Entretien avec Dmitry Orlov, ingénieur et écrivain russo-américain, sur la technologie et la technosphère (I)

Sputnik : M. Orlov, nous voulons aujourd’hui discuter de votre dernier livre, « Shrinking the Technosphere » (« Réduire la technosphère », initialement publié en allemand), mais avant de commencer, j’aimerais approfondir une de vos réponses dans – une interview précédente sur Sputnik Allemagne.

Vous avez dit que la banque centrale américaine (la Réserve fédérale) a créé de nouvelles garanties dans le cadre de la crise dites des « repo » bancaires de 2019. Je voudrais ajouter deux autres questions : Comment définiriez-vous le terme « garantie » ? Et vous avez dit que le dollar américain allait perdre énormément de valeur au cours des prochains mois ; qu’est-ce qui vous rend si sûr de cela ?

Dmitry Orlov : Eh bien, pour répondre à la première question, je me suis peut-être mal exprimé lors de l’interview précédente. La Fed n’a pas tant créé des garanties que racheté des bons du Trésor américain et d’autres instruments de dette en tant que garanties parce que les banques ont cessé d’être disposées à les honorer en tant que garanties pour les prêts au jour le jour entre banques [marché repo, Ndt], et la Fed a donc dû intervenir et fournir ces prêts, fournir les liquidités pour ces prêts à hauteur de centaines de milliards de dollars d’argent frais qui ont été mis en circulation – entre les banques, pas dans l’économie au sens large.

Cela montre donc que la foi dans la dette américaine (et le dollar américain est constitué de la dette américaine à ce stade), que cette foi n’était pas aussi solide que certains voudraient le croire.

Maintenant, en ce qui concerne la deuxième question, pourquoi le dollar est susceptible de perdre de la valeur : si vous regardez la valeur d’une monnaie, vous devez le faire par rapport à la capacité de production qui la sous-tend. L’argent est un moyen de payer les biens et les services. L’offre d’argent a connu une augmentation drastique. Actuellement, le gouvernement américain est en voie de financer la moitié de son budget en utilisant de nouvelles dettes – c’est-à-dire que le déficit budgétaire représente en gros 50 % du budget fédéral. Mais nous ne voyons pas d’augmentation de la capacité de production des États-Unis pour accompagner cette vaste augmentation de la masse monétaire. En fait, l’économie américaine s’est fortement contractée, et il est absolument incertain qu’elle se redresse de sitôt.

Donc, en gros, nous avons plus d’argent, nous avons moins de choses à acheter avec cet argent, et le résultat est que l’argent va avoir moins de valeur. La logique de cette situation est extrêmement simple.

SP : D’accord, merci beaucoup. M. Orlov, votre dernier livre s’intitule « Shrinking the Technosphere ». Mes questions : qu’est-ce que la technosphère, et pourquoi devrait-elle ou va-t-elle se rétrécir ? Quelle est votre approche dans ce domaine ? Et pour notre public, vous pouvez vous-même être considéré comme un technophile, comme un informaticien. Quel est votre point de vue sur tout ce sujet ?

DO : Eh bien, le terme « technosphère » a été plus ou moins inventé par Vladimir Vernadsky, et il était un grand partisan de l’idée de la biosphère, de la Terre vivante en tant qu’organisme, avant même la Gaia de Lovelock et tout ça. Il a ensuite inventé le terme « noosphère », qui était essentiellement la connaissance, la connaissance humaine, de la biosphère et du monde physique qui nous permettait de l’étendre de diverses manières. C’était un véritable optimiste scientifique : il pensait que les connaissances scientifiques nous permettraient d’améliorer considérablement la façon dont la vie sur terre est vécue par les humains et par tout le monde.

Et il a également dit qu’il existe une chose appelée la technosphère, et ce terme est en circulation depuis, dans une certaine mesure. Mais il s’est avéré que la noosphère est en réalité fracturée et incertaine. Il n’est pas certain que la science soit utilisée pour le bien ou le mal : la prévalence des armes nucléaires, par exemple, montrerait que la noosphère n’est pas une chose aussi bienveillante.

Au lieu de cela, nous assistons à l’émergence d’une technosphère, qui est un domaine technologique unique, intégré et mondial, que personne n’est en mesure de contrôler. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une entité dont on peut dire qu’elle a un esprit propre, ou du moins un programme propre, et qu’elle a ses propres méthodes. Elle utilise les humains, par opposition aux humains qui l’utilisent elle. Nous n’avons pas beaucoup de pouvoir sur elle. Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de l’enfermer dans notre propre vie.

