L’arme du temps – Partie I : l’angoisse des élites et la lutte pour une fenêtre qui se referme (2)
par Nel Bonilla, Substack
Première partie d’une analyse en deux volets. Nous disséquons ici les racines idéologiques et historiques de la panique des élites occidentales. Dans la deuxième partie, nous examinerons ses fondements matériels et les doctrines militaires dangereuses qu’elle a engendrées.
Lisez ici L’arme du temps – Partie I : l’angoisse des élites et la lutte pour une fenêtre qui se referme (1)
L’exception de la guerre froide
La guerre froide a représenté une déviation temporaire de ce modèle, et non sa négation. Les élites occidentales considéraient l’URSS comme un rival idéologique plutôt que comme une menace existentielle pour leurs rôles nationaux et mondiaux. Pendant l’ordre d’après-guerre, pendant quarante ans, les élites occidentales ont acheté la paix sociale dans leurs pays : augmentation des salaires, essence bon marché, places universitaires subventionnées. Pourquoi ? Parce que l’existence même de l’URSS, combinée à la puissance des syndicats, rendait les concessions moins coûteuses que la répression de l’opposition interne.
Une fois l’Union soviétique effondrée, l’accord a pris fin. Les profits ont repris, les inégalités ont augmenté et les programmes sociaux se sont atrophiés. Les élites fonctionnelles et dirigeantes américaines ont réussi à contenir la « menace » par des interventions musclées (Corée, Vietnam, Yougoslavie), des opérations secrètes (El Salvador, Chili, Burkina Faso) et des moyens moins coercitifs dans les pays européens. Cela a permis une détente et un compromis entre les élites (ouverture de Nixon à la Chine). L’ouverture mondiale à la mondialisation reposait sur l’idée d’une mission civilisatrice par le commerce, qui a « échoué » en particulier en ce qui concerne la Chine.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
Une exposition doctrinale : Perspective russe et cadre opérationnel (2020)
Un exemple récent de cette grammaire apparaît dans l’article Russian Perspective and Operational Framework (Perspective russe et cadre opérationnel) du Military Intelligence Professional Bulletin. L’article met en garde contre le fait que la Russie emploie une approche « globale » qui brouille la concurrence et les conflits, ainsi que les sphères civile et militaire. Il commence par admettre une erreur catégorique qui révèle le cadre sous-jacent :
« Nous avons mal appliqué notre propre vision du monde à la Russie et avons évalué la Russie comme européenne après l’effondrement de l’Union soviétique, cherchant à l’intégrer dans le giron de l’OTAN dans la lutte contre l’extrémisme violent. Nous avons été déçus lorsque la Russie a agi comme un État-nation eurasien distinct, totalement séparé de l’Europe occidentale, qui rejetait l’empiètement progressif de l’OTAN vers Moscou ».
Les auteurs ont ensuite reformulé un répertoire politique diversifié en une seule campagne :
« Bien qu’il puisse sembler que les Russes mènent un large éventail d’actions distinctes à travers le continent eurasien, il s’agit en fait d’une campagne à l’échelle du théâtre. Les Russes utilisent de nouvelles technologies et techniques pour accomplir des tâches traditionnelles, ce qui obscurcit souvent leur intention ou leur objectif ».
Tout en concédant que les actions russes sont largement positionnelles, ils regroupent néanmoins tout dans une seule catégorie :
« La Russie reste opportuniste, mais ses actions sont stratégiquement défensives….… La dichotomie entre hybride et conventionnel est fausse : la Russie ne distingue ni ne compartimente la guerre comme le fait l’Occident….… Au contraire, pour comprendre la Russie et la Chine, nous devrions simplifier leurs actions en une seule : la guerre ».
Une fois simplifié, le raisonnement aboutit à la conclusion suivante : « risques inacceptables pour l’OTAN » et nécessité d’une « posture avancée renforcée ». Ainsi, le cadre de confinement des barbares persiste sans insultes explicites. Pourtant, les investissements portuaires, les contrats gaziers ou les accords sur le lithium sont interprétés comme une « guerre sous le seuil », c’est-à-dire un casus belli par d’autres moyens. L’importance réside moins dans l’analyse tactique que dans l’hypothèse : le développement non occidental est principalement compris comme une menace.
