Lao Tseu : voir les choses dans la lumière

 
Lao Tseu est – avec Confucius – le personnage le plus illustre de l’Antiquité chinoise. Son livre, Tao Te King (Le livre de la Voie et de la Vertu) a marqué de son empreinte l’histoire culturelle, politique et religieuse de la Chine. Il est sans doute l’ouvrage le plus traduit de la littérature extrême-orientale.

 

Lao Tseu

Le légendaire Lao Tseu en quelques mots

Mais qui est Lao Tseu ? Que sait-on de lui ? Si peu de chose que de nombreux chercheurs chinois, japonais ou occidentaux sont encore divisés sur la réalité de son existence historique. Il serait né une vingtaine d’années avant le Bouddha, voilà 2.600 ans, dans la province du Hunan, environ à l’époque où Héraclite l’Obscur, le père de la philosophie grecque, naissait à Éphèse, en Asie Mineure. Et la légende dit que Lao Tseu aurait vécu cent soixante ans et même deux cents ans !…

À ce personnage mystérieux on attribue aussi des noms divers et significatifs : Eul (oreilles) et Tan (longues oreilles), surnoms qui sont en relation avec les idées de sagesse et de vieillesse, reliées elles-mêmes à l’idée de « l’écoute d’une Vérité » venant du dehors. Les vieux sages, en Chine, sont souvent représentés avec de longues oreilles !

De sa rencontre avec Confusius…

Les historiens rapportent plusieurs entrevues qui auraient eu lieu entre Confucius et Lao Tseu. On sait que Confucius, très strict dans le domaine des traditions religieuses, fut longtemps décrit comme l’homme d’une morale quotidienne rigoureuse et exigeante, respectueuse de l’ordre établi, social et familial. Sa doctrine, qui se transforma, devint la seule religion reconnue par l’État chinois jusqu’à l’avènement du communisme.

Le récit de cette rencontre entre Lao Tseu et Confucius montre qu’elle ne fut pas particulièrement aimable. Que dit Lao Tseu à son serviteur ?

« Les os de ceux dont tu parles sont déjà tombés en poussière. Il ne nous reste d’eux que des mots. Lorsque l’heure d’un grand homme a sonné, il obtient le pouvoir et voyage sur son char ; mais lorsque les événements lui sont contraires, il erre à l’aventure, il flotte ici et là… J’ai entendu dire que le bon marchand cache ses richesses et apparaît démuni ; et s’il détient une plénitude intérieure, l’homme supérieur a l’apparence extérieure d’un sot…»

«… Débarrasse-toi de ton orgueil et de toutes tes ambitions, de tes manières affectées et de tes visées absurdes. Ton caractère ne gagne rien à tout cela. Telle est mon opinion. »

Confucius aurait quitté Lao Tseu fort troublé et aurait dit plus tard à ses disciples :
« Les oiseaux, je le sais, peuvent voler. Les poissons, je le sais, peuvent nager. Je sais que le gibier peut courir. Car on peut fabriquer un filet pour ce qui court, une ligne pour ce qui nage et une flèche ailée pour ce qui vole. Mais je ne comprends pas comment le dragon peut s’élever au-dessus des airs et des nuages. Aujourd’hui j’ai rencontré Lao Tseu : j’ai l’impression qu’il ressemble au dragon. »

Une autre entrevue de Confucius et de Lao Tseu suggère que celui-ci condamne quelques principes essentiels de ce qui deviendra la doctrine de Confucius : l’importance accordée à l’intelligence rationnelle ou pratique, l’excès de la piété filiale, le loyalisme aveugle à qui que ce soit.

