L’économie mondiale est une bombe à retardement

Par Marshall Auerback

À la suite de la plus grande calamité financière depuis la Grande dépression, Rahm Emanuel, alors chef de cabinet de l’administration Obama, avait lancé un appel à une action agressive pour empêcher le renouvellement de l’effondrement de 2008.

Bien que le système de checks and balances du gouvernement américain produise généralement des réformes graduelles, Emanuel a suggéré que, en période de bouleversement financier, les leviers traditionnels des pouvoirs sont bousculés, créant ainsi des conditions uniques permettant aux législateurs de pousser dans le sens d’une réforme plus radicale. C’est pourquoi il a suggéré de ne jamais perdre l’opportunité présentée par une crise. Ironiquement, c’est peut-être la seule perle de sagesse que nous ayons jamais entendue du bientôt ex-maire de Chicago l’un de ces personnages qui incarnaient par ailleurs les pires instincts du parti démocrate, centrés sur Wall Street. Mais rendez crédit à Rahm pour cette idée utile.

Mais nous avons laissé la crise de 2008 se perdre. Plutôt que de construire une nouvelle fondation à partir des ruines, nous avons simplement rétabli le statu quo et laissé aux ingénieurs financiers de l’élite mondiale une main relativement libre pour créer un large éventail de nouveaux instruments financiers destructeurs.

Pour citer quelques exemples, prenons le cas du Royaume-Uni, où les conseils locaux anglais – les municipalités – ont pris un risque important via des produits financiers structurels appelés « prêts LOBO » (Lender Option Borrower Option). Le blogueur financier Rob Carver explique comment ils fonctionnent :

« Disons que j’offre de vous prêter 40 £ et de vous facturer un intérêt de 3% pendant 5 ans. Un autre type arrive et vous propose le même contrat ; mais le problème est qu’il aura la possibilité de demander son argent quand il le voudra.

Vous ne lui emprunterez pas d’argent car c’est clairement une mauvaise affaire.

Supposons qu’il reste sur sa proposition, mais en guise de concession, il vous prêtera l’argent à seulement 2,9% d’intérêt. Voulez-vous prendre ça ? Et qu’en est-il de 2,5% ? 2% ? »

Ce que Carver décrit ici est ce que l’on appelle le teaser [appât] : un taux d’intérêt de départ séduisant, suffisamment attractif pour inciter l’acheteur à assumer le LOBO. Il est conçu pour inciter quelqu’un qui ne veut pas des emprunts à taux fixe – qui a au moins le mérite d’être constant et donc plus facilement prévisible. La qualité séduisante du teaser réside dans le fait que les coûts d’emprunt peuvent sembler moins chers que les coûts initiaux à taux fixe plus élevés proposés par le Public Works Loan Board (PWLB), une branche du gouvernement qui accorde des prêts aux établissements publics. Mais les problèmes deviennent plus apparents avec le temps qui passe.

Que se passe-t-il si et quand les taux augmentent inopinément ? En général, comme le note Carver, le pire des moments est de rembourser votre prêt lorsque les taux d’intérêt ont augmenté, pour atteindre 4%. Cela revient à enlever le parapluie à la minute où il commence à pleuvoir. Pire encore, l’autorité emprunteuse est probablement liée à un contrat dont la durée de vie est généralement de 40 à 70 ans. Et qui peut prévoir avec certitude l’évolution des taux d’intérêt sur ce laps de temps ? Cela rend extrêmement spéculative toute la notion d’achat d’un instrument sur cette prémisse. Les banques ont la possibilité de relever leurs taux à la hausse à discrétion, et bien que les conseils puissent se désengager de leur contrat, ils devront payer des pénalités énormes s’ils cherchent à renégocier ou à exercer cette option.

