La vérité et la raison ne sont pas des opinions (4)
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2.3. Distinction scotiste : objet formel et réalité objective de la connaissance
Dans la connaissance réelle, nous l’avons vu, le critère de signification ultime implique à la fois le rôle de la langue, par rapport à ce qui est conçu en tant que concept ; et celui de ce concept en tant qu’objet dans la sphère de la conscience signifiant l’objet réel, tant par lui-même (en tant que verbe intérieur) et par le mot, parlé et/ou écrit. La connaissance sensée, celle qui rassemble le formel et l’objectif dans une même dynamique cognitive, se décline donc en mot éligible (signe), en espèce intelligible (langage psychique conceptuel), et en intellection réelle (acte de compréhension active). C’est sur ce triple fond sémio-cognitif (du mot, de l’espèce conceptuelle et de l’acte) que Duns Scot distingue l’objet formel (esse intelligibile) et la réalité objective (esse in re) de la connaissance, lesquels s’accordent dans la production de propositions réelles (propositiones in re).
Cette distinction scotiste protège à la fois l’objectivité du réel et la réalité de la connaissance formant un objet formel de la première. L’objet formel correspond à ce qui est connu par l’intelligence rationnel de l’homme au gré de son opération sémio-cognitive ; alors que la réalité objective correspond à ce que la chose connue constitue en réalité, au-delà de la prise directe naïvement réaliste ou follement constructiviste. La réalité objective de la connaissance reste donc plus grande, en elle-même, que l’objet formel que contemple l’intelligence capable de la conceptualiser. Notre connaissance d’une chose première et irréductible peut donc se la représenter plus complètement que nous ne le pensons au départ, en pensant naïvement voir et saisir la réalité telle qu’elle se présente. Distinguer de la sorte implique en outre que le monde ne saurait se réduire à la perception qu’on en a, contrairement à ce que prétend aujourd’hui faire valoir cet hubris narcissique endiablé d’inspiration révisionniste wokiste.
Récapitulons :
- L’objet formel de la connaissance se réfère à ce que connaît l’intellect ou à la manière dont il conçoit un objet qui lui est extrinsèque. L’acte de le former correspond à la manière dont l’intellect appréhende les caractéristiques et les propriétés de cet objet sur un mode sémio-cognitif tripartite. La traduction psychique de l’objet réel du monde en objet formel permet à l’intelligence, non pas de l’inventer de toute pièce comme le voudrait la démiurgie structuraliste, mais de le signifier par supposition logique différenciée.
- La réalité objective de la connaissance, par contraste, consiste en l’objet lui-même, tel qu’il existe indépendamment de la manière dont l’intellect le conçoit, de notre perception et de notre conception dans la sphère de la conscience. Pour Duns Scot, la réalité objective est réellement distincte de l’objet formel en tant qu’elle existe indépendamment de l’esprit qui l’appréhende. Ainsi, la réalité est non seulement objective, ce qu’elle manifeste à l’intelligence en instaurant l’ordre de la signification ; elle est encore formelle et médiane, sous forme de propositions psychiques sémio-cognitives aptes à la transcrire conceptuellement et verbalement.
Le fondement de cette distinction clé, que se réappropriera sous son mode propre la philosophie naturelle à partir de Galilée, est finalement théologique. Dieu connaît éminemment et Sa connaissance se traduit, dans la vie de Ses processions ad intra (d’intelligence et de volonté), en « langage psychique ». Mais Dieu, par nature, est simple, exempt de toute composition. Il s’ensuit que Dieu et Sa connaissance sont identiques et qu’il ne peut donc se trouver de distinction métaphysique réelle entre Dieu et Ses propositions psychique (verba mentis Verbi), contrairement à ce qui se produit pour nous, êtres composés, qui ne pouvons en aucun cas surmonter la distinction entre objet formel et réalité objective (sauf à tomber dans le fantasme et de l’objectivisme et du nominalisme). Pour autant, c’est leur identité stricte en Dieu qui fonde (en l’homme qui est Son image par ses facultés d’intelligence et de volonté) et confère sur l’objet purement médiante et formel de la connaissance, la marque de l’objectivité du réel.
