Plus de deux ans après la catastrophe, les sinistrés de Samarco au Brésil face au cynisme des multinationales minières (1)
Le 5 novembre 2015, un barrage de rejets miniers rompait dans l’État brésilien du Minas Gerais, provoquant la mort de 19 personnes, ravageant plusieurs villages, et polluant pour des années un fleuve entier. Deux ans après cette catastrophe écologique, les sinistrés qui ont tout perdu vivent toujours d’une aide d’urgence. Leur indemnisation, comme la reconstruction du principal village, traînent en longueur. Pendant ce temps, aucun dirigeant de l’entreprise Samarco, responsable du barrage, n’a été jugé. L’entreprise fait tout pour redémarrer ses activités et continue de rémunérer grassement ses actionnaires.
« Nous n’avons jamais eu d’exercice d’évacuation, ni jamais entendu une sirène. Nous savions qu’il y avait un barrage, mais jamais on ne nous a dit qu’il y avait un risque. Quand c’est arrivé, l’alarme, ça a été le bruit, le bruit de l’eau qui arrivait. Alors, nous nous sommes mis à courir en criant pour avertir les autres. » Dans son village de Bento Rodriguez, dans l’état brésilien du Minas Gerais, José de Nascimento, 72 ans, avait des poules, des vaches, produisait du lait, des œufs, du fromage. Tout cela a disparu dans la coulée de boue contaminée par les rejets miniers qui a déferlé sur sa communauté le 5 novembre 2015.
Ce jour-là, le barrage du Fundão s’est rompu. C’était l’un des trois barrages que l’entreprise minière Samarco a construit sur cette zone où elle extrait du fer. Des dizaines de millions de mètres cubes de boues toxiques ont alors envahi le village de José, huit kilomètres plus loin. Bento Rodriguez est entièrement détruit. 19 personnes meurent dans la catastrophe, dont 13 travailleurs de l’entreprise Samarco. Deux autres villages, Paracatu de Baixo et Gesteira, sont aussi en grande partie dévastés. Puis, les rejets miniers ont pollué le fleuve Rio Doce sur plus de 600 kilomètres, tuant des tonnes de poissons, avant d’arriver à l’océan, le 21 novembre 2015. Le fleuve est durablement pollué par les métaux lourds. La pêche y est encore en partie impossible. Au moins 250.000 personnes ont été affectées par des pénuries d’eau dues à la catastrophe, selon les données même de l’entreprise.
« Nous avons totalement perdu notre mode de vie »
« Nous avons vu la boue, et nous avons couru. S’il y avait eu une sirène, au moins, personne ne serait mort. Nous aurions pu sauver nos documents », regrette Keila, productrice de gelée de piment au sein d’une coopérative de 11 personnes. Leurs plantations ont disparu sous la boue. Son association, essentiellement des femmes, continue pour l’instant la production avec les réserves de piments séchés qui subsistent. « Nous ne savions pas que le barrage représentait un tel danger ; nous ne pouvions même pas le voir. Mais nous avions des réunions régulières avec les responsables de Samarco, et ils disaient qu’il n’y avait pas de risque, que c’était surveillé 24 heures sur 24… Nous les croyions. »
José et Keila habitent de petits appartements du centre de Mariana, une ville de 60.000 habitants, où tous les sinistrés des villages frappés ont été relogés. Mariana est l’une des cités « historiques » du Brésil colonial, comme Ouro Preto, toute proche : elle est née il y a trois siècles, a grandi avec l’activité minière, et abrite un patrimoine laissé par les Portugais – églises, prison, collèges religieux, et même un train touristique. Keila y partage trois pièces avec son mari, ses deux enfants et sa grand-mère. Dans son village, elle avait une maison de quatre chambres, une salle, une cuisine, une petite piscine, une cour avec des manguiers, des orangers, des mandariniers, des arbres à goyaves…
Keila reçoit dans un petit salon meublé de deux canapés et d’une télévision. « Ici, ce n’est pas une grande ville, mais pour nous qui vivions dans un village, c’est très différent, dit-elle. J’ai toujours vécu à Bento, depuis ma naissance. »« Nous avons totalement perdu notre mode vie. Du lever au coucher, tout est différent ici. Là-bas, nous cultivions, il y avait des fruits partout. Ici, on doit tout acheter », déplore aussi le retraité José qui, depuis qu’il habite à Mariana, a troqué les cultures pour la vente ambulante de biscuits dans les rues de la ville.
Comme tous les autres « réfugiés », leur loyer est payé par l’entreprise Samarco et ils reçoivent, en compensation des sources de revenus disparues, le salaire minium et une allocation de base, soit environ 340 euros en tout. Comme eux, plus de 8000 personnes, dont de nombreux pêcheurs, touchent cette aide d’urgence dans les deux États du Minas Gerais et d’Espírito Santo. Mais ce que José et Keila veulent avant tout, c’est la reconstruction de leur village, prévue à quelques dizaines de kilomètres de Mariana, plus loin des barrages, en zone sûre.