Un historien, Seu Ma T’sien, fait allusion à un personnage que les Chinois identifiaient parfois à Lao Tseu : Lao Lai Tseu, le grand astrologue archiviste qui fit une prédiction stupéfiante sur le destin des Tchéou et sur leur élimination par Ts’in. Pour finir, l’historien conclut : « Personne au monde ne saurait dire si tout cela est vrai ou non ; Lao Tseu était un sage caché. »

Selon la doctrine du Tao, en effet, il faut s’appliquer à vivre niché et de façon anonyme, si l’on veut parvenir au bout de la Voie et « voir dans la lumière ».

On raconte que Lao Tseu, responsable des Archives impériales, abandonna le pays où il vivait lorsqu’il fut persuadé que la dynastie Tchéou entrait en décadence. Il aurait alors disparu de la province et, monté sur un bœuf, aurait parcouru la Chine. Parvenu à la muraille de Chine, s’apprêtant à passer par la porte du Septentrion, il aurait rencontré un gardien qui lui aurait demandé de ne pas priver le monde de sa sagesse. C’est alors que Lao Tseu aurait écrit les 5.000 caractères du Tao Te King pour léguer à l’humanité ce qu’il savait de la Voie et de la Sagesse. On aurait ensuite perdu ses traces et on raconte qu’il mena une vie d’ascète dans les solitudes enneigées.

Le Tao et son influence sur les destinées des hommes

Confucius

En somme, ce que disent les historiens se réduit à trois données probables : 
1. Lao Tseu fut archiviste à la Cour royale des Tchéou ;
2. Confucius lui aurait rendu visite, proclamant plus tard : « Qui le matin l’entend parler du Tao peut mourir tranquille le soir. »
3. Il aurait fini, après avoir dicté son livre, par disparaître vers l’Ouest sans laisser de traces…

Que signifie Tao ? Le mot veut dire : chemin, voie. Il signifie aussi tracer un chemin, mettre en communication. Mais il a encore le sens de parole, d’enseignement. On admet que le mot Tao a d’abord été un mot magique, religieux, qui désignait l’art de mettre en relation, en contact, le Ciel et la Terre, le Yang sidéral et le Yin terrestre, les dimensions sacrées et les êtres humains. Il s’agit donc à la fois d’une méthode, d’un art de la vision et d’un pouvoir.

En Chine aussi il fut un temps où le devin, le magicien et le roi se différenciaient assez peu les uns des autres : chacun voulant, à son niveau que son action dans le monde, sur la nature ou sur les hommes, correspondît à un ordre mystérieux, invisible et supérieur.

Yu le Grand, fondateur légendaire de la dynastie Hia, fut, dit-on, aidé dans sa tâche par des forces et des êtres fabuleux venus d’autres dimensions, attirés jusqu’à lui par sa sagesse cosmique et visionnaire.

On sait qu’il existe un « Tao céleste » que les successeurs de Confucius incorporent à la liste des ouvrages canoniques (King). Le Yi King (le « Livre des Mutations ») était originellement un manuscrit de divination composé de diagrammes cosmologiques dont le maître d’œuvre fut l’empereur mythique Fo-Hi.

La théorie fondamentale du « Livre des Mutations », recoupe, dit-on, certaines hypothèses de la physique contemporaine, notamment les travaux de John Wheeler. À chaque point de son parcours, le Temps se sépare en branches différentes que l’on peut suivre à volonté, à condition d’en comprendre le cheminement. Entre autres choses, le célèbre « Livre des Mutations » donne des indications qui, selon la décision que l’on prend, permettent de parcourir telle ou telle branche du temps.

