La géométrie n’a pas attendu le théorème de Pythagore !
Rectangles, angles droits et écriture cunéiforme… les inscriptions sur cette tablette pourraient être l’un des plus anciens exemples connus de géométrie appliquée. Et la preuve que le fameux théorème était utilisé bien avant la naissance du savant.
« Dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés opposés. » Combien de générations de collégiens ont récité ce fameux théorème, attribué au mathématicien et philosophe grec du VIe siècle avant notre ère, Pythagore de Samos ? À peine son nom est-il prononcé que la formule saute à l’esprit (faut-il que nous la rappelions ici ?) : a2 + b2 = c2. Peut-être même vous rappelez-vous ces ensembles de trois nombres entiers qui vérifient la relation, les « triplets pythagoriciens », le plus simple et le plus connu étant le triplet (3, 4, 5) : 32 + 42 = 52. D’après la réciproque du théorème de Pythagore, un triangle dont les côtés ont pour longueur 3, 4 et 5 est donc forcément rectangle.
Mais quel génie, ce Pythagore ! Sauf que… Regardez bien cette petite tablette d’argile datant de l’ancienne période babylonienne, entre 1900 et 1600 av. J.-C.
Elle a été découverte à Sippar, en actuel Irak, à la fin du XIXe siècle et prenait la poussière dans un tiroir du musée archéologique d’Istanbul. Jusqu’à ce que, récemment, l’œil du mathématicien Daniel Mansfield, de l’École de mathématiques et de statistiques de Sydney, en Australie, ne se pose dessus. Elle arbore des rectangles, des trapèzes, des triangles aux angles étrangement droits, ainsi qu’un texte écrit en signes cunéiformes décrivant un champ avec des zones marécageuses et une aire de battage située à proximité d’une tour. « Il s’agit d’un terrain divisé en parcelles appartenant à un certain Sîn-Bêl-Apli, et dont l’une a été mise en vente, explique Daniel Mansfield. À l’époque, les terres deviennent privées, et pour éviter les conflits, les propriétaires faisaient appel à des géomètres arpenteurs qui utilisaient des piquets et une corde afin de les diviser en formes connues. » Des tablettes d’argile de cette époque et représentant des mesures de terrains, il en existe plein. Mais selon la récente analyse de Daniel Mansfield, celle-ci, dénommée Si.427, est absolument remarquable. « Sur d’autres plans d’arpentage connus, les lignes de démarcation et les angles droits sont approximatifs, indique-t-il. Or, ici, les limites sont extrêmement précises, avec des tracés parfaitement perpendiculaires. » Plus encore, cette rectitude est associée à des mesures bien définies, que le scribe a annotées aux côtés de certaines figures. Deux triangles se détachent de la parcelle : l’un de dimensions « 5, 12, 13 », et l’autre, de « 8, 15, 17 ». Vous l’aurez deviné, ces triplets ne sont pas anodins : ils sont pythagoriciens. Et en regardant les triangles auxquels ils se rapportent, l’angle droit apparaît bien. « Rien qu’en appliquant trois mesures de côtés, les arpenteurs babyloniens savaient donc délimiter perpendiculairement leurs terrains », s’enthousiasme Daniel Mansfield. La preuve d’une parfaite maîtrise de l’angle droit, de l’utilisation de mathématiques appliquées… mille ans avant l’apparition de Pythagore !
Qui dit commerce dit chiffres
Alors quoi ? Comment les Babyloniens en étaient-ils venus à découvrir, et même à manipuler de façon concrète, une telle connaissance mathématique ? Ils en auraient hérité de leurs ancêtres, installés depuis plusieurs siècles dans la région de Sumer, le bassin des fleuves Tigre et Euphrate. C’est là que l’écriture serait apparue pour la première fois, il y a plus de 5000 ans. Sous sa forme dite « cunéiforme », elle serait avant tout née du besoin d’organiser le commerce et de planifier l’administration des grandes cités naissantes. Et qui dit commerce dit transaction, et donc comptabilité. Et donc… chiffres et nombres.
Les premières mathématiques appliquées apparaissent à cette même époque : les scribes comptabilisent sur des tablettes d’argile des troupeaux et des récoltes – ainsi surgit l’arithmétique –, ils tracent les plans des champs appartenant à l’État – ainsi apparaît la géométrie. La plus ancienne de ces tablettes cadastrales, qui date entre 2340 et 2200 av. J.-C., arbore d’ailleurs l’un des plus vieux problèmes mathématiques. « Il concerne une affaire de partage d’un champ : comment une médiane peut diviser un trapèze en deux aires égales », explique Christine Proust, historienne des mathématiques au laboratoire Sphere de l’université Denis-Diderot, à Paris.
Rappelons qu’un trapèze est une figure composée de quatre côtés, soit un quadrilatère, comportant deux bases parallèles. Comment diviser une telle surface en deux aires égales ? Contrairement aux rectangles et aux carrés, des trapèzes « spéciaux », il ne suffit pas, en effet, de tracer une simple parallèle au milieu d’une des longueurs. « Les scribes savaient calculer l’aire du trapèze et avaient établi une égalité entre les deux aires, dévoile Christine Proust. Considérons le trapèze de bases a et c, et la transversale parallèle b. Alors les aires des deux trapèzes de bases a et b d’une part, et b et c d’autre part, sont égales si 2b2 = a2 + c2. D’un problème d’équipartition géométrique, ils ont fait un simple problème arithmétique dont la solution est donnée par les triplets de la grande base, de la médiane et de la petite base. » C’est le début de la formalisation. Comment ce savoir a-t-il surgi ? Impossible d’en être certain ; peut-être par simple répétition de l’exercice. Il s’est en tout cas transmis tout au long du IIe millénaire av. J.-C. dans les milieux savants, où les mathématiques se pratiquaient à un très haut niveau. Et comme un trapèze, c’est finalement un rectangle auquel on a retranché deux triangles rectangles, la corrélation entre l’équipartition d’un trapèze et celle d’un triangle rectangle ne pouvait qu’être établie. Ce qui mène aux triplets pythagoriciens. Une autre tablette d’argile mésopotamienne, dénommée Plimpton 322 et datant de 2000 à 1600 avant notre ère, en témoigne.
