Les derniers troubles dans les relations entre la Russie et l’Azerbaïdjan pourraient s’inscrire dans le cadre d’un jeu de pouvoir entre la Turquie et les États-Unis
par Andrew Korybko
Les relations entre la Russie et l’Azerbaïdjan sont en difficulté à la suite de deux scandales. Le premier concerne la récente descente de police contre des criminels présumés d’origine azérie à Ekaterinbourg, au cours de laquelle deux d’entre eux sont morts dans des circonstances qui font actuellement l’objet d’une enquête. Cela a incité Bakou à adresser une plainte officielle à Moscou, après quoi une campagne d’information virulente a été lancée sur les réseaux de communication virtuels et même dans certains médias financés par des fonds publics, accusant la Russie d’être « islamophobe », « impérialiste » et de « persécuter les Azéris ».
Peu après, une descente de police a eu lieu dans les bureaux de Sputnik à Bakou, qui opéraient dans une zone grise juridique après que les autorités aient décidé de les fermer en février, ce qui a entraîné la détention de plusieurs Russes. Cette décision antérieure était soupçonnée d’être liée au mécontentement de l’Azerbaïdjan face à la réaction de la Russie à la tragédie aérienne survenue fin décembre dans le Caucase du Nord, causée par une attaque de drone ukrainien. Les lecteurs peuvent en savoir plus à ce sujet ici et ici.
Avant de déterminer qui est responsable des derniers troubles dans les relations bilatérales, il est important de rappeler le contexte plus large dans lequel tout cela se déroule. Avant l’incident de fin décembre, les relations entre la Russie et l’Azerbaïdjan évoluaient de manière très positive, conformément au pacte de partenariat stratégique conclu entre le président Ilham Aliyev et Vladimir Poutine à la veille de l’opération spéciale de fin février 2022. Ce pacte s’appuyait sur le rôle joué par la Russie dans la médiation qui a mis fin à la deuxième guerre du Karabakh en novembre 2020.
Plus récemment, Poutine s’est rendu à Bakou en août dernier, dont l’importance a été analysée ici et ici. Cette visite a été suivie par celle d’Aliyev à Moscou en octobre, dans le cadre du sommet des chefs d’État de la CEI. Peu avant la tragédie aérienne de fin décembre, Aliyev a accordé une longue interview à Dmitri Kiselev, directeur de Rossiya Segodnya, à Bakou, dans laquelle il a détaillé la politique étrangère multilatérale de l’Azerbaïdjan et ses nouvelles suspicions quant aux intentions régionales de l’Occident à l’égard du Caucase du Sud.
À ce sujet, l’administration Biden a cherché à exploiter la défaite de l’Arménie dans la deuxième guerre du Karabakh pour la monter plus radicalement contre la Russie et ainsi transformer le pays en un protectorat franco-américain afin de diviser et de régner sur la région, ce qui a détérioré les relations avec l’Azerbaïdjan. L’administration Trump semble toutefois reconsidérer cette position et pourrait même avoir accepté de laisser l’Arménie devenir un protectorat conjoint azéri-turc. C’est cette perception qui est à l’origine des derniers troubles en Arménie.
Du point de vue de la Russie, le scénario d’un protectorat franco-américain pourrait déclencher une nouvelle guerre régionale qui pourrait dégénérer et avoir des conséquences imprévisibles pour Moscou si elle instrumentalise la résurgence du revanchisme arménien. De même, le scénario d’un protectorat azéri-turc pourrait accélérer l’ascension de la Turquie en tant que grande puissance eurasienne s’il conduit à une expansion de son influence (notamment militaire) en Asie centrale. Le scénario idéal est donc que l’Arménie retrouve son statut traditionnel d’alliée de la Russie.
Après avoir expliqué le contexte dans lequel s’inscrivent les derniers troubles, il est maintenant temps de déterminer qui en est responsable. Objectivement parlant, les autorités azerbaïdjanaises ont réagi de manière excessive au récent raid policier à Ekaterinbourg, qui a signalé à la société civile qu’il était acceptable (du moins pour l’instant) de mener une campagne d’information virulente contre la Russie. Certains responsables dont les liens avec Aliyev ne sont pas clairs ont alors autorisé le raid contre les bureaux de Sputnik, sous le prétexte implicite d’une réponse asymétrique.
Compte tenu de l’ambiguïté qui entoure le rôle d’Aliyev dans les réactions excessives de l’Azerbaïdjan, il est prématuré de conclure qu’il a décidé de compromettre les relations stratégiques avec la Russie qu’il a lui-même cultivées, même s’il doit tout de même assumer la responsabilité, même si ce sont des fonctionnaires de niveau intermédiaire qui ont agi de leur propre chef. En effet, la plainte officielle déposée par Bakou auprès de Moscou et le raid mené contre les bureaux de Sputnik sont des actions étatiques, contrairement au récent raid policier à Ekaterinbourg, qui est une action locale. Il devra donc probablement s’entretenir avec Poutine prochainement afin de résoudre la situation.