Or, comme l’avait crucialement souligné l’autre grand Maître mineur du XIIIe siècle, saint Bonaventure, Dieu connaît par des ressemblances (similitudines) qui ne sont pas et ne peuvent être les essences des choses elles-mêmes, quoiqu’elles soient de l’ordre référentiel de l’essence, entendue en tant que cause exemplaire. En Dieu, les ressemblances (ou les idées) ne peuvent donc être autres que l’essence divine elle-même ; car, si elles étaient les essences des créatures, le Créateur et Ses créatures seraient une seule et même essence, ce qui est évidemment absurde – de l’absurdité propre au panthéisme et à l’émanatisme.
3. Éléments d’un retournement épistémologique autorégressif
L’objectif plus ou moins avoué de toute idéologie en général c’est de se donner un fondement épistémologique capable, au plan émotionnel, de justifier une pratique sociale, politique, économique, éthique, voire religieuse. C’est cet investissement émotionnel par la force « justificatrice » de la forme idéologique qui constitue le moteur psycho-social premier de sa capacité fondamentale à se perpétuer, pour finalement imposer un impératif de remplacement du monde traditionnel de la signification objective, au motif que la vérité serait évolutive, que les critères rationnels seraient d’origine raciale (« blanche »), que la fonction du réel ne serait autre qu’une fonction d’opinion culturelle – ce que l’on peut appeler « opinionisme », pour subsumer les notions corrélatives usitées de nominalisme et de relativisme.
Au sens propre et traditionnel du terme, l’épistémologie se concentre sur la manière dont nous atteignons et justifions la connaissance (dans son rapport fondamental au domaine du vrai), en partant d’exigences et de critères de scientificité avérés, tels que la logique, la méthode scientifique, etc. Par contraste, le relativisme culturel, berceau du wokisme, soutient que les normes épistémologiques traditionnelles de rationalité sont elles-mêmes déterminées par la culture et le contexte social……. Selon cette perspective, il n’existe pas de critère universel pour évaluer la rationalité, ce qui peut conduire à une fragmentation de la pensée rationnelle.
Par contraste, la remise en question des normes épistémologiques traditionnelles au sein du mouvement « woke » coïncide avec une mise au service de la notion de vérité à des slogans répétés en boucle, à des programmes idéologiques axés sur l’existence assertée d’« injustices systémiques » : le racisme, le sexisme, l’homophobie et d’autres formes de discrimination. La conséquence particulièrement efficace de la manœuvre d’un tel retournement est l’imposition de la légitimité « indiscutable » de ces slogans et programmes ; et, par suite, l’inhibition bienpensante du débat et de la discussion ouverte – au motif que leur critique serait elle-même l’expression exécrée de quelque sentiment raciste, sexiste, homophobe, etc.
En contraignant le discours acceptable pour le faire coïncider avec l’idéologie wokiste, il est aisé de donner à un tel mouvement une apparence de bienfondé socio-politique, qu’on alimentera à l’envi de sensibilisation émotionnelle aux questions de justice sociale, d’égalité et de discrimination des minorités (raciales, ethniques, de genre).
Nous faisons ci-dessous un simple inventaire (qui va en partie recouper notre deuxième bilan, en quatrième partie, faisant l’inventaire des principaux mécanismes de dissolution du sens), sans intention exhaustive, de quelques grandes composantes du renversement épistémologique à la racine de l’étiolement et de l’auto-décomposition « woke » du langage, de la culture, des institutions, de la société, en somme de la civilisation elle-même :
- L’imposition capricieuse de l’esprit humain sur la nature : ce retournement résume à lui seul ce qu’est la révolution nominaliste, subversion vieille comme la chute originelle de l’homme et qui sous-tend encore aujourd’hui le projet de volonté de subordination des choses et de leurs définitions à l’image autocentrée du constructivisme « woke ».
