Jiddu Krishnamurti – Un maître qui a marqué les esprits et les cœurs (3)
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Ce qu’est le vrai enseignement…
L’ignorant n’est pas celui qui manque d’érudition, mais celui qui ne se connaît pas lui-même et l’érudit est un sot lorsqu’il cherche l’entendement dans des livres, dans des connaissances, auprès d’autorités. L’entendement ne vient qu’à celui qui se connaît lui-même, c’est-à-dire qui a la perception de la totalité de son propre processus psychologique. Ainsi l’instruction, dans le vrai sens de ce mot, est la compréhension de soi, car c’est en chacun de nous que l’existence entière est ramassée.
Ce qu’on appelle instruction est une accumulation de faits, un savoir livresque qui est à la portée de toute personne sachant lire. Une telle façon de s’instruire offre une forme subtile d’évasion, et, comme toutes les fuites hors de soi-même, crée inévitablement un surcroît de misères. Les conflits et l’état de confusion résultent des rapports faux que vous entretenez avec les gens, les choses, les idées, et tant que vous ne comprenez pas et ne modifiez pas ces rapports, le fait d’apprendre, de recueillir des données, d’acquérir différentes sortes d’habiletés, ne peut que vous enfoncer davantage dans le chaos et la destruction.
Dans les sociétés, telles qu’elles sont organisées, on envoi les enfants à l’école pour qu’ils apprennent un art ou une science qui leur permettront un jour de gagner leur vie. Vous voulez faire de votre enfant d’abord et surtout un spécialiste et espérez ainsi lui donner une situation économique sûre. Mais est-ce que l’enseignement d’une technique vous rend capables de vous comprendre vous-mêmes ?
Bien qu’il soit évidemment nécessaire de savoir lire et écrire, de posséder un métier et de pouvoir exercer une quelconque profession, est-ce que cette sorte de savoir engendre en nous la capacité de comprendre la vie ? Bien sûr que non. Donc si la technique est le seul but, vous niez manifestement l’essentiel de la vie. La vie est douleur, joie, beauté, laideur, amour, et lorsque nous la percevons comme un tout, cette compréhension, à chaque niveau, crée sa propre technique. Mais le contraire n’est pas vrai : un savoir-faire ne peut jamais engendrer une compréhension créatrice.
L’éducation est une faillite complète parce qu’elle accorde la primauté à la technique. En lui accordant cette importance excessive, on détruit l’homme. Cultiver la capacité et l’efficience sans comprendre la vie, sans avoir une perception compréhensive des démarches de la pensée et des désirs, c’est développer, la brutalité, provoquer des guerres, et, en fin de compte, mettre en péril la sécurité physique. Le développement exclusif de la technique a produit des savants, des mathématiciens, des constructeurs de ponts, des conquérants d’espace, mais comprennent-ils le processus total de la vie ? Un spécialiste peut-il percevoir la vie en tant que totalité ? Il le peut, s’il cesse d’être un spécialiste.
Le progrès technologique ne manque pas de résoudre des problèmes de certaines sortes, pour certaines personnes, à certains niveaux, mais il entraîne des conséquences plus vastes et plus profondes. Vivre à un certain niveau et négliger le processus total de la vie, c’est inviter la misère et la destruction. Le besoin le plus pressant, le problème le plus urgent pour chaque individu est d’avoir une compréhension intégrale de la vie, qui lui permettra d’affronter ses complexités sans cesse croissantes.
La connaissance technique, pour nécessaire qu’elle soit, ne résoudra en aucune façon les conflits psychologiques, les pressions intérieures ; et c’est parce que vous avez acquis le savoir sans appréhender le processus total de la vie, que la technologie est devenue un moyen de vous détruire vous-mêmes. L’homme qui sait faire éclater l’atome mais qui n’a pas d’amour en son cœur devient un monstre.
Vous choisissez une profession selon vos capacités, mais est-ce que suivre une vocation vous affranchira de vos conflits et de votre confusion ? Une certaine forme d’entraînement technique semble nécessaire ; mais lorsque vous devenez des ingénieurs, des médecins, des comptables, où en sommes-nous ? Est-ce que l’exercice d’une profession est l’accomplissement de la vie ? Elle l’est apparemment, pour la plupart d’entre nous. Vos diverses professions peuvent vous occuper la plus grande partie de l’existence ; mais les choses mêmes que vous produisez et qui vous enthousiasment tellement, sont celles qui causent vos destructions et vos misères. Votre comportement et vos valeurs transforment vos occupations et votre monde en instruments d’envie, d’amertume et de haine.