Pour l’instant, elle est dans une période de transition. Elle essaie de s’étendre continuellement, mais cela augmente l’utilisation des ressources naturelles et cela ne peut pas durer éternellement car la quantité de ressources naturelles disponibles est limitée. À l’heure actuelle, la technosphère se divise en zones de développement technologique élevé et en zones de développement technologique faible, avec des zones tampons entre ces parties émergentes de la technosphère. C’est un processus très intéressant, très important à reconnaître car il ne se résume pas vraiment à une stratégie politique, économique ou financière. Parce que, comme je l’ai dit, la technosphère a son propre agenda, et pour comprendre ce qu’elle fait, il est important de commencer à penser comme une machine, ce qui n’est pas quelque chose que nous faisons normalement.

Et nous devons également abandonner toute notion de moralité, parce que la technosphère n’a absolument aucun sens de la moralité. Elle peut nous rendre heureux, si cela sert ses intérêts, ou elle peut nous tuer si cela sert ses intérêts. Ou quelque chose entre les deux.

SP : Donc si je vous comprends bien, la crise actuelle du coronavirus où les gens travaillent à domicile et font des conférences en ligne – ce n’est pas vraiment la technologie dont vous parlez ? Vous donnez une vision plus large sur tout ce sujet ?

DO : Eh bien, la crise du coronavirus a été très utile à la technosphère en lui permettant de prendre plus de contrôle, de s’emparer du contrôle même. Parce que l’une des contraintes de la technosphère est d’accroître à jamais son contrôle sur nous, les humains.

Elle n’aime pas les êtres vivants, elle préfère les robots et les machines. Elle préfère que les humains agissent comme des machines dans toute la mesure du possible, donc elle essaie de définir des fonctions techniques pour tout le monde et de faire en sorte que chacun suive certains protocoles. Et bien sûr, elle essaie de garder un œil sur tout le monde, de sorte que dès que quelqu’un sort du rang, une alarme se déclenche quelque part, et un technicien s’occupe du problème.

Fondamentalement, pour la technosphère, les humains sont un problème technique à résoudre, et la façon de le résoudre est de remplacer les fonctions humaines par des fonctions automatisées – intelligence artificielle, robots, etc. Et le coronavirus, en obligeant les gens à garder une distance entre eux, et en s’appuyant sur les techniques de communication électronique plutôt que sur les contacts face à face, a permis à la technosphère de perturber au maximum les relations humaines, et de nous amener à nous comporter comme des robots dans la plus grande mesure possible, ce qui est une victoire pour elle.

Elle a donc saisi l’occasion offerte par un virus pas particulièrement mortel pour étendre sa sphère de contrôle.

SP : M. Orlov, vous avez écrit dans votre nouveau livre « La plupart des gens sont satisfaits des produits de remplacement de haute technologie, des fours à micro-ondes, des smartphones, etc. Les appareils ont réduit l’écriture élégante à une insignifiance dépassée ».
Donc, si je peux me permettre de demander naïvement, quel est le problème alors ?

DO : Eh bien, ces choses fonctionnent pendant un certain temps : un four à micro-ondes fonctionne pendant, disons, trois ou cinq ans, puis il cesse de fonctionner. Et ensuite, que faites-vous ? Vous sortez et vous en achetez un autre ? Et si vous n’avez pas d’argent ? Et s’ils ne fabriquent plus de fours à micro-ondes parce que les ressources pour en fabriquer sont épuisées ? Et si votre pays ne peut plus importer de fours à micro-ondes parce qu’il est fauché et que les pays exportateurs ne veulent pas vendre de fours à micro-ondes à crédit ? Dans ce cas, vous êtes coincé parce que vous avez oublié comment cuisiner et vous mourrez de faim. C’est le problème avec la technologie : c’est comme si vous montiez sur une échelle en découpant et en brûlant les barreaux de l’échelle qui se trouve en dessous de vous. Vous ne pouvez que monter, vous ne pouvez pas descendre. Tout ce que vous pouvez faire, c’est tomber et mourir.

SP : Réponse intéressante ; merci beaucoup. Autre partie intéressante, vous écrivez : « Tout d’abord, la question de savoir ce qui est si efficace dans ces nouvelles installations n’est guère examinée… » Je vais le résumer un peu : en gros, ce que vous avez écrit me rappelle Rudy Dutschke. C’était un sociologue, un militant politique et un leader étudiant célèbre dans les années 60 en Allemagne de l’Ouest. Il a ensuite été abattu. Dans une ancienne interview à la télévision allemande, il a dit, en gros, que compte tenu des progrès technologiques, l’humanité ne devrait pas avoir à travailler. À l’avenir, les solutions techniques aideront l’humanité à accomplir des tâches et lui apporteront plus de temps libre. Ma question est la suivante : pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi cette promesse n’a-t-elle pas été tenue ?

DO : Parce que le but de la technologie n’est pas de profiter aux humains, mais à la technosphère.