- Le reniement de la polarité sexuelle : un produit dérivé de l’imposition capricieuse de l’esprit humain sur la nature, il se caractérise par l’exigence de la conformisation du réel aux fantasmes de l’imaginaire de la toute-puissance égotique. Il y parvient en neutralisant les oppositions naturelles et fécondes, pour leur substituer les antagonismes catégoriels fétichisés et stériles de la mentalité manichéenne.
- Annulation et censure : le wokisme encourage et pratique la « culture d’annulation », ciblant à la fois les personnes et les idées lorsqu’elles ne cadrent pas (ou plus) avec les normes de « justice sociale » établies.
- Médiatisation et vérité : à l’ère des trolls et des « vérificateurs de faits », on ne peut plus approcher la vérité, telle que conçu aujourd’hui en premier lieu dans le cadre d’un rapport de force narratif, sans tenir compte du double modèle de transmission consommatrice d’information : les médias de grands chemins et les réseaux sociaux. Tous deux se livrent la guerre de l’information qui fait rage aujourd’hui et se concentre finalement autour de la manipulation de l’opinion publique (de la médiatisation de la « vérité » à titre de construction au service de la science du contrôle du discours et de la communication).
- Novlangue et écriture révisionniste : on gouverne d’abord par la grammaire, lieu de la généralisation implicite des rapports logiques entre pensée, langage, et monde des références extralinguistiques. Le propre de la « nomologie » wokiste, comme de tous les mécanismes de propagande en quête de conditionnement intériorisé des esprits, c’est de s’approprier le langage comme d’un instrument culturel de domination sociale – le langage médiatisant entre le domaine épistémique de la pensée et celui, ontique, de la réalité.
- Tendance autorégressive de la pensée à privilégier les émotions et les croyances personnelles au détriment des faits et de la rationalité : dans les crises que nous subissons successivement et simultanément, du climato-alarmisme en passant par le covidisme, l’ukrainisme et le néo-colonialisme qui s’innocente à grands coups de salades sentimentalistes et propagandistes au Moyen-Orient, le conditionnement premier est du côté de l’hystérisation, de la dissonance passionnelle et de l’agressivité bipartite sans issue rationnelle. Impossible, dans de telles conditions de stéréotypisations régressives des comportements, d’espérer le moindre ascendant de la pensée et de l’action justes.
- Victimisation et culpabilisation systématiques : le premier produit son corollaire tout aussi funeste, par une logique implacable. Là où parvient à s’imposer l’identité victimaire, là s’impose également la culpabilisation « réparatrice » – surtout du gauchiste blanc émasculé, plus intimidé que jamais à faire sienne son « infériorité », tant raciale que sexuelle.
- Retournement « essentialiste » : en suscitant une culture de la victimisation d’individus et de communautés politiquement conditionnés à se percevoir comme des victimes « systémiques » de la société d’hier et d’aujourd’hui, le mode de penser d’inspiration wokiste réinvesti sa propre version de la « généralité » conceptuelle – assimilable à une quiddité (ou, dans l’ordre philosophique de la nature, à un universel bien défini et socialement instancié). Ce faisant, il tend à essentialiser les fantasmes d’identités de groupe qu’il tire de son chapeau magique de « créateur » fictif (d’une œuvre « ex nihilo » tout aussi fictive), en postulant que tous les membres de telle communauté politiquement victimisée partagent des caractéristiques ou des expériences « essentialisées ». L’existentialisme sous-jacent en prend certes un coup, mais les pseudo-penseurs de l’université française wokisée ne craignent aucune contradiction, ils continuent de plus belle…….
- Fragmentation subjectiviste de la connaissance (ou première étape, au XXe siècle, de la résurgence plus ou moins explicite de la querelle des universaux) : au lieu de rechercher des réponses universelles et objectives – sur lesquelles va reposer, en philosophie comme en science, la signification des concepts communs –, l’épistémologie fragmentaire postmoderne met l’accent sur la diversité des perspectives et des interprétations individuelles. Dans ces conditions, il est très vite difficile, voire pratiquement impossible, d’inculquer le goût et la nécessité première de la recherche du sens et de la vérité.
