L’avortement : matrice des « libertés dénaturées »
Par Grégor Puppinck
À l’occasion de la Marche pour la vie du 20 janvier 2019, Grégor Puppinck revient sur l’évolution de la compréhension du droit à la vie. Il est docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ). Il a récemment publié Les droits de l’homme dénaturé (Le Cerf, 2018) et Droit et prévention de l’avortement en Europe (LEH, 2016).
Durant la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la détermination du commencement du droit à la vie fut vivement débattue. À l’ONU, la Commission sur le statut des femmes, présidée par Mme Begtrup, recommanda de prévoir des exceptions au respect du droit à la vie afin de permettre la « prévention de la naissance d’enfants mentalement handicapés » et d’enfants « nés de parents souffrant de maladie mentale ». Le représentant du Chili fit remarquer la similitude de ces propositions avec la législation nazie. Charles Malik, libanais orthodoxe, proposa de garantir, à l’inverse, « le droit à la vie et à l’intégrité physique de toute personne dès le moment de la conception, quel que soit son état de santé physique ou mentale ». Ici encore, les deux conceptions de l’homme et de la dignité se faisaient front. Objectant que plusieurs pays autorisent l’avortement lorsque la vie de la mère est en danger, le représentant de la Chine, soutenu par l’Union Soviétique et le Royaume-Uni, s’opposa à la protection explicite de la vie humaine dès la conception. Finalement, le texte resta volontairement silencieux sur ce point.
Cette question n’a cessé depuis d’être vivement débattue, les promoteurs du contrôle des naissances essayant inlassablement d’imposer un droit universel à l’avortement. Au Conseil de l’Europe, en 1979, il s’est encore trouvé une majorité de députés à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour défendre « Les droits de chaque enfant à la vie dès le moment de sa conception » et pour souligner quelques années plus tard « que dès la fécondation de l’ovule, la vie humaine se développe de manière continue ».
En restant silencieuse sur le statut de l’homme avant sa naissance, la Cour évite de se prononcer sur son droit à la vie et laisse à chaque État le choix de permettre ou non l’avortement.
Au fil de sa jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit aucun droit à subir un avortement, ni de le pratiquer, ni même de concourir impunément à sa réalisation à l’étranger. Elle a aussi jugé que l’interdiction de l’avortement ne viole pas la Convention. Enfin, elle a souligné que l’article 8 de la Convention qui garantit le droit à l’autonomie personnelle « ne saurait (…) s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement ».
Ainsi, il n’existe pas de droit à l’avortement au titre de la Convention européenne. L’existence d’un tel droit de vie et de mort sur l’être humain avant la naissance supposerait de nier absolument son humanité ; et il ne s’est pas – encore – trouvé de majorité au sein de la Cour pour ce faire. Celle-ci a suivi l’approche ambiguë de la Déclaration universelle, en jugeant que les États peuvent « légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie », tout comme ils peuvent faire le choix inverse.
En restant silencieuse sur le statut de l’homme avant sa naissance, la Cour évite de se prononcer sur son droit à la vie et laisse à chaque État le choix de permettre ou non l’avortement. Cette position peut sembler équilibrée, mais concrètement, elle a bien plus pour effet de tolérer l’avortement que de protéger la vie humaine anténatale. De fait, la Cour n’a jamais protégé un seul enfant à naître parmi les millions qui ont été avortés ; elle a en revanche condamné l’Irlande, la Pologne et le Portugal en raison de leur législation restrictive sur l’avortement.
C’est en se plaçant sur le terrain de la vie privée de la mère, plutôt que sur celui du droit à la vie de l’enfant, que la Cour est parvenue à introduire l’avortement dans la logique des droits de l’homme. Tout en reconnaissant que la Convention ne garantit pas de droit à la vie à l’enfant in utero, ni de droit à l’avortement à la mère, la Cour a jugé que la faculté d’avorter entre dans le champ de la vie privée de la femme au titre du respect de « l’intégrité physique et morale de la personne ». Elle a alors conclu que les modalités d’accès à l’avortement doivent respecter la Convention dès lors qu’un État en permet la pratique, même par exception. Jugeant ces modalités trop restrictives en Irlande et en Pologne, la Cour est ainsi parvenue à condamner ces pays à faciliter l’accès à l’avortement au nom d’une Convention qui n’en garantit pas la pratique ! La Cour fait le grand écart : elle concède d’une main le principe de l’absence de droit à l’avortement, mais enjoint de l’autre les États à libéraliser sa pratique.
La subjectivisation de l’être humain
Pour pouvoir juger ainsi, la Cour a dû rendre subjective et relative la définition de l’homme, sujet et bénéficiaire des droits de l’homme, en l’identifiant à la seule conscience individuelle. L’homme des droits de l’homme n’est plus l’être humain biologique, le continuum de l’embryon au vieillard ; il est la conscience qu’il a de lui-même : l’esprit.
Pour la Cour européenne, un membre de « l’espèce humaine » n’est pas nécessairement « une personne » protégée par la Convention. Ainsi en est-il des enfants à naître dont elle affirme ne pas pouvoir « répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une “ personne ”, alors même qu’elle reconnaît son appartenance “ à l’espèce humaine ” ». Il appartient biologiquement à l’espèce humaine, mais pas encore à l’humanité. La Cour adopte ainsi la distinction entre vie humaine biologique et personnelle selon laquelle la vie des êtres privés de conscience ne serait qu’une vie humaine biologique et non pas une vie humaine personnelle qui seule serait digne de protection.