Le contrat implique donc un énorme déséquilibre dans les négociations et il est probable que le conseil local finira par payer davantage d’intérêts pendant le prêt. Combien en plus ? Selon un groupe d’activistes, #NoLOBOs – créé pour aider les autorités responsables du logement à lutter contre l’impact de ces instruments – « un nombre important d’établissements publics, dans le domaine du logement, sont confrontés à des taux d’intérêt de 7 à 9 %, soit plus du double du taux de prêt actuel accordé par PWLB. » Et dans de nombreux cas, les municipalités ont été confrontées à des coûts d’emprunt plus élevés à un moment où les fonds supplémentaires alloués par le gouvernement national ont été réduits, de sorte qu’elles sont confrontées à un revers des deux côtés du bilan.

Ce qui était initialement vendu comme un moyen de gérer les risques se métamorphosait finalement en une recette de fragilité financière, surtout quand cela se produit au niveau municipal avec des institutions qui ne sont pas en mesure de créer de la nouvelle monnaie, comme le ferait une autorité fédérale. Le teaser devient une pilule empoisonnée. Cela signifie qu’une autorité locale – ou une instance du gouvernement – qui est utilisatrice plutôt qu’émettrice de monnaie peut faire faillite.

Pour donner une idée de l’ampleur du marché, The Independent souligne :

« Il y a environ 18 milliards de livres sterling de prêts du secteur privé dans les livres des municipalités, selon les chiffres du Département des collectivités et des gouvernements locaux. … environ 15 milliards de livres sterling sont des LOBOs.

Les ventes annuelles aux autorités locales ont régulièrement dépassé 1 milliard de livres dans la période qui a précédé la crise financière et ont culminé à 1,5 milliard de livres en 2007, avant de chuter à 600 millions de livres un an plus tard, puis plus rien en 2012. »

Leur renaissance depuis 2012 a permis d’écrémer des centaines de millions de livres sur les budgets des mairies en difficulté, qui ont été frappées par le double revers de ces instruments toxiques et des réductions imposées par les mesures d’austérité du gouvernement national. Un exemple particulièrement flagrant est la ville à court d’argent de Newham, qui était déjà exposée pour 398 M£ aux LOBO en 2014. Confrontée à des compressions budgétaires du gouvernement conservateur national, le conseil local a été contraint de supprimer le soutien financier d’un foyer pour sans-abri, « Conduisant à l’expulsion d’un groupe de mères célibataires pour économiser 41.000 £ », a rapporté la publication britannique Private Eye.

Inutile de dire que les banques et les courtiers ont largement profité de tout cet exercice, empochant des centaines de millions de livres de profits.

Voici un autre désastre en vue : dans le monde entier, les marchés financiers connaissent une renaissance des Collateralized Loan Obligations CLO [obligations structurées adossées à des emprunts], des instruments largement similaires aux Collateralised Debt Obligations CDO [obligations adossées à des actifs], qui ont contribué à faire exploser le système financier en 2008. Les CDO étaient des instruments titrisés mixtes composés d’obligations risquées adossées à des créances hypothécaires et une grande partie du reste provenant de garanties théoriquement plus sûres. La théorie qui les sous-tendait était que plus la qualité de l’investissement était faible, plus le rendement compensateur était élevé, mais en réalité, la plupart se sont révélés être des déchets indésirables. Ce qui distingue les CLO de leurs cousins CDO, c’est qu’au lieu de reconditionner les hypothèques immobilières, subprimes et autres, les CLO reconditionnent les prêts aux entreprises et le crédit à la consommation, tel que les prêts-auto.