On peut dire que le Tao est l’apprentissage du Regard, et cela jusqu’au seuil de l’illumination. Cependant, toutes sortes de techniques sont liées au taoïsme dont les figures plus ou moins pures, au fil des siècles, sont innombrables. L’une de ces techniques qui caractérise le taoïsme religieux plus tardif de l’époque Han, tend à acquérir une sorte d’immortalité physique. D’autres sectes utilisent des procédés magiques dans l’espoir de rendre invulnérable. Mais sont-ce là des interprétations vraiment fidèles de l’enseignement initial de Lao Tseu. Le Vieux Maître disait :

« Celui qui est pourvu d’une plénitude de Tao est comparable au nouveau-né ; les insectes venimeux ne le piquent pas, les fauves ne le saisissent pas dans leurs griffes, les rapaces ne l’emportent pas dans leurs serres ; ses os sont faibles, ses tendons sont souples, mais ses mains tiennent ferme ; il ne sait rien de l’union des sexes, mais sa petite verge se dresse : quelle concentration parfaite d’énergie spermatique ! Il peut crier toute la journée sans s’enrouer : quelle perfection dans l’eurythmie ! Qui connaît l’eurythmie est permanent ; qui sait être permanent est illuminé (ming). Tout excès de vie est néfaste ; quand la volonté veut contrôler le souffle, elle le fige. Nous sortons (de l’invisible) pour naître et nous y rentrons pour mourir. »

Ailleurs, il est dit :
« Polis ton miroir spirituel et tu le rendras sans défaut… Que ton esprit lumineux pénètre toutes les régions de l’espace et tu pourras renoncer au savoir… »

Quel est donc ce miroir spirituel ? Certainement une métaphore pour dire que l’esprit du sage initié reflète toutes choses avec fidélité, ce qui n’est pas une mince affaire ! C’est son œil intérieur lumineux qui permet la vision, la voyance du Mystère. C’est le regard de l’illumination.

Pour désigner ce lieu où se dévoile le Mystère et qui ouvre et approfondit le regard, Lao Tseu emploie fréquemment le mot ming (lumière). On observe aussi que les états extatiques étaient expérimentés dans certaines communautés taoïstes. Un récit nous dépeint une autre visite de Confucius à Lao Tseu au cours de laquelle le Vieux Maître semble être visiblement en état de transe et se trouver au seuil de l’illumination.

Un jour, Confucius trouva Lao Tseu apparemment inerte et n’ayant plus rien d’un être vivant. Il dut attendre un certain temps avant d’oser adresser la parole au vieux sage : « Mes yeux m’ont-ils trompé, dit-il, ou ai-je vu quelque chose de réel ? Ce que je viens de voir, Maître, c’est un corps qui ressemblait à un morceau de bois sec. On aurait dit que vous aviez quitté le monde et les hommes et que vous vous étiez installé dans une solitude inaccessible… »
« Oui, répondit Lao Tseu, je suis allé m’ébattre à l’Origine de toute chose. »

Ce récit de Tchouang Tseu, essentiellement mystique, nous montre un Lao Tseu faisant en quelque sorte un voyage spirituel jusqu’à l’origine des choses, à travers le temps, jusqu’au Commencement et au Principe invisible de toute réalité. Mais jamais chez Lao Tseu on ne trouve une idée de l’Au-delà considéré comme une région en soi et comme un refuge pour les âmes. Sa doctrine nous invite plutôt, une fois faite l’expérience du vide, de l’indéterminé et du non-savoir, à nous accorder le mieux possible à l’harmonie cachée du monde.

Tchouang Tseu

Ce qui frappe le plus, c’est sans doute l’extraordinaire équilibre qui semble apparaître dans I’enseignement de Lao Tseu. Il ne le réduit jamais à une exclusive dimension mystique ou à un travail de la seule intelligence. Il enseigne un ascétisme modéré, le refus de toute pression, y compris la dictature du savoir exercée par les « érudits » sur les autres. Il enseigne un certain « laisser être » des choses, la nocivité d’un pouvoir politique centralisé, la responsabilité personnelle, le sens de la démocratie, la valeur de la spontanéité et la splendeur de la sérénité. Il fait confiance à l’homme en englobant, à tous les degrés, l’expérience mystique et la sagesse politique, basée sur une vue claire de ce qui est.

Mais comment laisser s’ouvrir le troisième œil ? Par le passage dans le vide, la vacuité, la réduction de tout encombrement mental, afin que la lumière (ming) puisse surgir et que le regard (visionnaire) puisse se former.