Un codage civilisationnel – « eurasien », « non européen » – ancrent une vision du monde dans laquelle des sociétés entières sont considérées comme engagées dans une guerre permanente et totale. Cette interprétation autorise une réponse symétrique : sanctions continues, opérations d’information, changements de posture, refus de technologie et soutien par procuration, le tout tissé dans un seul et même tissu opérationnel.
L’essentialisme civilisationnel dans le courant dominant : les médias comme vecteur idéologique
Une fois intégrée dans la doctrine, cette grammaire passe des documents de travail aux studios de télévision, où elle tente d’acquérir une légitimité populaire. Prenons deux apparitions dans l’émission allemande Markus Lanz, l’une de l’analyste militaire Florence Gaub (2022) et l’autre de la journaliste Katrin Eigendorf (2025). Gaub a proposé le modèle :
« Nous ne devons pas oublier que, même si les Russes ont l’air européens, ils ne sont pas européens, du moins pas culturellement. Ils ont un rapport différent à la violence, un rapport différent à la mort. Il n’y a pas de vision libérale et postmoderne de la vie où chaque personne conçoit individuellement sa propre vie comme un projet. La vie peut s’achever prématurément ».
Eigendorf a durci le discours :
« Je crois que, fondamentalement, la conception de la guerre est différente en Russie….… C’est l’ADN à partir duquel ce que nous vivons aujourd’hui s’est développé….… L’armée a toujours fait partie de l’ADN russe ».
Le schéma est cohérent : toute une population est rendue belliqueuse, acceptant la mort et collectivement impliquée dans la violence. Le langage de l’« ADN » pousse l’argument vers un déterminisme culturel biologisé, un écho direct de la pensée eugénique du début du XXe siècle que Hobson répertorie. Cette évolution reflète l’injonction du document militaire de « simplifier….… à une seule chose : la guerre ». À mesure que la complexité s’effondre, l’éventail des politiques légitimes se rétrécit ; les sanctions et les punitions collectives deviennent envisageables comme une nécessité morale. La remarque d’Emmanuel Todd résume bien la projection à l’œuvre : « La Russie est notre test de Rorschach ».
Cependant, le danger ne réside pas seulement dans l’excès rhétorique. Ce discours prépare le public à des politiques qui traitent des sociétés entières comme des cibles légitimes. La diplomatie s’amenuise, l’escalade est considérée comme de la prudence et la « paix » devient synonyme de capitulation.
III. Panique temporelle
L’historien Paul Chamberlin nous rappelle que les empires sont régis par des horloges (tout comme ils le sont par le territoire et les ressources). Dans les années 1930, un monde surpeuplé d’empires a généré une anxiété d’enfermement : la majeure partie du globe était déjà partitionnée ; les États-Unis ont connu une ascension fulgurante à l’Ouest ; l’Union soviétique s’est consolidée à l’Est. Les dirigeants à Rome, Tokyo et Berlin en ont tiré une leçon sans équivoque : pour compter, il faut avoir un empire, et le temps presse. Comme le dit Chamberlin, les puissances en devenir estimaient qu’elles disposaient d’« un court laps de temps pour se construire et s’emparer….… de territoires impériaux » avant d’être « à la merci » des hégémons rivaux.
Les guerres n’ont pas éclaté uniquement pour des raisons idéologiques abstraites, mais aussi pour des questions d’accès et d’ordre : qui contrôlait les territoires, les voies maritimes et les flux de ressources. La Grande-Bretagne et la France ont combattu l’Allemagne non pas parce qu’elle était nazie par essence, note Chamberlin, mais parce qu’elle avait envahi la Pologne et menaçait la structure existante ; en Asie, l’empiétement japonais sur la Birmanie, la Malaisie, les Indes orientales néerlandaises et les Philippines a déclenché un conflit. La leçon à tirer aujourd’hui concerne la question du tempo. Lorsque les stratèges américains parlent de « fenêtres qui se referment » avec la Chine, ils expriment une vieille anxiété impériale en termes modernes : agir maintenant ou être contraint plus tard.