Sans connaissance de soi, tout ce qui vous occupe provoque une frustration avec ses inévitables conséquences dans toutes sortes de pernicieuses activités. La technique sans cette compréhension intérieure mène à l’inimitié et à une brutalité que vous recouvrez de phrases agréables à entendre. A quoi bon donner tant d’importance à la technique et devenir des entités efficientes si le résultat est une mutuelle destruction ? Le progrès matériel est prodigieux, mais il n’a fait qu’augmenter le pouvoir de détruire l’un l’autre, et il y a la famine et la misère sur toutes les terres du monde. L’humanité n’est pas une espèce paisible et heureuse.
Lorsque la fonction est suprêmement importante, la vie devient morne et triste ; elle devient une routine mécanique et stérile, que nous fuyons en nous plongeant dans les distractions les plus variées. L’accumulation de faits enregistrés et le développement de capacités – qu’on appelle instruction – vous a privés de la plénitude de la vie et de l’action intégrées. C’est parce que vous ne comprenez pas le processus total de la vie que vous vous accrochez à la capacité et à l’efficience, lesquelles prennent ainsi une importance écrasante. Mais le tout ne peut pas être compris à travers la partie ; il ne peut être compris que par l’action et l’expérience.
Un autre facteur dans cette culture de la technique est qu’elle vous donne un sens de sécurité, non seulement économique, mais psychologique aussi. Il est rassurant de savoir que l’on est efficient et capable. Savoir que vous pouvez jouer du piano ou construire une maison, cela vous donne une impression de vitalité, une indépendance agressive. Mais accorder de l’importance à votre capacité à cause du désir que vous avez d’une sécurité psychologique c’est nier la plénitude de la vie. Le contenu total de la vie ne peut jamais être prévu, il doit être perçu à nouveau d’instant en instant, mais vous redoutez l’inconnu, et à cause de cela vous établissez pour votre sauvegarde des zones de protections psychologiques sous formes de systèmes, de techniques et de croyances. Et, tant que vous chercherez une sécurité intérieure, le processus total de la vie vous échappera.
Une bonne éducation, tout en encourageant l’enseignement d’une technique, devrait accomplir quelque chose de bien plus important : elle devrait aider l’homme à connaître par expérience le processus intégré de la vie. C’est cette expérience directe qui mettra la capacité et la technique à leur vraie place. Car, en somme, si l’on a quelque chose à dire, le fait même de la dire crée le style, mais apprendre un style sans le sentir intérieurement, ne peut que mener à une expression artificielle.
Les ingénieurs, dans le monde entier, s’acharnent à concevoir des machines qui fonctionneront sans le concours humain. Dans une vie presque entièrement servie par des machines, que deviendraient les hommes ? Ils auraient de plus en plus de loisirs sans savoir les employer avec sagesse et chercheraient des évasions dans l’érudition, dans des amusements abêtissants, dans des idéals.
On a écrit de nombreux volumes sur l’idéal dans l’éducation, et pourtant la confusion à ce sujet est plus grande qu’elle ne l’a jamais été. Il ne peut pas exister de méthode pour l’enseignement de l’intégration et de la liberté. Tant que ce sont les principes, les idéals, les méthodes qui importent, on ne fait rien pour aider l’individu à se libérer de sa propre activité égocentrique, avec ce qu’elle comporte d’angoisses et de conflits.
Aucun idéal, aucun plan utopique d’une Cité future ne provoqueront le bouleversement radical des cœurs qui est essentiel si l’on veut mettre fin à la guerre et éviter la destruction universelle. Aucun idéal ne peut modifier les valeurs actuelles. Celles-ci ne peuvent être rejetées qu’au moyen d’une éducation vraie, basée sur la compréhension de « ce qui est ».
Lorsqu’on travaille ensemble pour un idéal, pour un avenir, on façonne des individus selon sa conception du futur ; ils n’intéressent pas en tant qu’êtres humains car c’est l’idée de ce que ces individus devraient être qui, seule, intéresse. « Ce qui devrait être » devient beaucoup plus important pour nous que « ce qui est », c’est-à-dire l’individu avec ses complexités telles qu’elles existent. Mais si on commence à comprendre l’individu directement au lieu de le regarder à travers l’écran de ce qu’on imagine qu’il « devrait être », aussitôt, c’est « ce qui est » qui vous occupe. Et alors, vous ne cherchez plus à transformer l’individu et votre principal intérêt est de l’aider à se comprendre lui-même. En cela, il n’entre en jeu aucun mobile, aucun profit personnels. Si vous êtes pleinement conscients de « ce qui est », vous le comprenez et par conséquent vous en êtes libres ; mais pour être conscients de ce que vous êtes, vous devez cesser de vous efforcer d’atteindre quelque chose que vous n’êtes pas.