Lao Tseu nous dit : « Le Tao que l’on tente de saisir n’est pas le Tao véritable. »

Le chemin que le sage doit parcourir pour « voir » nous est suggéré par un conte très bref de Tchouang Tseu :
« Le Souverain jaune se promenait au nord de la rivière couleur de feu. Il escalada le mont Kouen-Louen et, comme il s’apprêtait à revenir vers le sud, il remarqua qu’il avait perdu Perle sombre (le Tao). Il la fit chercher par Intelligence qui ne la trouva pas ; puis par Perspicacité, qui ne la trouva pas ; enfin par Analyse qui ne la trouva pas davantage. Ce fut, pour finir, Sans-Image qui la trouva. Étonné, le Souverain jaune se dit : N’est-il pas vraiment étrange que ce soit Sans-Image qui ait pu la trouver ? »

En somme, l’esprit doit franchir un seuil, contourner des recoins obscurs pour atteindre l’éclair (l’illumination), découvrir ses propres pouvoirs ignorés de lui, en dépassant les habitudes de la perception et la démarche conceptuelle. Il ouvre alors « la porte des merveilles ».

Pour voir quoi ? Sans doute, comme le dit un texte de la mystique chrétienne, « les obscurités lumineuses qui surpassent toutes nos vues et nos intelligences ».

Pour montrer, sur cette voie, la simplicité de la vision initiale et l’analogie qui existe entre les sagesses chinoise et occidentale, dans une dimension dite de la non-différenciation, nous ne résistons pas au désir de citer cette anecdote savoureuse attribuée à maître Eckhart et citée par Chang Chung-Yuan dans son admirable essai, le Monde du Tao :

« Une jeune femme vint sonner au cloître de maître Eckhart et exprima le désir de le voir. Le moine portier lui demanda :

– Qui dois-je annoncer ?

– Je ne sais pas, répondit-elle.

– Comment, vous ne savez pas ?

– Non : je ne suis ni une petite fille, ni une femme, ni un mari, ni une épouse, ni une veuve, ni une vierge, ni une servante.

Le portier alla trouver maître Eckhart et lui dit :

– Venez donc voir la plus étrange créature que j’aie jamais vue… Et demandez-lui qui vous demande !…

Maître Eckhart fit ainsi et reçut la même réponse que le portier. Alors il dit :

– Ma chère enfant, ce que vous dites est juste et raisonnable, mais expliquez-moi ce que vous voulez dire.

Elle lui répondit :

– Si j’étais une petite fille, je devrais être encore innocente. Si j’étais une femme, je devrais avoir dans mon âme la parole éternelle. Si j’étais un mari, je devrais avoir la force de résister à tout ce qui est mal. Si j’étais une épouse je devrais rester fidèle à mon époux. Si j’étais une vierge, je devrais être respectueusement croyante. Si j’étais une servante, je devrais être la plus humble et servir mon maître de tout mon cœur. Mais comme je ne suis rien de tout cela, je ne suis qu’une chose parmi les choses.

Alors Maître Eckhart rentra dans son cloître et dit à ses élèves ;

– Je crois bien que je viens d’entendre la plus pure des personnes que j’aie jamais rencontrées. »

Et Chang Chung-Yuan commente : « Pour les taoïstes chinois la “ plus pure des personnes ” est celle qui est entrée au royaume du non-être, dans sa simplicité originelle, parce qu’elle a vu en elle-même la lumière intérieure. »

Il est donc question dans le Tao, et avant tout, de « voir ». Et même de voir l’invisible. Tchouang Tseu, sur la voie de Lao Tseu, nous y invite, en enseignant :
« C’est pourquoi il est dit qu’il n’est rien de mieux que de voir les choses dans la Lumière. »



yogaesoteric

11 juillet 2020

 

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