La technosphère utilise les humains comme des pièces mobiles, en les payant le moins possible pour leurs services afin d’étendre son contrôle aussi rapidement et radicalement que possible.

Il n’y a donc vraiment aucun espoir que nous puissions un jour gagner en liberté en élargissant notre utilisation de la technologie. Nous pouvons gagner une certaine liberté en limitant nos choix technologiques aux éléments essentiels que nous pouvons produire et entretenir nous-mêmes dans la plus grande mesure possible. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de suivre le programme et de nous attendre à ce qu’il fonctionne pour nous.

SP : Intéressant. Pourquoi la technologie détruit-elle des emplois ?

DO : Parce que les humains sont désordonnés. Ce qu’il y a de bien avec les humains, c’est que, laissés à eux-mêmes, ils font plus d’humains ; ils se reproduisent. Les machines ne se reproduisent pas, il faut les fabriquer. D’un autre côté, vous devez continuer à loger et à nourrir les humains même après qu’ils aient cessé de travailler. C’est ce qu’on appelle la retraite. Vous ne pouvez pas les mettre à la casse comme vous le feriez pour des machines. Il y a donc des avantages et des inconvénients. De plus, les humains s’attendent à une semaine de travail : ils ne peuvent pas travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. D’un autre côté, il est plus facile de cultiver de la nourriture que de produire de l’électricité, dans une certaine mesure, et les humains peuvent cultiver leur propre nourriture dans une certaine mesure. Il y a donc des avantages et des inconvénients, mais dans l’ensemble, la technosphère n’aime pas les humains. Elle veut nous remplacer par des robots et de l’intelligence artificielle dans la plus grande mesure possible.

SP : OK. M. Orlov, vous écrivez également dans votre nouveau livre que la technologie peut être un fétiche et asservir les gens… les rendant dépendants, disons, des smartphones. Est-ce le terme fétiche inventé par Karl Marx, ou que voulez-vous dire exactement ?

DO : Non. Je veux dire fétichisme comme dans fétichisme sexuel. Les gens qui aiment les chaussures, ou les bas, ou le cuir, des choses comme ça. C’est à ce niveau-là. Vous voyez les gens, disons dans les transports publics, s’accrocher à leur smartphone comme si c’était une sorte de talisman pour conjurer le mal. Vous voyez des gens caresser leur smartphone, et c’est essentiellement le symptôme d’un trouble psychologique, d’une dépendance, d’un trouble de l’attachement en quelque sorte. Si les gens se font retirer leur smartphone, ou même s’ils doivent survivre sans accès wifi pendant quelques jours, ils risquent de devenir catatoniques et de s’asseoir là et de se balancer d’un côté à l’autre. Ils auront besoin d’un traitement psychiatrique après cela. Les gens commencent donc à s’en rendre compte et l’accès à Internet est traité comme un droit de l’homme.

Du point de vue de la technosphère, c’est parfait. Cela rend les humains parfaitement contrôlables. Tout ce que vous avez à faire pour qu’ils restent en ligne, c’est de les menacer de leur couper l’accès à Internet. C’est tout ce que vous avez à faire

Vous n’avez pas besoin de les emprisonner, vous n’avez pas besoin de les fouetter, vous n’avez pas besoin de les punir du tout. Tout ce que vous avez à faire, c’est de menacer de leur couper l’accès à l’internet.

SP : Cela m’amène à ma prochaine question, car en allemand, nous avons un mot pour ce que vous décrivez dans votre dernier livre. Cela s’appelle technologie gläubigkeit ou wissenschaft gläubigkeit. Cela signifie la tendance à négliger les conséquences sociales négatives, ou à déclarer la technologie sacro-sainte. C’est ce que vous voulez dire ?

DO : Eh bien, oui. C’est un article de foi que personne n’est autorisé à remettre en question, que la technologie est bonne ; que la technologie moderne est meilleure que la technologie dépassée ; que plus de technologie c’est mieux que moins de technologie ; et que chaque problème que vous pouvez imaginer a une sorte de solution technologique. Ou, si ce n’est pas le cas, alors la tâche consiste à inventer cette solution technologique. On ne discute jamais du fait qu’il y a déjà trop de technologie, trop de dépendance à son égard, que nous devrions nous rabattre sur des stratégies qui ont fonctionné pendant des centaines, peut-être des milliers, peut-être des millions d’années auparavant, parce que ces technologies ancestrales ne nous ont certainement pas fait de mal à long terme, alors que les technologies que nous utilisons aujourd’hui – parce qu’elles sont modernes, elles n’ont pas été testées sur le long terme – pourraient être fatales. Elles pourraient être très dommageables et elles pourraient être extrêmement nocives.

Lisez la deuxième partie de l’article

 

yogaesoteric
13 mai 2021

 

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