Mais la Cour refuse de déterminer quand s’opèrerait le passage de la vie biologique à la vie personnelle, et donc à partir de quand garantir le droit à la vie. Elle prend prétexte d’une prétendue « absence de consensus européen sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie », s’agissant même d’un enfant tué in utero à huit mois de grossesse, comme si la science ou le droit étaient capables de répondre à cette question. Le vrai problème pour la Cour n’est pas tant le « début de la vie », dont chacun sait qu’il se situe à la conception, mais le début de la vie humaine personnelle. En fait, l’incapacité de la Cour à déterminer à partir de quand il se trouverait suffisamment d’esprit dans un corps pour en faire une personne digne de protection témoigne directement de sa conception dualiste et athée de l’être humain. Selon cette conception, l’enfant ne deviendrait humain que progressivement, à mesure que l’esprit émergerait de son corps, à la différence des chrétiens pour qui l’âme est insufflée par Dieu dès la conception. Le « seuil d’humanité » est alors fixé par les adultes, par reconnaissance : l’enfant est humain si on se reconnait en lui. La fixation de ce seuil est arbitraire. Combien faut-il d’esprit pour faire un homme ; et qu’est-ce que l’esprit pour un être privé de parole (infants) ?
Ce n’est donc pas la vie réelle qui est protégée, mais la vie comme support de l’esprit.
En fait, à y regarder de plus près, l’homme en soi n’existerait pas. L’être ne serait protégé par les droits de l’homme qu’en tant que support de l’esprit. La Cour dit ainsi que « c’est la potentialité de cet être [l’enfant à naître] et sa capacité à devenir une personne qui doivent être protégées au nom de la dignité humaine ». Ce n’est donc pas la vie réelle qui est protégée, mais la vie comme support de l’esprit, lequel serait seul revêtu de la dignité humaine. C’est là une conception matérialiste et athée de la personne.
L’être humain est alors une personne à raison de son animation par l’esprit : le fœtus ne l’est pas encore, le comateux ne l’est plus vraiment. Encore dépourvu de conscience et de volonté propres, l’être conçu et porté n’acquiert de valeur qu’en proportion de la volonté dont il est d’abord l’objet puis le sujet. Son existence vaut ainsi à la mesure du projet parental que l’adulte est capable de former à son égard, puis à mesure de son propre niveau de conscience, c’est-à-dire d’autonomie, selon un processus d’individuation progressive qui se poursuit encore longtemps après la naissance. Cette conception de la vie humaine conduit à l’acceptation de l’infanticide néonatal – qui est tolérée en Europe dans le cadre médical – et de l’avortement dit « post-natal ».
Cette présentation peut paraître excessive, c’est pourtant bien ce qui ressort, par exemple, de l’opinion publiée par six juges dans une importante affaire d’avortement. Ceux-ci défendirent l’inégalité ontologique et juridique des êtres humains en fonction de leur capacité. Ils écrivirent ainsi que « Les valeurs à protéger – les droits du fœtus et les droits d’une personne en vie – sont, par nature, inégaux : d’un côté, nous avons les droits d’une personne participant déjà activement à la vie sociale, et de l’autre les droits d’un fœtus, qui se trouve dans le ventre de sa mère, dont la vie n’est pas définitivement établie tant que le processus aboutissant à la naissance n’est pas achevé, et qui n’est pas encore acteur de la vie sociale ».
Certes, l’inégale valeur de la vie de la mère et de celle de l’enfant à naître est généralement admise ; mais les juges extrapolèrent cette inégalité à toute personne déjà née en ajoutant aussitôt : « Du point de vue de la Convention, on peut également soutenir que les droits consacrés par cet instrument visent essentiellement à protéger contre des actions ou omissions de l’État des individus qui participent activement à la vie quotidienne ordinaire d’une société démocratique ». Autrement dit, un sujet est titulaire de droits non pas en vertu de son égale dignité ontologique, mais en raison et proportion de sa participation à la vie sociale !
Une telle affirmation est terrifiante, elle autorise une moindre protection de ceux qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas participer activement à la vie quotidienne ordinaire d’une société démocratique. Et que signifie « participer activement à la vie quotidienne ordinaire d’une société démocratique » ? Qui en serait juge ? Seraient exclus de la protection des droits de l’homme non seulement les plus faibles, mais aussi tous ceux qui ne participent pas activement à la vie sociale (les solitaires et les religieux) et les non-démocrates, voire ceux que la société rejette. Ces propos sont choquants car explicites ; ils éclairent la jurisprudence de la Cour en ce qu’elle met en opposition la volonté (la capacité à agir) à l’être pour faire prévaloir la première.
C’est cette même conception qui fonde l’acceptation du suicide assisté et de l’euthanasie lorsque l’esprit d’une personne se trouve comme enfermé dans un corps souffrant ou lorsqu’il s’est déjà, apparemment, éteint. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur sa jurisprudence en matière d’avortement que la Cour européenne a accepté que la vie de Vincent Lambert ne soit plus protégée. L’avortement a ouvert la voie à l’euthanasie. Dans un cas comme dans l’autre, la déshumanisation est un préalable à la destruction. L’avortement est réellement une matrice des « libertés dénaturées ».
yogaesoteric
10 décembre 2019