.
Quoi qu’il en soit, ma vie est bien plus passionnante aujourd’hui qu’elle ne le fut jamais. Je suis en bonne santé, suis toujours créatif et j’ai des projets de toujours faire des films, peut-être pas me mettant en scène, du reste mais les écrire et les réaliser avec les membres de ma famille dont certains ont une très bonne aptitude pour les choses du théâtre*. J’ai toujours de l’ambition, je ne pourrais jamais prendre ma retraite. Il y a tant de choses que je désire faire à part avoir quelques scripts inachevés pour le cinéma, j’aimerai écrire une pièce de théâtre et un opéra, si le temps me le permet.
Schopenhauer a dit que le bonheur est un état négatif, mais je ne suis pas d’accord avec lui. Ces dernières vingt années, j’ai su ce que voulait dire qu’être heureux. J’ai l’insigne privilège d’être marié à une femme merveilleuse et extraordinaire. J’aimerai bien écrire plus à ce sujet, mais cela implique l’amour et l’amour parfait est la plus belle de toutes les frustrations parce qu’il est bien plus que tout ce qu’on peut exprimer par les mots. En vivant avec Oona, la profondeur et la beauté de sa personne et de son caractère sont une perpétuelle révélation pour moi. Même lorsqu’elle marche devant moi sur un des étroits trottoirs de Vevey avec cette simple dignité, sa petite silhouette droite, ses longs cheveux noirs tirés en arrière et montrant quelques éclairs de gris, je suis submergé par une soudaine vague d’amour et d’admiration devant tout ce qu’elle est et représente et ma gorge se noue.
Submergé de tant de bonheur, je m’assieds parfois sur notre terrasse au coucher du soleil, contemple au-delà d’une vaste pelouse verte le lac au loin, mon regard poursuit plus loin encore au delà du lac vers les montagnes rassurantes et dans cet état d’esprit, ne pense à rien d’autre que d’apprécier à sa juste valeur cette magnifique sérénité. »
(*) Après cette autobiographie, Chaplin ne réalisera plus qu’un seul long métrage sorti en 1967: « La comtesse de Hong Kong » avec Sophia Loren et Marlon Brando. Comme indiqué précédemment, Chaplin ne se mettra plus en scène, il ne fait que deux très courtes apparitions dans l’encadrure d’une porte qu’on lui referme au nez, l’empêchant d’entrer, en tant que stewart sur le paquebot où se déroule la trame du film. Par deux fois la porte se referme sur lui comme un clap de fin définitif, après la mort du clown dans « Les feux de la rampe ».
Dans ce film il fera jouer son fils Sydney et sa fille Géraldine y fera une courte apparition dans les bras de Brando sur la piste de danse du navire, respectant ainsi les dires de sa révérence autobiographique finale…
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Charles Chaplin (1889-1977) a laissé à la postérité du patrimoine de l’humanité 70 courts et moyens métrages réalisés entre 1914 et 1923 et 11 longs métrages réalisés entre 1920 et 1967.
Ces long métrages sont, dans l’ordre chronologique:
• Le Kid (The Kid, 1920)
• Une femme à Paris (A Woman in Paris, 1923)
• La ruée vers l’or (The Gold Rush, 1925)
• Le cirque (The Circus, 1928)
• Les lumières de la ville (City Lights, 1931)
• Les temps modernes (Modern Times, 1936)
• Le dictateur (The Great Dictator, 1940)
• Monsieur Verdoux (Monsieur Verdoux, 1947)
• Les feux de la rampe (Limelight, 1953)
• Un roi à New York (A King in New-York, 1957)
• La comtesse de Hong Kong (A Countess from Hong Kong, 1967)
Son plus gros succès commercial fut avec « Le dictateur », qui en données corrigées d’argent moderne, rapporta l’équivalent actuel de 260 millions de dollars. Issus d’un milieu artistique très modeste, absorbé par son propre travail artistique, Chaplin ne fut jamais vraiment concerné par l’argent, ni par bien des frivolités de ce monde. Il ne se tint jamais au courant des fluctuations financières de sa co-entreprise de renommée mondiale, United Artists, qu’ils revendirent a minima après le décès de Fairbanks et une bataille légale avec Pickford. Il engageait très souvent son argent personnel dans la production de ses films et se moquait des dépassements de budget. Non satisfait de la scène finale des « Lumières de la ville », il renvoya l’équipe du tournage à la maison avec salaire pendant près de 6 mois, ce qui lui coûta énormément d’argent, mais la scène finale de ce film fait partie de l’anthologie du cinéma et Chaplin narre avec pudeur, respect et humour un Albert Einstein fondant en larmes à la fin du film lors de la première qu’il visionna à ses côtés.