L’idéal n’a aucune place dans l’éducation car il empêche la compréhension du présent : l’on ne peut être conscient de « ce qui est » que lorsqu’on ne s’évade pas dans le futur. Être tourné vers le futur, s’efforcer d’atteindre un idéal, cela révèle une paresse d’esprit et le désir d’éviter le présent. La poursuite d’une utopie préfabriquée n’est-elle pas une négation de la liberté et de l’intégration de l’individu ? Lorsque l’on a un idéal en vue, un modèle, lorsque l’on a une formule de ce qui devrait être, ne mène-t-on pas une vie superficielle et automatique ? On a besoin, non pas d’idéalistes ou d’entités possédant un esprit mécanisé, mais d’êtres humains intégrés, intelligents et libres. Vouloir mettre en application un projet de société parfaite c’est se batailler et verser le sang pour ce qui « devrait être », tout en ignorant ce qui « est ».
Si les êtres humains étaient des entités mécaniques, des machines automatiques, le monde futur serait prévisible et des plans pour une utopie parfaite pourraient être dressés. On pourrait alors élaborer soigneusement les cadres d’une société future et s’orienter vers leur mise en exécution. Mais les êtres humains ne sont pas des machines que l’on puisse installer selon des conceptions définies.
Entre maintenant et le futur il y a un immense inconnu dans lequel de nombreuses influences agissent sur chacun. En sacrifiant le présent au futur, on poursuit des moyens erronés en vue d’une fin qu’on imagine être probablement juste. Mais les moyens déterminent la fin ; et, d’ailleurs, qui est-on pour décider ce que l’homme devrait être ? De quel droit décide-t-on de le conformer à un quelconque modèle, qu’on décrit tel ou tel livre, ou que déterminent les ambitions, les espoirs et les craintes ?
L’éducation ne s’appuie sur aucune idéologie, quelles que soient ses promesses au sujet d’une future utopie ; elle ne s’appuie sur aucun système, quel qu’intelligent qu’il soit et ne doit pas être un moyen de conditionner l’individu d’une façon ou d’une autre. L’éducation doit aider l’individu à mûrir librement, à s’épanouir en amour et en humanité. C’est à cela qu’on devrait s’occuper et non pas à façonner l’enfant conformément à un modèle idéal.
Toute méthode qui classifie les enfants selon leurs tempéraments et leurs aptitudes ne fait que mettre en relief leurs différences et, de ce fait, engendre les antagonismes et encourage les divisions dans la société. Elle ne contribue donc pas à développer des êtres humains intégrés. Il est évident qu’aucune méthode et qu’aucun système ne peuvent servir de base à l’éducation dont on parle. La mise en application d’une méthode est l’indice d’une paresse d’esprit chez l’éducateur. Tant que l’éducation s’appuie sur des principes nettement établis, elle peut confectionner des hommes et des femmes très habiles, mais ne peut pas produire des êtres humains créatifs.
Seul l’amour peut engendrer la compréhension d’autrui. Où est l’amour, il y a communion instantanée avec l’autre, au même niveau et en même temps. C’est parce qu’on est si desséchés soi-même, si vides et sans amour qu’on a permis aux gouvernements et aux systèmes de s’emparer de l’éducation des enfants et de la direction des vies ; mais les gouvernements veulent des techniciens efficients, non des êtres humains, car des êtres vraiment humains deviennent dangereux pour les États. Voilà pourquoi les gouvernements cherchent à contrôler l’éducation.
La vie ne se laisse pas conformer à un système ; on ne peut pas l’enfermer dans un cadre, quelque noble qu’il soit. Et un esprit qui n’a été entraîné qu’à la connaissance des faits est incapable d’aborder la vie avec toutes ses diversités, ses subtilités, ses profondeurs et ses altitudes. Lorsqu’on instruit les enfants selon un système de pensée ou en appliquant une discipline définie, lorsqu’on leur apprend à penser dans des cadres compartimentés, on les empêche de devenir des hommes et des femmes intégrés, et par conséquent ils sont incapables de penser intelligemment, c’est-à-dire d’aborder la vie dans son unité.
Or la plus haute fonction de l’éducation est précisément de créer des individus intégrés, capables de considérer la vie dans son ensemble. L’idéaliste, tout comme le spécialiste, ne s’occupe pas de la totalité mais d’une partie seulement. Il ne peut pas y avoir d’intégration tant que l’on s’efforce d’agir conformément à un idéal. Et la plupart des éducateurs qui sont des idéalistes ont négligé l’amour. Leurs esprits et leurs cœurs sont secs. Pour étudier un enfant l’éducateur doit être sur le qui-vive, en état d’observation, et en même temps être lucide quant à son propre processus, ce qui exige bien plus d’affection et d’intelligence que d’inciter l’enfant à suivre un idéal.
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yogaesoteric
15 mars 2019