Totalitarisme et écosystème
par Ariane Bilheran
« Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.» Albert Camus, Discours de Suède, 10 décembre 1957.
Nous protestons, à juste titre, contre la dérive totalitaire explicitement visible depuis le printemps 2020. Cette protestation citoyenne, morale et spirituelle est indispensable, car elle dit notre souci de conserver les racines, en particulier gréco-romaines et judéo-chrétiennes, de notre civilisation actuelle. Si nous définissons, de façon laconique, le totalitarisme comme l’ambition de la « domination totale » (H. Arendt), avec des méthodes impérialistes, incluant le monopole de la communication, la confiscation de l’économie aux mains de quelques-uns, le fonctionnement à l’idéologie sans cesse mouvante, et le contrôle à la terreur, alors il est bien évident que le totalitarisme n’est pas né hier, ni même avec les totalitarismes du XXe siècle. Il s’agit d’une conception politique du monde, dans laquelle l’être humain est réduit au mieux, à une fonction ou un instrument, au pire, à un rebut inutile, destitué de ses états d’âme imprévisibles, de ses encombrantes aspirations à la liberté, de ses prétentions farfelues à incarner des valeurs morales. C’est par essence un réductionnisme de l’individu : à un « cas positif » ou « négatif », à une unité mathématique, hormis évidemment celles qui lui correspondraient par leur dimension incommensurable et insaisissable, à savoir, le zéro et l’infini. (A. Koestler)
L’humanité n’a jamais vaincu le totalitarisme. Elle en est éternellement, régulièrement, périodiquement, victime, quels que soient les décors de façade, la couleur locale, les idéaux brandis pour « le bien » de la masse, le type d’exigence sacrificielle requis. Nous pourrions souligner notre aptitude croissante à l’autodestruction en tant qu’espèce humaine, et partager raisonnablement les vues de Günther Anders sur le sujet. Or, parfois, j’adopte une autre perspective, depuis laquelle je décèle dans une telle appréhension un péché d’hybris : notre prétention orgueilleuse à croire que nous serions puissants au point d’éradiquer toute vie sur terre, ou encore, la race humaine. Plus j’approfondis l’étude du totalitarisme, plus je serais tentée d’embrasser une autre vision, selon laquelle le totalitarisme serait un moment nécessaire de notre écosystème humain.
Mon immersion dans la nature luxuriante de la côte caribéenne de Colombie m’a permis de faire plusieurs observations du fonctionnement de la nature. Tout d’abord, la nature s’organise en système, c’est-à-dire que plusieurs parties se côtoient, et interagissent ensemble, jusqu’à former un tout vivant, abondant, chantant, qui ne se réduit pas à la somme des parties : fourmis, abeilles, guêpes, moustiques, colibris, aigles, vers de terre, chauves-souris, plantes diverses et variées, etc. Lorsque le système est équilibré, chaque espèce dispose de son espace vital, et l’harmonie règne. En revanche, lorsqu’une agression trop forte survient, apparaissent des phénomènes qui fragilisent l’ensemble, et le rendent malade. Je vais prendre un exemple. Chaque année, dans ma région, les exportateurs de mangues fumigent les manguiers de produits chimiques, ce qui entraîne toujours à la même époque des pertes de ruches d’abeilles, et donne lieu à une invasion de hannetons. La fumigation aux pesticides s’attaque en effet aux mouches qui aiment les mangues. Or, les mouches sont les prédateurs des larves de hannetons. Ainsi se produit le déséquilibre.
Dans ce même système, il existe des périodes. Semons des tomates : nous plantons la graine, qui ensuite développe la plante, laquelle donnera le fruit. Puis, la plante fanera et son déchet alimentera de nouveau la terre. C’est là qu’interviennent les parasites, qui entament un processus de destruction et de décomposition de feuilles, de fruits, de plantes, etc. qui n’étaient plus viables. Si vous luttez pour supprimer les parasites dans votre écosystème, vous vous rendrez rapidement compte (du moins, si vous êtes observateurs) qu’ils reviennent plus forts, plus nombreux, et que vous ne vous en débarrasserez pas comme cela ! Il s’agit donc surtout de détourner leur attention du lieu où vous souhaitez qu’ils n’interviennent pas : par exemple, dans le cadre des fourmis dévoreuses d’un jeune arbuste de moringa, les dissuader en peignant la tige de l’arbre naissant avec de l’huile de neem, et dans le même temps, attirer leur attention ailleurs, où elles seront séduites par un meilleur repas à moindres frais.