Chaplin se fit de puissants ennemis au sein de la caste dominante aux Etats-Unis et en Europe, mais aussi nombre d’amis. Le « discours du barbier », grandiose scène finale du « Dictateur » lui valut les foudres des nombreux soutiens politiques et industriels des nazis aux Etats-Unis à l’époque, ainsi que celles de bien des patriotes ahuris qu’il ne pouvait comprendre. Chaplin se voyait comme un « citoyen du monde » et c’est dans « Monsieur Verdoux » qu’il fera sans aucun doute sa critique la plus acerbe de la société, si le vagabond Charlot colporta un certain sens de la vie de Chaplin, le personnage de Verdoux exprime la vision du monde d’un Chaplin vieillissant, mais peut aussi être perçu comme une parabole sur la psycho-pathologie ambiante induite par un monde devenu fou, condamnant certaines créatures criminelles qu’il produit en son sein, mais pas toutes…
Cela lui vaudra les foudres de la censure américaine. Il dût défendre certains de ses choix artistiques devant des commissions de censure quasi staliniennes et fut contraint de réécrire certaines parties du script sous peine de passer à la trappe et d’être ruiné. Il le fit avec finesse et intelligence, ne perdant rien du message colporté par le film, faisant de ce fait, un bras d’honneur final à Hollywood. Il quitta les Etats-Unis avec sa famille pour ne plus jamais y revenir dans la durée. Sa femme Oona renonça à sa citoyenneté américaine et Chaplin, jamais naturalisé américain, rendit son permis de séjour.
Laissons cependant le dernier mot artistique à l’intéressé, Charlot qui, à la page 444 de son autobiographie, nous dit ceci :
« Quoi qu’il en soit, je crois que ‘Monsieur Verdoux’ est le film le plus intelligent et le plus brillant que j’ai jamais réalisé. »
* * *
Traduction des paroles de Verdoux à la fin de son procès :
Judge : « Monsieur Verdoux, vous avez été trouvé coupable, avez-vous quelque chose à dire avant que nous vous communiquions la peine de votre condamnation ? »
Verdoux : « Oui, Monsieur, [en français dans le texte original] j’ai quelque chose à dire.
Malgré la réticence du procureur à me complimenter, il a au moins admis que j’étais intelligent. Merci monsieur, je le suis en effet. Pendant trente cinq ans j’ai utilisé cette intelligence honnêtement, après cela, plus personne n’en a voulu… J’ai donc été forcé de faire mes propres affaires. Quant à me qualifier de tueur en série, le monde ne l’encourage t’il pas ? N’a t’il pas réduit en miettes des femmes et des enfants innocents, ne l’a t’il pas fait de manière très scientifique ? En tant que tueur de masse, je ne suis qu’un simple amateur en comparaison. Quoi qu’il en soit, je ne désire pas perdre mon sang-froid parce que très bientôt je vais perdre ma tête. Néanmoins, en quittant cette petite étincelle de vie terrestre, j’ai ceci à dire… Nous allons nous revoir très bientôt… très bientôt… »
Comme mentionné plus haut, Chaplin fut contraint par la censure américaine de réécrire certaines parties du script, ci-dessous, quelques lignes de l’allocution de Verdoux à son procès qui durent être retirées et qui ne figurent malheureusement plus au montage final :
« Être choqué par la nature de mon crime est une sombre ironie, une escroquerie ! Vous vous vautrez dans le meurtre… vous le légalisez… Vous enrubannez ses tresses dorées ! Vous le célébrez et en faite des parades ! L’assassinat de masse est l’entreprise par laquelle votre système prospère ! C’est grâce à lui que votre industrie fleurit et s’engraisse !… »
(Source: correspondance de Chaplin avec le comité de censure)
Manifestement, le système n’était pas d’accord avec… Mr Verdoux et donc avec Chaplin. Il n’est pas d’accord avec tous les diseurs de vérité du reste, il les réprime et les ostracise, c’est sa nature profonde, celle de toute supercherie cherchant à se protéger coûte que coûte de la lumière révélatrice projetée sur ses crimes et forfaitures.
Le véritable humanisme de Chaplin resplendira toujours de génération en génération, car du vagabond à Mr Verdoux, Chaplin titille notre réflexion avec l’intelligence subtile et masquée de l’artiste accompli pour finalement, par l’amour et la compassion universels, changer le monde.
yogaesoteric
24 avril 2020