Résonance actuelle : Washington raisonne désormais en termes de souveraineté de la chaîne d’approvisionnement et de gestion des points d’étranglement, et non plus en termes d’expansion territoriale (même si cela a été exprimé par Trump à propos de la question du Groenland et du Canada). La dédollarisation des BRICS, la nationalisation des minéraux critiques et le réacheminement des corridors énergétiques sont perçus comme des menaces à Washington. La crainte n’est pas seulement que l’idéologie se propage, mais aussi que l’accès se durcisse face à l’influence. L’observation de Chamberlin selon laquelle la Grande-Bretagne est entrée en guerre pour cause d’empiètement territorial trouve un écho dans la pratique du XXIe siècle, où les interventions et les sanctions visent moins à promouvoir la démocratie qu’à empêcher le réalignement du contrôle sur les pipelines, les ports et les paiements.
Le modèle de procuration persiste :
- 1940-1945 : les États-Unis tirent parti de l’infrastructure impériale britannique tandis que les forces soviétiques et chinoises absorbent le choc continental ; ils choisissent quand et où se battre.
- 2022-2025 : l’Occident utilise l’Ukraine comme un puits d’attrition contre la Russie (avec l’UE comme puits de subventions et amortisseur) ; dans la région indo-pacifique, il cultive des impasses qui maintiennent Pékin dans une position réactive (par exemple, les transits dans le détroit de Taiwan, les patrouilles en mer de Chine méridionale).
Sur le plan opérationnel, la continuité est frappante. Le mémorandum « Plan Dog » de 1940 établissait la « priorité à l’Allemagne » et envisageait d’utiliser les bases impériales britanniques comme rampes de lancement. En septembre de cette année-là, l’accord « Destroyers-for-Bases » (destroyers contre bases) échangeait des navires américains désarmés contre des baux de 99 ans sur des sites coloniaux britanniques dans tout l’hémisphère occidental. La puissance maritime, la logistique et la maîtrise des opérations amphibies ont permis à Washington et à Londres de conserver l’initiative, tandis que les Soviétiques et les Chinois se battaient principalement sur la défensive. Au début de 1944, les Alliés ne craignaient plus la victoire de l’Axe, mais que les Soviétiques gagnent trop rapidement et dictent la paix : l’une des raisons de la précipitation vers la Normandie. L’analogie moderne concerne souvent la Chine : si la capacité technologique et industrielle chinoise prend de l’avance, elle dictera les normes et fermera la porte à toute influence coercitive. Cette panique temporaire façonne aujourd’hui la tendance à l’escalade.
La violence coloniale rapatriée
Chamberlin est sans détour quant à la méthode. Le « bombardement stratégique » anglo-américain avant le printemps 1944 consistait principalement à bombarder des civils. La légitimité de telles campagnes a été incubée dans les colonies de l’entre-deux-guerres, où le bombardement des villes éthiopiennes ou l’artillerie contre Damas étaient qualifiés de « guerre sauvage ». Avec la Seconde Guerre mondiale, ce répertoire a migré vers le territoire national. Dans une « guerre sauvage », les restrictions imposées à la guerre « civilisée » ne s’appliquent pas ; des populations entières deviennent des cibles ; des déplacements de population et des représailles s’ensuivent. Le même raisonnement qui place les sociétés non occidentales « en dehors » des lois de la guerre civilisée rend à nouveau envisageable le ciblage de populations entières. Cette catégorie se transpose facilement à notre époque.
Aujourd’hui, les sanctions centrées sur la population prennent souvent la forme d’un blocus financier (sanctions générales qui font chuter les salaires et les importations de médicaments), de frappes contre les infrastructures (réseaux électriques, ponts, ports) et de restrictions de l’information (suppression des plateformes et interdiction des médias). Ce sont là les descendants directs de la « guerre sauvage » dans la modernité tardive : la souffrance des civils est considérée comme un moyen de pression plutôt que comme une contrainte politique.