Malheureusement, dans encore un autre cas de leçons non apprises par rapport à 2008, les CLO, comme les CDO, offrent une protection des investisseurs quasi inexistante, « avec plus de 70% d’entre eux ne contenant aucun engagement permettant de contrôler la situation financière et d’intervenir rapidement pour gérer les problèmes des emprunteurs. Cela exacerbe le risque de pertes plus importantes », affirme Satyajit Das, un ancien banquier qui avait identifié les risques pour la stabilité financière posés par ce type d’instruments en 2008. En fait, Das précise : « En ce qui concerne les prêts hypothécaires, les CLO sont généralement composés de prêts moins nombreux et plus importants, ce qui augmente le risque par la concentration. Les prêts à effet de levier sont très sensibles aux conditions économiques et les défauts de paiement peuvent être corrélés, de nombreux prêts rencontrant simultanément des problèmes. » Ce qui est intuitivement tout à fait logique : lors d’un ralentissement, pratiquement toute l’activité économique ralentit, qu’il s’agisse de logements, de ventes de voitures ou de crédits à la consommation. La diversification des risques est donc plus apparente que réelle.

Dans un contexte de faibles taux d’intérêt – et donc de rendements plus bas des instruments conventionnels – les investisseurs en titres de créance se sont vu, encore une fois, affirmer qu’ils pouvaient améliorer les rendements de leurs portefeuilles grâce à ces CLO à rendement élevé, tout en atténuant les risques simplement en se diversifiant. En théorie, le risque est dispersé, mais dans la pratique, comme Das l’a souligné, si vous diversifiez simplement différents types d’excréments financiers, le résultat final risque davantage d’être une insolvabilité de l’ensemble de l’instrument. Un thème commun est que, malgré la performance désastreuse de ces instruments lors du krach boursier, bon nombre des prêts sous-jacents ne disposent toujours pas des dispositions standard pour protéger les prêteurs, telles que les documents comptables et les obligations de disposer de certains niveaux de revenus et d’actifs. En conséquence, plus de déchets toxiques traversent le système, comme une patate chaude. Le dernier qui tient la patate a perdu.

Compte tenu de l’ampleur des émissions, toutes les grandes institutions financières risquent de se retrouver avec ces sacs de patates. Les CLO, note Das, ont augmenté au rythme de 100 milliards de dollars environ par an au cours des dix dernières années, et les encours totaux se rapprochent maintenant de la taille du marché des CDO au moment de la crise de 2008. À mesure que le cycle a mûri, la qualité des actifs des prêts a diminué et les emprunteurs ont été de plus en plus endettés.

Cela suit un schéma classique de cycle d’emprunt typique, les structures de crédit passant d’un « financement de couverture » relativement stable, où les sous-jacents peuvent faire face aux engagements de paiement hors flux de revenus, à un financement style « Ponzi », de la cavalerie, emprunter simplement pour payer les intérêts des emprunts en cours, sans rembourser le capital, un processus initialement décrit par l’économiste Hyman Minsky.

Sur la base des conditions relativement favorables du passé, emprunteurs et prêteurs sont plongés dans un faux sentiment de sécurité et accroissent leur profil de risque en conséquence. Minsky n’était nullement le seul économiste à avoir associé ses travaux aux manies, à la panique et aux crashs. Il a construit son analyse sur les travaux d’analystes de la Grande dépression, tels que Irving Fisher, John Maynard Keynes et John Kenneth Galbraith. Mais ce qui distingue l’étude de Minsky, c’est qu’il s’est concentré sur la source « en amont » de l’instabilité financière, par opposition à son dénouement désastreux. Par rapport au marché actuel du CLO, le parallèle est que la décennie de stabilité qui a suivi les dix dernières années depuis 2008 – en réalité, la fausse stabilité obtenue grâce à l’injection de milliards de dollars dans le sauvetage du secteur public – a encore une fois donné aux utilisateurs des informations fournissant l’illusion que l’effet de levier est sans danger.

Plutôt que de réagir à chaque crise financière en cherchant à freiner les activités qui ont conduit à la crise, la pure et simple domination par le secteur financier a permis que les politiques de conjuration de la crise se soient efforcées de renflouer les gros joueurs et tout faire pour que le casino truqué de l’économie reste ouvert en leur faveur. Ainsi, les institutions financières continuent de concocter des instruments financiers de plus en plus ésotériques et opaques qu’elles commercialisent à des contreparties moins averties sur le plan financier.

