Aux sources de l’écriture. La Chine
Particulièrement complexe, l’écriture chinoise est à la fois un instrument d’unification politique et un art (la calligraphie), qui a fait preuve d’une remarquable stabilité à travers le temps.
Un Chinois à Bagdad ! Aujourd’hui banale, cette présence n’était jadis pas très courante. Telle fut pourtant la rencontre qui stupéfia l’éminent savant persan Mohammed al-Razi, au Xe siècle de notre ère. L’étranger, de passage dans la capitale Abbasside, traduisait et notait, sous la dictée, les œuvres de Galien, l’un des pères de la médecine grecque. Pour prendre ses notes, il utilisait ce qui était probablement la première écriture sténographique de l’histoire de l’humanité. Paradoxe suprême, qui laissa bouche Bée al-Razi, cette sténographie, sous une forme cursive très simplifiée, utilisait une écriture d’une grande complexité, radicalement différente des écritures alphabétiques latine, arabe ou hébraïque.
Pour le profane, l’écriture chinoise semble archaïque, voire inutilement compliquée. Elle est pourtant d’une incroyable souplesse, qui lui a permis de traverser le temps.
Le script chinois est en effet le seul où chaque signe correspond à une unité de sens et le seul de ce type qui se soit maintenu de l’Antiquité à aujourd’hui. Aucune autre civilisation ne connaît une semblable permanence dans ses traditions écrites. Une des explications premières réside dans l’immense valeur esthétique de cette tradition. Elle a donné naissance à un art sans équivalent dans aucune autre culture : la calligraphie. Considérée en Chine comme supérieure à la peinture, elle est, selon le célèbre sinologue et écrivain Simon Leys (de son vrai nom Pierre Ryckmans), une « utilisation consciente de l’écriture à des fins qui dépassent la communication ».
Apparition
Mais, pour comprendre le caractère unique de l’écriture chinoise, il faut remonter à ses origines. « Au commencement était le Verbe », dit l’Evangile selon Saint Jean ; à quoi l’empire du Milieu pourrait répondre : « A notre commencement était l’écrit. » Sans son écriture, la Chine n’existerait pas. A ses débuts, les caractères se développent, en effet, indépendamment du langage, qui va ensuite se modeler sur eux. Selon la légende, Cang Jie, scribe et ministre du mythique Empereur jaune, aurait inventé l’écriture. L’idée lui en serait venue par l’observation des traces de pattes laissées par les oiseaux sur le sol. Il distingua les caractères des pictogrammes. Les seconds sont des dessins, des représentations, alors que les premiers fonctionnent comme des signes, qui permettent l’identification de ce qu’ils désignent.
Dès l’origine, l’écrit a eu une fonction oraculaire et politique. Les rois de la dynastie Shang (de 1570 à 1041 avant notre ère) cherchaient à savoir quel jour était propice à la chasse ou à la guerre. Pour cela, ils recouraient à des devins, qui posaient une écaille de tortue dans le feu et déchiffraient les craquelures qui apparaissaient. L’oracle donnait de bons ou de mauvais augures. Les présages de ces divinations étaient consignés sur des omoplates de bovidés ou des plastrons de tortues. C’est ainsi qu’apparaissent les plus anciennes traces d’écriture chinoise, qui remontent vers 1200 avant Jésus-Christ. Au total, des milliers d’ossements et de carapaces de tortues gravés ont été découverts près d’Anyang, une ville du nord de la province du Henan.
Durée
Après l’avoir été sur les os, les caractères commencèrent à être gravés sur des objets en bronze, puis dans des livres, constitués de lattes de bambou reliées entre elles par de frêles cordelettes. Vinrent ensuite le papier de soie, puis celui de riz. Au fur et à mesure, des milliers de caractères ont ainsi été créés. Qin Shi Huangdi (de 259 à 210 avant notre ère), unificateur de l’empire et fondateur de la première dynastie, en codifia l’utilisation. Au-delà des supports multiples, ce qui reste remarquable, c’est la continuité et la stabilité de ce système d’écriture. Grâce à lui, la Chine semble avoir échappé à la malédiction de Babel. Simon Leys juge que cette « écriture, qui transmet les significations par-delà le langage et qui transcende les différences de la parole, rattache l’humanité à ses origines premières et lui offre l’emblème de son immémoriale unité ».
Evolution
Alors que l’apprentissage d’un alphabet demandait bien moins d’effort, la lecture et l’écriture semblent avoir longtemps été plus répandues en Chine qu’en Occident. La multiplication des livres dès le Xe siècle, le nombre important de personnes cultivées, la diffusion à partir du XIe siècle d’une culture classique comparable à celle de l’Europe durant la Renaissance expliquent peut-être ce paradoxe. Ainsi, aux environs de l’an mille, des milliers de candidats aux grades mandarinaux affluaient chaque année dans les centres d’examen.