L’observation ci-dessus n’explique pas pourquoi des fonctionnaires de niveau intermédiaire auraient pu réagir de manière excessive au raid de la police à Ekaterinbourg, ce qui peut être attribué au ressentiment profond que certains éprouvent à l’égard de la Russie et à l’influence étrangère supposée. En ce qui concerne le premier point, certains Azerbaïdjanais (mais il est important de noter que ce n’est pas le cas de tous et apparemment pas de la majorité) nourrissent de tels sentiments, tandis que le second pourrait être lié au scénario dans lequel les États-Unis laisseraient l’Arménie devenir un protectorat conjoint azéri-turc.
Pour être plus précis, les États-Unis et la France auraient du mal à faire de l’Arménie leur propre protectorat conjoint, car la Géorgie a réussi à repousser plusieurs vagues de troubles liés à la révolution colorée de l’ère Biden, qui visaient à faire pression sur le gouvernement pour qu’il ouvre un « deuxième front » contre la Russie et le renverse s’il refusait.
La logistique militaire nécessaire pour transformer l’Arménie en un bastion à partir duquel ils pourraient ensuite diviser et régner sur la région n’est donc plus fiable, car elle ne pourrait se faire de manière réaliste qu’en passant par la Géorgie.
En conséquence, l’administration Trump aurait pu décider de réduire les pertes stratégiques de son prédécesseur en « donnant » l’Arménie à la Turquie et à l’Azerbaïdjan, ce qui permettrait de réparer les relations difficiles dont il avait hérité avec ces deux pays. En échange, les États-Unis auraient pu leur demander d’adopter une ligne plus dure envers la Russie si l’occasion se présentait, sachant qu’aucun des deux pays ne la sanctionnerait car cela nuirait à leur propre économie, mais en espérant qu’une situation future se développerait pour servir de prétexte à une escalade des tensions politiques.
Les fonctionnaires de niveau intermédiaire ne seraient pas au courant de ces discussions, mais la demande spéculative susmentionnée aurait pu leur être transmise par leurs supérieurs, dont certains auraient pu laisser entendre que l’État approuvait une réaction excessive à toute « opportunité » à venir. Cette succession d’événements pourrait permettre à Aliyev de « nier de manière plausible » son rôle dans les événements dans le cadre d’un accord de désescalade avec Poutine. Le but de toute cette mascarade pourrait être de signaler à la Russie qu’un nouvel ordre est en train de se former dans l’ensemble de la région.
Comme expliqué précédemment, cet ordre pourrait être dirigé par la Turquie, Ankara et Bakou subordonnant l’Arménie à leur protectorat commun, après quoi ils rationaliseraient la logistique militaire sur son territoire afin de transformer l’« Organisation des États turcophones » (OTS) en une force majeure le long de toute la périphérie sud de la Russie. Pour être clair, l’OTS n’est pas contrôlée par l’Occident, mais son leader turc et son partenaire azerbaïdjanais, de plus en plus égalitaire, pourraient tout de même faire avancer de manière autonome l’agenda stratégique de l’Occident vis-à-vis de la Russie dans ce scénario.
Tout comme les États-Unis et la France disposent d’une logistique militaire peu fiable en Arménie, il en va de même pour la Russie, qui pourrait donc avoir du mal à dissuader une invasion azerbaïdjanaise (turque ?) de son allié nominal mais rebelle de l’OTSC si Bakou (et Ankara ?) exploitait ses derniers troubles (par exemple si le Premier ministre Nikol Pashinyan tombait). De plus, la branche la plus optimale du corridor de transport nord-sud (NSTC) traverse l’Azerbaïdjan, qui pourrait le bloquer si la Russie prenait des mesures décisives pour défendre l’Arménie (même si celles-ci seraient limitées en raison de l’opération spéciale).
Pour être clair, la Russie n’a pas l’intention de combattre l’Azerbaïdjan, mais la réaction excessive de ce dernier à la récente descente de police à Ekaterinbourg pourrait être une manœuvre visant à créer de manière préventive l’impression que la Russie a « reculé » si Moscou ne prend pas de mesures décisives pour dissuader Bakou en cas d’aggravation des tensions régionales autour de l’Arménie. Sans cette descente, un autre prétexte aurait peut-être été exploité ou inventé, mais le fait est que la Russie et l’Azerbaïdjan ont des visions diamétralement opposées de l’avenir géopolitique de l’Arménie.
