Une tablette babylonienne conserverait le plus vieil exemple de géométrie appliquée
Conservé à Istanbul, un diagramme « proto-trigonométrique » aurait été réalisé sous la première dynastie de Babylone, vers 1900 à 1600 avant notre ère.
« À quoi ça sert ? » Combien d’enseignants ont, au moins une fois dans leur carrière, entendu l’immanquable question qui semble tarauder tous les étudiants du monde ? Dans l’antique Babylonie, un savoir aussi vénérable que les mathématiques avait pourtant déjà acquis toutes ses lettres de noblesse, dans les hautes sphères de l’astronomie. En matière de géométrie, les premiers essais de trigonométrie appliquée n’auraient d’ailleurs pas attendu les lumières grecques de Pythagore ou d’Hipparque de Nicée.
D’après l’étude renouvelée de quelques tablettes antiques, l’art des géomètres pourrait s’être développé dès le milieu du IIemillénaire avant J.-C. en lien avec un problème qui n’avait rien d’abstrait aux yeux des habitants du delta du Tigre et de l’Euphrate : l’égale division de lopins de terre. Mieux encore, la trace du plus vieux problème de géométrie trigonométrique aurait été identifiée sur une tablette babylonienne conservée au musée archéologique d’Istanbul. Datée de la première dynastie babylonienne, entre 1900 et 1600 avant notre ère, la tablette d’argile Si.427 représenterait – sur un diagramme dessiné au milieu de notes cunéiformes – la solution à la division en parcelles d’un terrain.
Le recours à la topographie est connu pour cette époque reculée et était particulièrement utile dans la distribution de terrains cultivables ou pour l’estimation des récoltes. Cependant, et à l’inverse des autres plans mésopotamiens très approximatifs aujourd’hui conservés, la particularité de Si.427 tiendrait de la précision et de la rigueur mathématique de son diagramme et des numéraires qui y sont associés. Une exactitude qu’elle doit à son emploi du triplet de Pythagore – utile dans le tracé des angles droits -, plus d’un millénaire avant la naissance du penseur grec.
Régler des litiges fonciers
Pour le mathématicien australien Daniel Mansfield, « Si.427 présente l’un des exemples les plus complets de géométrie appliquée dans le monde antique ». Auteur d’une étude parue en août dans la revue scientifique Foundations of Science, le mathématicien rattaché à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud a dénombré plusieurs variétés de triplets pythagoriciens inhabituels. Ceux-ci attesteraient du caractère pratique de cette enquête mathématique puisque, d’après les notes cunéiformes de la tablette, le diagramme avait pour fonction de régler – ou de prévenir – un litige foncier concernant un terrain marécageux, une aire de battage et une tour. Cela en ferait ainsi le plus ancien exemple de géométrie appliquée, assure le chercheur australien. « Personne ne s’attendait à ce que les Babyloniens utilisent les triplets pythagoriciens de cette manière, a commenté Daniel Mansfield dans un communiqué de l’université australienne de Nouvelle-Galles du Sud. Cela s’apparente davantage à des mathématiques classiques, inspirées par les problèmes pratiques de l’époque… » En l’occurrence, le besoin grandissant, au milieu du deuxième millénaire avant notre ère, de plans cadastraux précis.
Déjà à l’origine du décryptage, en 2017, d’une liste babylonienne de triplets de Pythagore sur la tablette Plimpton 322, le chercheur australien est aujourd’hui convaincu qu’une géométrie tout à fait sophistiquée était étudiée et employée dans l’ancienne Mésopotamie. « Il est communément admis que la trigonométrie – la branche des mathématiques qui concerne l’étude des triangles – a été développée par les Grecs anciens par l’étude du ciel nocturne au IIesiècle avant notre ère, mais nous savons désormais que les Babyloniens ont développé leur propre “proto-trigonométrie” pour résoudre des problèmes de mesure non pas du ciel, mais du sol », a développé Daniel Mansfield. Comme le rappelle le mathématicien, les Babyloniens utilisaient un système de numération sexagésimale, à base 60 ; un mode certes utile pour le calcul des angles et des degrés, mais pas sans désavantages. « Leur système de numération unique en base 60 signifie que seules certaines formes pythagoriciennes peuvent être utilisées », a expliqué Daniel Mansfield. Ce système, qui perdure encore jusqu’à aujourd’hui dans notre mesure des heures et des minutes, n’a pas empêché les Babyloniens de développer une importante culture urbaine et une astronomie de référence dans l’Antiquité.
« On a en général quelque chose de concret en ligne de mire quand on travaille sur de la trigonométrie, on ne tombe pas dessus par hasard », a souligné Daniel Mansfield pour The Guardian. Le hasard avait déjà joué sa part, il y a plus d’un siècle, lors de la découverte de Si.427 sur le site de Sippar (Irak actuel). Exhumée en 1894 par la mission de l’orientaliste français Vincent Scheil avant d’être confiée au Musée impérial de Constantinople (l’actuel musée archéologique d’Istanbul), l’antique document d’argile apprécie sans doute l’attention toute nouvelle qu’il reçoit. Poète à ses heures, Vincent Scheil ne s’était pas trompé sur ce temps long des études babyloniennes, lorsqu’il chantait en vers : « Et vous, tablettes éloquentes,/ Incorruptibles témoins,/ Comme/ Sous le piétinement des troupeaux/ Vous gardez la majesté du silence, /En attendant que vous soit accordée/ Une place d’honneur/ Dans les archives de l’Humanité ! »
yogaesoteric
10 janvier 2022
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