Les mémoires de Snowden le rappellent à la justice américaine

L’ancien sous-traitant de la NSA, bloqué en Russie depuis six ans, fait l’objet de nouvelles poursuites à cause de la publication de sa biographie. L’ouvrage éclaire le parcours d’un jeune idéaliste, heurté par les pratiques de l’Etat qu’il souhaitait servir.

C’est à la fois un coup dur judiciaire et un gros coup de pub involontaire. Alors que vient de paraître aux Etats-Unis l’autobiographie d’Edward Snowden, Permanent Record – qui est sorti dans une vingtaine de pays dont, le 19 septembre, la France sous le titre Mémoires vives (Seuil) –, le département américain de la Justice a annoncé le 17 septembre le dépôt d’une plainte civile pour « violation de contrat ». Il est reproché à l’ancien sous-traitant de l’Agence nationale de sécurité (NSA) américaine, qui a révélé en juin 2013 l’ampleur de la surveillance mise en place par le puissant service de renseignement, d’avoir publié son livre « sans avoir soumis son manuscrit à ses anciens employeurs », la CIA et la NSA, et d’avoir ainsi violé les clauses de confidentialité de ses contrats de travail. Le gouvernement réclame l’ensemble des revenus tirés de l’ouvrage et d’éventuelles adaptations au cinéma, ainsi que les sommes touchées pour ses interventions publiques des dernières années.

Une plainte qui vient s’ajouter aux charges très lourdes qui pèsent sur lui depuis six ans. Aux Etats-Unis, Snowden a été inculpé pour espionnage, vol et utilisation illégale de biens gouvernementaux au titre de l’Espionage Act. Cette loi centenaire « ne fait pas de différence entre le fait de transmettre à la presse, dans l’intérêt public, des informations relevant de la défense nationale, et le fait de les vendre à un pays ennemi pour son profit personnel », rappelle Ben Wizner, figure de l’American Civil Liberties Union et avocat américain du lanceur d’alerte, joint par Libération. Après l’annonce de la plainte civile, Wizner a réagi en faisant valoir que Mémoires vives « ne contient aucun secret gouvernemental qui n’ait été déjà publié par des médias respectés ». Quant à Snowden, il s’est fendu sur Twitter d’un lien vers la page de son livre sur Amazon.com, où il caracole en tête des ventes, avec cette phrase qui sonne comme un slogan : « Voici le livre que le gouvernement ne veut pas que vous lisiez. »

Au cœur des réseaux

Mémoires vives n’est, de fait, pas une collection de secrets d’Etat – les documents de la NSA transmis aux journalistes Laura Poitras, Glenn Greenwald et Ewen MacAskill ont fait l’objet de nombre de révélations dans la presse – mais bien le récit d’un parcours individuel, de l’enfance en Caroline du Nord jusqu’à l’exil forcé à Moscou. Snowden s’y décrit tour à tour comme gamin accro aux ordinateurs et aux jeux vidéo, pirate informatique juvénile, lycéen peu appliqué, employé de start-up, fervent patriote que les attentats du 11 septembre 2001 pousseront à s’engager dans l’armée de terre – à l’époque, il soutient « inconditionnellement et aveuglément » la politique américaine dite de « guerre contre le terrorisme », un soutien qui constitue aujourd’hui, écrit-il, « le plus grand regret de [sa] vie ».

Sa carrière militaire stoppée par une mauvaise chute lors d’un exercice, Snowden s’oriente vers le renseignement, où il travaille comme employé de la CIA puis comme sous-traitant de la NSA, occupant des postes d’administrateur système et d’ingénieur système – à la NSA, ce sont ces fonctions au cœur des réseaux qui lui permettront un accès très large à des documents internes. Le récit, qui narre sa prise de conscience, passe par Genève, Tokyo puis Hawaï, où il est affecté début 2012 et où il prend la décision qui va changer sa vie : « Une exposition totale de l’intégralité de l’appareil de surveillance de masse – non pas par moi mais par les médias, qui forment de fait la quatrième branche du gouvernement des Etats-Unis, protégés par la Déclaration des droits : c’était la seule réponse appropriée à l’envergure du crime », écrit-il. Ensuite, il y a Hongkong, d’où il se révèle au monde après les premiers articles du Guardian et du Washington Post : folle séquence consignée dans le documentaire de Poitras, Citizenfour. Et puis la fuite, l’atterrissage à Moscou-Cheremetievo, censé n’être qu’une étape sur la route de Quito, en compagnie de la journaliste Sarah Harrison, figure de WikiLeaks.

Snowden, qui n’a jamais caché avoir été approché par le FSB, le service de renseignement intérieur russe, et a toujours assuré ne jamais leur avoir transmis la moindre information, raconte l’« offre d’engagement » qui lui est alors faite, à laquelle il coupe court. Il découvre que les Etats-Unis ont annulé son passeport, le bloquant en Russie. « L’exil est une escale sans fin », écrit-il, lui qui vit depuis plus de six ans sous l’encombrante protection du Kremlin, dans un pays qu’il n’a pas choisi. Il dit y mener aujourd’hui une existence presque normale, ultraconnectée, vivant des cachets des conférences qu’il donne à distance, travaillant avec la Freedom of the Press Foundation.

Au-delà du parcours de son auteur, Mémoires vives dessine aussi le basculement post-11-Septembre de l’appareil de renseignement américain dans la surveillance de masse, « par définition […] beaucoup plus préjudiciable aux innocents qu’aux coupables », le recours accru des agences gouvernementales aux sociétés privées, la place prise par les « geeks ». Le « moment Snowden » est aussi l’histoire d’un choc de cultures et de générations, tant le lanceur d’alerte se révèle imprégné des utopies libertaires-libertariennes des pionniers de l’Internet, faisant voisiner la fameuse Déclaration d’indépendance du cyberespace, écrite en 1996 par le poète et militant John Perry Barlow, avec la Constitution américaine. « Je considère, écrit-il, que les années 1990 ont engendré l’anarchie la plus agréable et la plus réussie que j’aie connue. »

Onde de choc

Six ans après ses révélations, « Internet est clairement plus sécurisé […], d’autant plus depuis la soudaine prise de conscience mondiale de la nécessité de disposer d’applications et d’outils cryptés », juge-t-il dans les dernières pages de Mémoires vives. En 2015, le Congrès américain a, pour la première fois depuis trente ans, adopté un texte restreignant les pouvoirs de la NSA. En Europe, l’onde de choc a débloqué les négociations sur le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2016 et entré en application en mai 2018. Pour autant, la surveillance indiscriminée n’a pas cessé et dans plusieurs pays, dont la France, de nouvelles lois ont renforcé les prérogatives des services de renseignement.

Quant à Edward Snowden lui-même, il est toujours dans son pays une figure très controversée. « Malgré les risques, Snowden critique la Russie sur ses élections corrompues, ses lois autoritaires de surveillance, la répression des manifestations. Il continue d’être lui-même, mais beaucoup d’Américains voient juste le fait qu’il est là-bas », déplore Ben Wizner. C’est d’ailleurs sans nul doute à ses concitoyens que le lanceur d’alerte, à travers Mémoires vives, s’adresse en priorité, tant y abondent les références aux pères fondateurs des Etats-Unis et à la Constitution américaine. La deuxième phrase du livre, au fond, résume son propos : « Avant, je travaillais pour le gouvernement mais aujourd’hui, je suis au service de tous. »

yogaesoteric
30 octobre 2019



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