Depuis qu’elle est tombée entre les mains du collectionneur américain George Plimpton en 1922, elle n’a cessé d’intriguer les historiens. De la taille d’une carte postale, elle affiche un tableau de nombres en caractères cunéiformes répartis en quatre colonnes et s’étalant sur quinze lignes. Dans l’entête de la première colonne, un énoncé familier est écrit : « Le carré de la diagonale, duquel 1 est soustrait, et dont la largeur est issue ». Et sur chaque ligne, les nombres forment un triplet pythagoricien. « Le scribe décrit en fait un rectangle et sa diagonale, soit une hypoténuse, explique Christine Proust. L’un des côtés de ce triangle formé étant toujours le même, 1 dans l’énoncé, il devient facile d’en déduire l’autre. Le tour de force de ce texte mathématique est de définir une liste exhaustive des triplets pythagoriciens, simplement à partir de cette diagonale et sans rien savoir de l’angle droit ! »
Les mathématiciens avaient atteint un tel niveau de connaissance qu’ils disposaient de tablettes de multiplication, d’un répertoire de carrés, et même de tablettes décrivant la procédure à suivre pour générer soi-même des triplets pythagoriciens. À la manière d’un véritable algorithme ! De quoi être quasiment certain que les triangles rectangles dessinés sur la tablette Si.427 n’ont pas été tracés fortuitement, mais avec précision et dans un but recherché : partager le terrain avec efficacité.
Des tablettes pour…
Diviser précisément un terrain
Sur la tablette Si.427 sont représentées des parcelles. La partie en jaune est à vendre, et les tracés permettent de démarquer les frontières des différents terrains. En haut, un triangle rectangle est notamment formé par trois lignes de démarcation. Les mesures de ses côtés sont données : 5, 12 et 13. Il s’agit bien d’un triplet pythagoricien. Au dos de la tablette, le texte, en écriture cunéiforme, décrit aussi le terrain – des marécages, une aire de battage… – et donne le nom de son propriétaire. Enfin, en bas du verso figure un grand nombre qui n’a pas encore livré ses secrets…
Résoudre un problème mathématique
Cette tablette cadastrale livre l’un des plus anciens témoignages mathématiques : comment diviser un trapèze en 2 aires égales, en traçant une médiane (b) parallèle à sa grande base (a) et à sa petite base (c). La solution ? Résoudre l’égalité : a2 – b2 = b2 – c2, soit 2b2 = a2 + c2.
Disposer d’une table de triplets
Les nombres disposés sur les 4 lignes et les 15 colonnes de la tablette Plimpton 322 semblent former des triplets pythagoriciens. Pour certains, elle serait une sorte d’exercice scolaire ; pour d’autres, la preuve que la formule pour générer les triplets était connue.
En Chine aussi, on faisait de la géométrie
Une démonstration du théorème de Pythagore apparaît aussi dans l’un des plus vieux ouvrages mathématiques de la Chine ancienne, le Zhoubi Suanjing, écrit entre 202 av. J.-C. et 220 de notre ère. Le théorème y porte le nom de « Guogu » – étymologiquement « base » et « hauteur » – et se présente à la manière d’un puzzle. En déplaçant les pièces de ce dernier, on peut démontrer que l’addition des aires de deux carrés, construits à partir des deux côtés adjacents à l’angle droit d’un triangle rectangle, est égale à la surface du carré construit à partir de l’hypoténuse. Différentes populations humaines seraient donc arrivées à une même conclusion sans contact apparent… Comme si la survenue de la géométrie euclidienne était inévitable.
Et Pythagore dans tout ça ?
Ce qui nous amène à poser la question : que doit-on à Pythagore ? Après tout, on ne connaît de lui aucun écrit. Les archives grecques le concernant sont des hagiographies peu sérieuses, ou qui ont été écrites bien après sa mort. « Il aurait fait un long voyage de dix ans en Égypte, où il se serait formé auprès des mathématiciens égyptiens, avance Antoine Houlou-Garcia, chargé de cours en mathématiques à l’université de Trente, en Italie. Il aurait ensuite poursuivi sa formation à Babylone, après avoir été emmené comme prisonnier de haut rang par le roi perse Cambyse II, qui conquit l’Égypte en 525 av. J.-C. Il a certes développé une certaine esthétique du monde liée aux nombres. On lui doit ainsi la gamme musicale utilisée jusqu’au XVIIIe siècle, fondée sur la relation entre la longueur d’une corde vibrante et la hauteur du son émis. Mais manifestement, il s’est peu intéressé à la géométrie. » Le premier à démontrer le théorème de Pythagore et sa réciproque, c’est le Grec Euclide en 300 avant notre ère.
Pythagore, lui, ne s’est jamais attribué le théorème. Mais il en restera le découvreur pour des générations d’écoliers, qui réciteront encore longtemps « a2 + b2 = c2 » …
yogaesoteric
18 janvier 2023
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