Dans l’écosystème, chacun a sa fonction. Il n’y a pas de « bons » et de « mauvais ». Mais chacun doit rester à sa place, et surtout, chacun a sa fonction selon des périodes précises. Éliminer des insectes qui servent à la décomposition des matériaux dans le sol serait une énorme erreur : comment ensuite fertiliser les sols naturellement et créer une terre riche en minéraux ? La fumigation des manguiers dont j’ai parlé est une faute tout aussi grave, car au prétexte de sauver les mangues de cette récolte pour des Occidentaux en mal de saveurs tropicales, on prend le risque de tuer des abeilles. Or, les abeilles fécondent la fleur, qui elle-même donnera le fruit, duquel se nourrira l’abeille. Voici un cycle, où chaque élément est nécessaire.
Dans la nature, tout est communication. Il existe des plantes qui s’entendent bien entre elles : à les rendre voisines, le système devient vertueux. En revanche, si l’on place une plante envahissante à côté d’une plante plutôt tranquille, l’une dévorera le territoire de l’autre. Enfin, la nature est un être vivant, qui réagit à l’environnement, au stress, aux lunaisons. Élaguer un arbre en pleine lune présente un danger « d’hémorragie » de la sève de l’arbre, tandis que le tailler en lune descendante est beaucoup moins traumatique pour lui. Les blessures des coupes peuvent être enveloppées par des pansements ou cataplasmes, mais je ne rentrerai pas davantage dans ces détails techniques, sinon pour dire que les arbres ont manifestement des sensations[1]. Tout le vivant ressent : il existe des interactions permanentes. Savez-vous que les arbres et les plantes s’avertissent de l’existence d’un prédateur ou d’un stress par leurs racines[2] ? Ou encore, que des abeilles attaquées par un prédateur organisent des pièges labyrinthiques extrêmement savants, jusqu’à condamner l’entrée de la ruche ?
Cette observation méticuleuse depuis plusieurs années de l’écosystème qui m’entoure dans la Sierra Nevada de Colombie m’a donné à réfléchir sur le totalitarisme. Et si le totalitarisme, ce moment de destruction radicale, correspondait tout simplement au moment où les parasites viennent dévorer ce qui n’est plus viable ? Je me suis dit que cela expliquerait beaucoup de choses. Notamment, le pourquoi nous restons presque toujours dans les mêmes pourcentages de psychologie sociale concernant la soumission des masses au système totalitaire, malgré la somme colossale d’informations alternatives qui circulent aujourd’hui. Le prorata entre les individus lucides, les moutons de Panurge, et les prédateurs est toujours le même, au départ du mouvement totalitaire. Comme s’il fallait que la masse soit suffisamment anesthésiée pour permettre l’œuvre de destruction. À l’avenant, et je m’en étais exprimée à plusieurs reprises, il n’y a pas de système totalitaire sans témoins, et il n’y a pas de système totalitaire qui n’épargne pas des témoins, alors qu’il aurait tout à fait le loisir de les supprimer[3]. Or, ce sont ces témoins qui précisément prendront la relève après l’œuvre de destruction, car une fois les déchets transformés en compost, il faudra bien que la graine soit semée et que le nouveau cycle reparte. Le réveil de la conscience des individus et la sortie de l’hallucination psychotique dans laquelle ils sont pris en croyant à la fiction idéologique du délire paranoïaque, sont progressifs, mais surtout, proportionnels à la quantité de destruction engendrée par le totalitarisme.
Avec cette grille d’analyse, le moment totalitaire, que j’associe bien volontiers au « moment du négatif » selon Hegel dans la Dialectique de l’Histoire, est tout bonnement l’instrument de la destruction d’une civilisation qui n’est plus viable. Pourquoi n’est-elle plus viable ? Simplement, parce qu’elle achève son déclin. Car il n’existe rien sur terre qui n’obéit pas au cycle suivant : naissance, croissance, apogée, déclin, et mort. Les plantes y obéissent. Les animaux et les individus, aussi. Les entreprises. Les dynasties. Et bien entendu, les civilisations.
Le moment totalitaire est celui de la pulsion de mort brute. Les individus régressent dans une confusion psychique telle que « les quatre piliers de la maison », comme je m’emploie à l’imager, s’effondrent : interdit du meurtre, interdit de l’inceste, différence des générations et différence des sexes. Il faut entendre ces interdits comme des digues psychiques et symboliques. Plus qu’une tentation, cette régression pulsionnelle de l’humanité, par moments cycliques dans l’histoire, serait alors : un besoin et une nécessité.