Dans toute grande civilisation, l’évolution de l’écriture est liée au contexte politique. La Chine a construit son unité, entre autres, autour de ses caractères scripturaux. Ceux-ci étaient peu sensibles aux évolutions phonétiques de la langue et imperméables aux multiples dialectes pratiqués depuis les provinces méridionales tropicales jusqu’aux déserts de Loess, quelques milliers de kilomètres plus au nord. Si deux Chinois venus des confins de l’empire se rencontraient, ils ne pouvaient pas se comprendre oralement, mais étaient capables de lire les mêmes caractères et les mêmes textes. Plus qu’ailleurs, l’écriture a donc été un formidable outil d’unification au service des dynasties impériales. A contrario, lorsque l’empire chinois s’est trouvé incapable de relever les défis des nations industrialisées, les caractères furent mis en cause. Ainsi, au début du XXe siècle, certains intellectuels ont imputé les échecs de la Chine au système d’écriture traditionnel. Quelques-uns proposèrent même de supprimer les caractères et de passer à l’alphabet latin, afin de « faire sortir la Chine de l’abîme de la fin du XIXe siècle ».
L’écrivain britannique George Orwell a bien perçu le rôle joué par le langage dans l’institution d’une société totalitaire. Dans 1984, les maîtres de l’Océania ne disent-ils pas que « la Révolution ne sera complète que le jour où le langage sera parfait » ? Ainsi, Mao Zedong a envisagé de supprimer les caractères, qu’il voyait comme un frein à sa révolution. S’ils renoncèrent à ce projet, les communistes mirent en chantier, à partir de 1958, deux réformes importantes. D’une part, un système de transcription en lettres latines fut adopté, le pinyin. D’autre part, l’utilisation de caractères simplifiés devint obligatoire. Plus faciles à mémoriser, ceux-ci s’appauvrirent, perdant une partie de leur riche signification.
Aujourd’hui, pourtant, les spécialistes estiment qu’il existe environ 55.000 caractères. Impossible, même pour les plus érudits, de les retenir tous. Les journaux, par exemple, n’en utilisent en moyenne que 6.000, tandis qu’un dictionnaire d’usage en comporte un peu plus de 9.000. Et chaque individu instruit en connaît de 4.000 à 5.000.
Idées reçues
L’écriture chinoise fait l’objet de nombreux préjugés. Son apprentissage, par exemple, serait insurmontable pour les étrangers. Les caractères répondent pourtant à une logique compréhensible par chacun. Chacun correspond à la fois à une syllabe et à un sens possible. Il n’est pas un pictogramme, pas plus qu’il ne véhicule une « idée », mais il renvoie à un mot ou à un élément de mot qui possède une prononciation et un sens précis. 9 caractères sur 10 sont donc composés de deux éléments. Le premier est phonétique, il donne une indication sur la prononciation ; le second s’apparente à une « clef », qui suggère un domaine. Ainsi, le domaine végétal, avec la clef qui désigne un brin d’herbe, ou les sentiments, avec celle qui signifie le coeur. Par exemple, le caractère suivant :
La partie supérieure, le carré coupé par une barre verticale, est le phonème zhong, qui indique la prononciation. La partie inférieure est la clef du coeur. Le tout désigne la fidélité.
Autre aspect qui simplifie l’apprentissage de l’écrit, la plupart des caractères sont faits de combinaisons. Ainsi la connaissance de quelques caractères permet, par l’association de deux d’entre eux, la formation d’un grand nombre de mots. Si la difficulté de la langue reste incontestable, elle l’est probablement moins qu’il n’y paraît : en fin de scolarité, un jeune Chinois maîtrise aussi bien l’écriture qu’un Français ou un Allemand du même âge.
Ce qu’il reste de l’écriture chinoise
Aujourd’hui les caractères non simplifiés sont toujours utilisés à Taïwan, à Hongkong et dans une partie de la diaspora chinoise, ce qui conduit parfois à des difficultés de communication. Mais la complexité de l’écriture n’a pas entravé le développement de l’informatique en Chine. Avec un clavier standard, les caractères peuvent être saisis aisément à partir du moment où l’ordinateur dispose d’un logiciel spécifique. Une démonstration qui prouve bien que l’écriture chinoise peut s’adapter au monde moderne.
Or, plus la Chine s’intègre au coeur de la mondialisation, plus ses habitants se montrent attachés à leur écriture, qu’ils identifient comme la racine de leur culture. Une réforme qui proposait de simplifier encore certains caractères – même si elle ne concernait que 44 d’entre eux – a soulevé l’opposition d’une partie de la population, rétive à cette « standardisation » imposée par une « technocratie progressiste ». Complexe mais identitaire, l’écriture chinoise a encore de beaux jours devant elle.
yogaesoteric
11 juillet 2019
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