IV. Empire pointilliste : touche légère, effet de levier important
De cette convergence est née une forme impériale plus légère. Comme le soutient Daniel Immerwahr, l’Amérique d’après 1945 n’a pas annexé de vastes territoires comme les empires d’autrefois. Elle a toutefois construit un archipel de bases, associé à une suprématie navale et aérienne, à des goulets d’étranglement financiers et à des normes technologiques : un « empire pointilliste » qui pouvait être partout et, lorsque le signal était nécessaire, brutalement exemplaire. Sa portée amphibie, ses groupes aéronavals, son transport aérien mondial et sa capacité à frapper de manière atomique ou conventionnelle à partir de nœuds dispersés lui ont permis de conserver son initiative sans colonies officielles. Les infrastructures culturelles et informationnelles, Hollywood, les ONG et les banques de développement ont complété le réseau. Cette forme est particulièrement vulnérable lorsque la souveraineté multipolaire ferme les points de contrôle et redirige les flux.
Notes de fin : transition vers la partie II
Les méthodes perfectionnées à l’étranger reviennent pour organiser la vie chez soi (du point de vue occidental) ; les langues inventées pour un empire réapparaissent comme du bon sens. Le sentiment que le temps presse n’est pas une nouveauté dans l’art de gouverner impérial, mais il est une fois de plus le principal accélérateur. Là où la métropole craignait autrefois l’enfermement territorial, elle craint désormais la souveraineté par d’autres moyens : les banques de développement avec leurs propres normes, la nationalisation du lithium, les corridors énergétiques qui contournent les hubs privilégiés, les systèmes de paiement qui ignorent le dollar. L’empire pointilliste des bases rencontre un monde occupé à redessiner la carte.
La réponse suit toujours une vieille grammaire. L’ambiguïté stratégique et la logique des opérations multidomaines fournissent le nerf administratif d’un état d’esprit de « guerre sauvage » actualisé pour le XXIe siècle : des sociétés entières sont considérées comme des menaces civilisationnelles, et deviennent donc des cibles légitimes par le biais de sanctions qui font s’effondrer les salaires et les importations de médicaments, de listes de refus technologiques qui étranglent les cycles de vie industriels, et de campagnes d’information qui fixent l’« ADN » d’un ennemi. L’essentialisme médiatique de Gaub et Eigendorf, ainsi que les simplifications doctrinales dans les documents de travail, fournissent une licence pour une stratégie qui doit croire à la barbarie de ses cibles afin de justifier une pression permanente ou pire.
Dans ce brouillard, le pari est simple. Il ne s’agit pas de gagner de manière décisive, mais de gagner du temps : maintenir le plateau d’attrition intact jusqu’à ce qu’un soulagement extérieur (un bond technologique, une crise chez un rival) rétablisse une marge de manœuvre. Il s’agit d’une gouvernance par le report.
Que se passe-t-il concrètement ? Quelles doctrines, quels budgets et quels pipelines tissent ce brouillard ? Où le plateau pourrait-il se fissurer : saturation fiscale, lassitude des alliances ou escalade lorsque les autres stratégies cessent de fonctionner ?
La deuxième partie aborde ces questions. Nous passons de la vision du monde à la machinerie, de manière qualitative, en lisant les textes et les artefacts qui font le travail :
- L’ambiguïté stratégique comme contrôle du tempo : comment les « pourparlers », les pauses et les feintes chorégraphient les frappes, imposent des mesures de couverture coûteuses et maintiennent les rivaux dans une position réactive.
- Le pipeline « finance-à-feux » du MDO : comment les sanctions, les contrôles à l’exportation, les cyberactions et les mouvements cinétiques limités s’enchaînent en une seule opération.
- La résistance multipolaire : comment la Chine, la Russie, l’Iran et les partenaires non alignés renforcent leur endurance, et comment leurs propres horloges façonnent leurs choix.
Lisez ici L’arme du temps – Partie II : Le système d’exploitation mondial de la puissance occidentale (1)
yogaesoteric
26 novembre 2025