Avec une telle perspective, le groupe témoin[4] appartient intégralement à l’écosystème dans sa période totalitaire. Il n’en est pas séparé. Il n’est pas à l’écart. Sa fonction est de veiller, telles des Vestales, à la conservation du feu sacré entre l’ancien et le renouveau. Dans le moment de la décomposition au sein de la nature, les parasites n’éliminent jamais non plus tous les éléments qui seront indispensables pour faire repartir le nouveau cycle. Bien sûr, certains peuvent être éliminés pour intimider l’ensemble : les parasites ne permettent pas d’être empêchés de mener leur œuvre à terme. Mais les témoins ne sont jamais tous supprimés : d’une part, car c’est impossible, d’autre part, parce qu’ils ont une fonction de relève dans l’écosystème.
Nous sommes sur la fin d’une civilisation en déclin, qui atteint son terme[5]. Cela prend un certain temps, avec une destructivité majeure, par paliers. Les fonctions de prédation et de parasitage exercent leur labeur de déconstruction et de décomposition, nécessaire à l’élimination de cette civilisation qui se meurt. Selon une telle hypothèse, nous serions utilisés dans l’écosystème pour nos capacités et nos dispositions, rôle auquel nous consentirions tout simplement parce qu’il émane de qui nous sommes. Le déni massif aurait alors un sens métaphysique, et serait incontournable pour que s’opère la destruction. La sortie du déni serait proportionnelle à la nécessité de freiner puis d’arrêter les destructions au niveau collectif, car elles auront été suffisantes pour un renouveau.
« Un art de vivre par temps de catastrophe » (Camus)
Cette hypothèse est irritante, car elle oblige à modifier notre conception classique de la liberté : nous serions, en somme, des acteurs de cycles du vivant qui nous dépassent. Mais à quoi sert-il de penser si penser ne nous dérange pas dans nos certitudes et notre confort ?
Au printemps 2020, nous n’étions que très peu nombreux à parler, et encore moins à dire : « tout ceci est totalitaire et va durer ». La suite du programme actuel est la radicalisation des tensions entre deux mouvements qui ne parviennent plus à trouver des terrains de jeux et d’entente : l’ordre et la liberté. La situation suppose d’accomplir un ample travail de détachement, de deuil, d’acceptation, pour retrouver de la souplesse, de la créativité et de l’agilité. Lorsque la maison s’écroule ou brûle, qu’allons-nous et que pouvons-nous sauver dans l’incendie ? Certains objets ou meubles, qui nous semblaient tant importants, ne sont peut-être pas si utiles à sauver. En revanche, d’autres nous apparaîtront essentiels, tandis que nous les avions toujours considérés comme anodins. Le moment de décomposition totalitaire nous invite aussi à faire le tri dans notre propre maison intérieure, à réaliser un travail d’épuration interne et externe, et à déployer « un art de vivre par temps de catastrophe ».
Notes :
[1] Il s’agit également d’une affirmation des Indiens Kogis, qui ont 4.000 ans d’histoire et de survie dans la Sierra Nevada de Colombie, mais comme précisé dans le livre de Lucas Buchholz Kogi. Leçons spirituelles d’un peuple premier, que j’ai eu le privilège de traduire, cette conception de la nature comme système vivant n’est pas ici animiste. Elle se rapproche davantage de la vision développée par Bergson dans L’Énergie Spirituelle.
[2] https://ecotree.green/blog/les-arbres-communiquent-ils
[3] Cf. « Chroniques du totalitarisme 6, Le témoin par destin », Chroniques du Totalitarisme 2021, ainsi que le briefing de l’Antipresse avec Slobodan Despot du 01er juillet 2022.
[4] Cf. « Chroniques du totalitarisme 6, Le témoin par destin », Chroniques du Totalitarisme2021, et le briefing de l’Antipresse avec Slobodan Despot du 01er juillet 2022.
[5] Cela fait bien longtemps que le déclin de l’Occident est observé par certains penseurs, on pense à « la fin du courage » de Soljenitsyne, mais avant, au texte « la crise de l’autorité » d’Hannah Arendt, ou encore, aux textes incisifs d’André Suarès.
yogaesoteric
7 octobre 2022