- Déconstruction et réévaluation de la connaissance et du savoir (ou deuxième étape, aux XXe et XXIe siècles, de l’effacement à la fois post-réaliste et post-conceptualiste de la métaphysique, au profit de la pure narrativité solipsiste initiée par le projet structuraliste) : le relativisme culturel et la défiance envers l’autorité intellectuelle traditionnelle contribuent depuis plusieurs décennies à la dévalorisation occidentale de la connaissance objective. Le postmodernisme universitaire, fomentateur du wokisme contemporain, remet en question les récits et les métarécits civilisationnels – religieux, politiques, philosophiques, scientifiques. Ses adeptes haranguent à l’envi que ces œuvres sont « socialement construites » (comment pourraient-elles ne pas l’être, au moins en partie ?) et que, en tant que telles, elles ne sont finalement que l’expression littéraire de l’exercice d’un pouvoir et d’un contrôle (patriarcal/phallocratique, bourgeois, blanc…) sur les individus. Ce paradigme de réévaluation par la déconstruction va faire recette en milieux universitaires américains et donner lieu à toute une armada d’« études de genre », de « théorie critique de la race » et d’« intersectionnalité ».
- Révisionnisme biologique et crise de l’intelligence
L’invention de la psychologie physiologique au XVIIIe siècle doit en réalité beaucoup à l’épistémè médiévale en matière de rapport synergique de l’âme (ψυχή/psuché en grec) et du corps, domaine du donné biologique-anatomique informé et régulé par des principes et des lois psycho-anthropologiques, qu’il aura fallu attendre les tenants de la pseudo-pensée contemporaine « woke » pour voir réduire au domaine de la préférence subjective revendicatrice et capricieuse. D’un point de vue historico-épistémologique, les résultats obtenus en mathématiques, en physique et en chimie attestant de l’adéquation mystérieuse des principes universels sous-jacents aux mouvements des étoiles, des planètes et des atomes avec la logique et les lois de l’esprit, justifieront (consciemment ou non) la réappropriation moderne de l’idéal prémoderne d’unification du macrocosme et du microcosme en l’homme : en déployant les ressources de sa nature microcosmique, il est cet être qui reflète la totalité de l’univers visible et invisible par le fait de comporter en lui-même à la fois le monde spirituel et le monde matériel.
Dans cet esprit d’harmonisation sous-jacente, les XVIIIe et XIXe siècles seront d’abord le théâtre intellectuel d’une plus grande unification mathématique des interactions astronomiques (où domine l’interaction gravitationnelle) avec celles des propriétés fondamentales de la matière (où domine l’interaction électrique). Des idées de Michell sur le rapport de la gravité des objets célestes avec la lumière, à la formulation de la loi coulombienne de l’inverse du carré appliquée aux charges électriques, en repassant par les travaux de mesure de force de Michell (par l’entremise de son dispositif de balance de torsion) et de leurs applications par Cavendish et Coulomb, la boucle physique sera mathématiquement parcourue et élégamment bouclée. De leur côté, alors que continueront de s’améliorer les instruments de vision lointaine, Euler, Lagrange et Cauchy développeront la dynamique analytique de manière à adapter le calcul différentiel et intégral (de Leibniz) à la mécanique inertielle newtonienne et à en appliquer les opérations à l’astronomie (d’Alembert et Clairaut participant de leurs propres travaux à l’affinement des calculs et des observations), jusqu’à parvenir à la formulation d’une nouvelle dynamique céleste (Laplace). Cet effort scientifique d’harmonisation des domaines physiques de « l’infiniment grand » et de « l’infiniment petit » (effort d’inspiration médiévale) servira de modèle de connaissance et de raisonnement unificateur dans le domaine, alors en voie de complexification, du réalisme biologique naissant, de la physiologie macroscopique à la biologie microscopique – et nanoscopique, bien plus tard, moyennant la biotechnologie appliquée à la biologie cellulaire.
(à suivre)
yogaesoteric
5 janvier 2023