Indemnisations et relocalisations n’ont pas avancé
Pour l’instant, aucun chantier n’a démarré. Seul le terrain a été choisi. Sur place, il n’y a qu’une forêt touffue. La zone n’a été ni déboisée, ni aplanie. « Rien n’avance », se plaint Manoel Marcos Muniz, travailleur retraité de Samarco et ancien habitant de Bento Rodriguez. « Je pensais que ce serait plus rapide, concède aussi José, qui représente les habitants de l’ancien village aux multiples réunions qui se sont tenues, depuis la catastrophe, avec l’entreprise et la municipalité. Notre lutte est difficile. Nous avons deux ou trois réunions chaque semaine. Nous devons tout négocier, il faut que tout soit écrit sur le papier. »
L’entreprise avait annoncé un début des travaux pour mars 2018 et une livraison l’année suivante. Les responsables veulent toutefois rester prudents : les délais seront difficiles à tenir, avertissent-ils. Pour expliquer ces retards, l’ingénieur en charge de la relocalisation accuse la bureaucratie – les normes visant à prévenir des inondations par exemple… – ou les changements d’avis des habitants, mais aussi les obstacles dressés par l’entreprise.
Un processus dominé par les entreprises minières
Une fondation coordonne l’indemnisation et la relocalisation des sinistrés. Nommée Renova, elle est créée en août 2016 suite à un accord entre l’entreprise Samarco, ses actionnaires – Samarco est une joint-venture de l’entreprise minière brésilienne Vale et le groupe anglo-australien BHP Billiton –, les autorités locales, l’État fédéral, et plusieurs administrations. L’accord définit les modalités d’indemnisation, de relocalisation, et établit des amendes que l’entreprise devrait payer pour les dommages. Samarco a d’abord fait appel de la quasi-totalité de ces amendes.
En attendant, aucun des habitants de Bento Rodriguez n’a encore reçu d’indemnisation. Pour cela, l’enregistrement des dossiers et des questionnaires doit commencer en ce début d’année 2018. « Le problème de cet accord, c’est que ce sont les entreprises, Samarco, Vale et BHP Billiton, qui l’interprètent et qui mettent en œuvre les actions, critique Leticia Jocelli, du « Mouvement des personnes atteintes par les barrages » (Movimento dos atingidos por barragens, MAB). La jeune femme est installée à Mariana depuis la catastrophe et tente de mobiliser sur place. Il y a bien un comité inter-fédéral, les autorités des États, qui doit contrôler les actions de la fondation, mais il n’a pas de pouvoir réel ». Les organes de décision de la fondation sont en fait essentiellement composés de personnes placées par les entreprises. Les représentants des populations sinistrées en sont exclus. « Aucune des communautés affectées n’a participé à l’établissement de cet accord », souligne Tchenna Maso, du secrétariat général du MAB.
Priorité aux reliques religieuses plutôt qu’aux êtres humains
La conclusion de l’accord entre les entreprises et les autorités a aussi conduit à la suspension de la procédure judiciaire civile que le gouvernement fédéral avait d’abord lancée contre l’entreprise. Il reste toutefois celle, pénale, initiée par le ministère public fédéral. Celle-ci avait été brièvement suspendue l’été passée avant de reprendre fin 2017. Aucun des 22 responsables mis en cause pour la mort des 19 victimes et les dégâts causés par la rupture du barrage n’a été jugé pour l’instant.
De son côté, la fondation Renova, qui emploie 460 personnes, ne cesse de vanter ses actions. Si la responsabilité de Samarco est pointée du doigt pour la pêche toujours impossible sur une partie du fleuve, Renova réplique que l’eau du Rio Doce n’a jamais été aussi propre, et qu’elle est d’abord polluée par les rejets d’eaux usées, bien plus que par les boues minières.
À Mariana, les responsables de la fondation font fièrement visiter le bâtiment construit tout spécialement pour conserver les objets religieux et pièces de mobiliers des églises des villages détruits qui ont pu être extirpés de la boue. Cette même entreprise qui n’avait pas mis en place de système d’alerte pour les villages menacés par les barrages finance aujourd’hui une équipe de restaurateurs professionnels pour récupérer les statuettes, les livres de prières, les chasubles, les menuiseries ou les autels des églises disparues dans les boues toxiques.
Le mois de décembre 2017, il a plu beaucoup dans le Minas Gerais. L’accès aux ruines du village de Bento Rodriguez a été interdit par les autorités : le risque de foudre, sur un terrain où il ne reste presque plus rien, serait trop important. Mais il est possible de se rendre à Barra Longa, une localité voisine de quelques milliers d’habitants, où la coulée de boue venue de la rivière avait détruit la place centrale et envahi une partie des habitations.
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yogaesoteric
24 mai 2018