Rembobinons la bande de quelques crises financières, à partir du début des années 1990. À cette époque, le trésorier du comté d’Orange, Bob Citron, a mis son comté en faillite en utilisant des investissements qu’il avait financés à partir de l’effet de levier sur des billets structurés, c’est-à-dire des billets personnalisés conçus pour répondre aux souhaits et aux opinions d’investisseurs institutionnels particuliers. Si vous adaptez un instrument exotique à vos perspectives d’investissement, vous feriez mieux de savoir ce que vous faites et d’apprécier les risques. La personnalisation implique un niveau d’expertise financière que Citron a concédé plus tard ne pas posséder pleinement. Il était comme un canard posé sur une mer de requins (pour mélanger des métaphores). Citron a fait un pari sur l’orientation des taux d’intérêt – il a parié qu’ils resteraient bas, ce qui ne s’est pas produit. À la suite de son erreur de calcul, en 1994, le portefeuille d’investissements du comté d’Orange commença à perdre des centaines de millions de dollars, pour aboutir à la faillite, totalement pressé. Sans reconnaître aucune responsabilité, Merrill Lynch a finalement versé 400 millions de dollars de pénalités pour régler l’affaire.

Il s’agissait d’un signal d’alerte précoce, qui n’a malheureusement pas été retenu, et qui fut suivi de près par la crise financière asiatique de 1997, la faillite de Long-Term Capital Management et le défaut de paiement de la dette russe en 1998, l’effondrement des dot.com, et enfin, l’implication complète du système financier mondial en 2008. À chaque fois, la notion imprudente commune était l’idée que des niveaux de récompense plus élevés pourraient être atteints sans augmentation correspondante du risque. Tout cela s’est produit dans un contexte de déréglementation, de transparence minimale et de surveillance inadéquate du marché.

Si vous pensiez que le quasi-effondrement de l’économie mondiale en 2008 était suffisant pour inciter les décideurs et les régulateurs mondiaux à repenser leur addiction persistante à l’innovation financière et à la déréglementation, détrompez-vous. Les régulateurs ont continué à s’adapter à cette complexité plutôt que de la minimiser. Les systèmes financiers complexes engendrent une réglementation encore plus complexe – et finalement inefficace. Il est préférable de simplifier le système afin d’améliorer la qualité de la réglementation et la facilité des contrôles – que la complexité est habilement conçue pour éviter.

Malheureusement, ce n’est pas ce que nos décideurs ont fait. Au lieu de redéfinir le système, les autorités monétaires se sont tout simplement insérées dans la chaîne d’intermédiation, qui incluait un nombre toujours croissant de marchés, sans se demander s’il y avait trop de maillons faibles dans la chaîne de crédit. Plutôt que de raccourcir ou de redéfinir les structures de crédit de l’économie et de limiter les risques en conséquence, les banques centrales ont simplement agi en tant que garants ultimes dans une chaîne logistique allant des instruments monétaires jusqu’aux crédits à plus long terme et plus risqués. En l’absence de toute sanction pour avoir entrepris des activités systémiques plus dangereuses, nos décideurs ont donc fait les mêmes erreurs qu’au début des années 2000 : ils instaurent des incitations perverses qui augmentent les risques, punissant les timides – prudents ? – par de faibles revenus. C’est une illustration classique de la loi de Gresham, selon laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne.

Donc, nous y revoilà. Claudio Borio, l’économiste en chef de la Banque des règlements internationaux – rien que ça – qui avait mis en garde contre les dangers d’une bulle immobilière synchronisée bien avant la crise de 2008, tire de nouveau la sonnette d’alarme. Le crash nous avait donné l’occasion de réduire la taille de la finance et de limiter sa capacité à faire des ravages futurs sur l’économie. Au lieu de cela, nous avons laissé la crise sans réaction, ce qui signifie presque certainement une vilaine suite à 2008, dans un avenir proche.



yogaesoteric

4 février 2020

 

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