Cet avenir est crucial pour l’avenir de l’ensemble de la région, comme cela a été écrit, mais la Russie dispose de moyens limités pour influencer le cours des événements en raison de son interdépendance stratégique complexe avec l’Azerbaïdjan vis-à-vis du NSTC et de sa priorité militaire compréhensible accordée à l’opération spéciale. Les contraintes susmentionnées sont évidentes, et Aliyev (et Erdogan ?) pourrait se préparer à en tirer parti, enhardi par ce qu’il (ou ils ?) perçoit comme un revers de la Russie en Syrie après la chute d’Assad.
L’Azerbaïdjan est conscient du rôle irremplaçable qu’il joue dans l’ascension fulgurante de la Turquie, son alliée, au rang de grande puissance eurasienne, qui dépend de la subordination de l’Arménie pour rationaliser la logistique militaire de l’OTS entre l’Asie Mineure et l’Asie centrale via le Caucase du Sud. Si Aliyev en venait à croire que son pays a un avenir plus prometteur dans le cadre d’un ordre régional dirigé par la Turquie plutôt que par la Russie, surtout si les États-Unis donnaient leur accord comme on le suppose, alors la réaction excessive de Bakou aux événements récents serait plus compréhensible.
Le cessez-le-feu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, négocié par Moscou en novembre 2020, prévoit la création d’un corridor contrôlé par la Russie à travers la province méridionale de Syunik en Arménie, que Bakou appelle le « corridor de Zangezur », afin de relier les deux parties de l’Azerbaïdjan. Pashinyan a jusqu’à présent refusé de mettre en œuvre ce projet en raison de la pression exercée par l’Occident et la diaspora arménienne, mais si Trump décidait de « céder » l’Arménie à l’Azerbaïdjan et à la Turquie, il pourrait le faire, mais seulement après avoir écarté la Russie de cette route.
Le contrôle russe empêcherait la Turquie de rationaliser sa logistique militaire vers l’Asie centrale via ce corridor dans le but de remplacer l’influence russe par la sienne dans le cadre d’un grand jeu de pouvoir stratégique qui s’aligne de manière autonome sur l’agenda occidental dans le cœur de l’Eurasie. L’Azerbaïdjan (et la Turquie ?) pourraient donc envahir le Syunik si leur client potentiel, Pashinyan, changeait d’avis sur l’éviction de la Russie ou avant que la Russie ne soit invitée à s’y installer par un nouveau gouvernement s’il venait à tomber.
Les conséquences d’un accès militaire sans entrave de la Turquie à l’Asie centrale, quelle que soit la séquence des événements, pourraient être désastreuses pour la Russie, dont l’influence dans cette région est déjà remise en cause par la Turquie, l’UE et même le Royaume-Uni, qui vient de signer un accord militaire de deux ans avec le Kazakhstan. Ce pays, avec lequel la Russie partage la plus longue frontière terrestre au monde, s’est tourné vers l’Occident, comme cela a été évalué ici à l’été 2023, et cette tendance inquiétante pourrait facilement s’accélérer dans ce cas.
Au vu de toutes ces informations, les derniers troubles dans les relations entre la Russie et l’Azerbaïdjan pourraient donc s’inscrire dans le cadre d’un jeu de pouvoir entre la Turquie et les États-Unis, auquel Trump aurait pu consentir avec Erdogan et Aliyev, qui s’y serait ensuite rallié, mais qui pourrait encore avoir des doutes. Cela expliquerait son rôle « plausiblement niable » dans la réaction excessive de l’Azerbaïdjan aux événements récents. Si ce jeu de pouvoir allait jusqu’au bout, l’Azerbaïdjan risquerait de devenir avec le temps le partenaire junior de la Turquie, ce qu’il a jusqu’à présent cherché à éviter grâce à sa politique de multi-alignement.
Si tel est le cas, il n’est peut-être pas trop tard pour Poutine d’éviter ce scénario, à condition qu’il parvienne à convaincre Aliyev que l’Azerbaïdjan a un avenir plus prometteur dans le cadre d’un ordre régional différent, centré sur le maintien de l’équilibre russo-turc par l’Azerbaïdjan plutôt que sur l’accélération de l’ascension de la Turquie. Le NSTC pourrait jouer un rôle important dans ce paradigme, mais le problème est que les relations de l’Azerbaïdjan avec l’Iran et l’Inde sont actuellement très tendues, et qu’il faudrait donc qu’il joue le rôle de médiateur pour que cela se produise.
Quoi qu’il en soit, il est prématuré de supposer que les derniers troubles dans les relations russo-azerbaïdjanaises constituent la nouvelle norme ou qu’ils pourraient même précéder une crise apparemment inévitable, même si ces deux possibilités sont néanmoins crédibles et doivent être prises au sérieux par le Kremlin, au cas où. Le meilleur scénario serait qu’Aliyev et Poutine s’entendent rapidement pour résoudre à l’amiable les problèmes qui ont brusquement empoisonné leurs relations, sinon le pire pourrait être encore à venir et cela pourrait être désavantageux pour les deux parties.
yogaesoteric
7 juillet 2025