Gladio : la guerre secrète des États-Unis pour subvertir la démocratie italienne (2)

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Des provocateurs d’extrême-droite

En 1968, les Américains ont commencé l’entraînement commando en bonne et due forme des gladiateurs sur la base sarde clandestine de l’OTAN. En quelques années, 4.000 gradés ont été placés à des postes stratégiques. Au moins 139 caches d’armes, y compris dans les casernes des carabiniers, étaient à leur disposition. Pour inciter des jeunes gens à rejoindre cette aventure risquée, la CIA payait de hauts salaires et promettait que s’ils étaient tués, leurs enfants seraient éduqués aux frais des États-Unis.

Les tensions ont commencé à atteindre leur masse critique la même année. Tandis que les dissidents prenaient la rue partout dans le monde, en Italie, les occupations d’universités et les grèves pour des salaires et des retraites plus élevés furent éclipsées par une série de crimes politiques sanglants.

Le nombre d’actes terroristes s’éleva à 147 en 1968, grimpa à 398 l’année suivante, puis atteignit l’incroyable sommet de 2.498 en 1978 avant d’aller en diminuant, en grande partie à cause d’une nouvelle loi encourageant les délateurs (les repentis). Jusqu’à 1974, les poseurs de bombe d’extrême-droite frappant aveuglément ont constitué la force principale derrière la violence politique.

La première explosion majeure eut lieu en 1969 à Milan, piazza Fontana ; elle tua 18 personnes et en blessa 90. Dans ce massacre et de nombreux autres, les anarchistes furent de commodes boucs-émissaires pour les provocateurs fascistes qui cherchaient à en rendre responsable la gauche. Répondant à un tuyau téléphonique après le massacre de Milan, la police arrêta 150 anarchistes présumés et en fit même passer certains en justice. Mais deux ans après, un nouveau témoignage conduisit à la mise en accusation de plusieurs néofascistes et officiers du SID. Trois anarchistes innocents furent déclarés coupables, mais plus tard acquittés, tandis que les responsables de l’attentat ne furent pas punis par la justice italienne.

Des liens concluants entre Gladio et la violence politique furent trouvés après qu’un avion eut explosé en vol près de Venise en novembre 1973. Le juge vénitien Carlo Mastelloni a établi que l’avion Argo-16 était utilisé pour envoyer des recrues et des munitions entre la base américaine en Sardaigne et les sites de Gladio dans le nord-est de l’Italie. L’apogée de la terreur d’extrême-droite fut atteint en 1974 avec deux massacres. L’un, un attentat à la bombe dans un rassemblement antifasciste à Brescia, tua 8 personnes et en blessa 102. L’autre fut une explosion dans le train Italicus près de Bologne, tuant 12 personnes et en blessant 105. À ce moment-là, le président Giovanni Leone, sans trop exagérer, résuma ainsi la situation : « Avec 10,000 civils en armes s’agitant dans tous les sens, comme d’habitude, je suis un président de m…e. »

À Brescia, l’appel initial à la police accusa aussi les anarchistes, mais le malfaiteur s’avéra être un agent secret du SID parallèle. Un lien semblable fut aussi allégué dans le cas de l’Italicus. Les deux fascistes qui furent finalement reconnus coupables étaient membres d’un groupe clandestin de la police appelé les Dragons Noirs, selon le journal d’extrême-gauche Lotta Continua. Leurs condamnations furent aussi annulées. Alors que dans cette affaire et dans d’autres, de nombreux gauchistes furent arrêtés et jugés, des fascistes ou des néofascistes étaient souvent les coupables, en lien avec des groupes de Gladio et des services secrets italiens. Ce qui reflète à quel point ces forces contrôlaient le gouvernement à travers le SID parallèle, c’est que presque tous les éléments d’extrême-droite impliqués dans ces atrocités furent ensuite libérés. En 1974, la gauche armée commença à répondre à la terreur d’extrême-droite. Elle était partisane d’attaques éclair ciblées par opposition aux attentats à la bombe commis au hasard de l’extrême-droite. Les six années suivantes, les militants gauchistes, en particulier les Brigades Rouges, réagirent par la vengeance, commettant beaucoup plus d’actes de violence politique que l’extrême-droite. L’Italie fut à deux doigts de la guerre civile pendant plusieurs années.

Fomenter des coups d’État

Pendant ce temps, les groupes d’extrême-droite étaient occupés à planifier des prises de pouvoir du gouvernement élu, avec l’encouragement actif d’officiels américains. Un document d’instructions de 1970 de 132 pages sur les « opérations de stabilité » dans les pays « hôtes » fit école. Il fut publié en tant que supplément B du manuel de campagne de l’armée américaine. Emboîtant le pas à des documents antérieurs du NSC [National Security Council] et de la CIA, le manuel expliquait qu’« une attention particulière devait être accordée à de possibles modifications de structure » si un pays ne se montrait pas suffisamment anticommuniste. Si celui-ci ne réagissait pas avec une « vigueur » adéquate, poursuivait le document, « des groupes agissant sous le contrôle des services secrets de l’armée américaine devaient être utilisés pour lancer des actions violentes ou non violentes, selon le cas de figure ».

Avec des suggestions aussi incendiaires et des milliers de guérilleros préparés par les entraînements américains, les fascistes essayèrent de nouveau de prendre le pouvoir par la force en 1970. Cette fois-ci, le « Prince Noir » Borghese en fut l’instigateur. Cinquante hommes sous le commandement de Stefano Della Chiaie s’emparèrent du ministère de l’Intérieur à Rome après y avoir été conduits de nuit par l’assistant du chef de la police politique Federico D’Amato. Mais l’opération fut abandonnée quand Borghese reçut un mystérieux coup de téléphone attribué par la suite au général Vito Miceli, le chef des services secrets militaires. Les conspirateurs ne furent pas arrêtés ; au lieu de cela, ils repartirent après avoir volé 180 mitrailleuses.

La nouvelle de l’attaque resta secrète jusqu’à ce qu’un informateur ait filé un tuyau à la presse trois mois plus tard. À ce moment-là, les coupables s’étaient enfuis en Espagne. Bien que les meneurs fussent reconnus coupables en 1975, le verdict fut annulé en appel. Toutes les mitrailleuses sauf une avaient été restituées auparavant.

C’est dans ce contexte que les États-Unis décidèrent de faire encore une fois tout leur possible pour empêcher les communistes de se renforcer aux élections de 1972. Selon le rapport Pike, la CIA déboursa 10 millions de dollars pour 21 candidats, principalement des démocrates-chrétiens. Ce montant n’incluait pas les 800.000 dollars que l’ambassadeur Graham Martin, gravitant autour de la CIA, avait obtenu de la Maison Blanche par l’entremise d’Henry Kissinger pour le général Miceli. Miceli eut à répondre plus tard d’inculpations pour la tentative de coup d’État de Borghese, mais, sur le même modèle, il fut disculpé.

La police déjoua une autre tentative de coup d’État la même année. Elle trouva une liste de coups et d’autres documents dévoilant l’existence de quelque 20 groupes subversifs qui formaient la structure du SID parallèle. Roberto Cavallero, un syndicaliste fasciste, était impliqué, tout comme l’étaient des généraux haut placés, qui dirent avoir obtenu l’approbation de l’OTAN et d’officiels américains. Dans un témoignage ultérieur, Cavallaro déclara que le groupe avait été mis en place pour rétablir l’ordre en cas de trouble. « Quand ces troubles n’éclatent pas [d’eux-mêmes] », dit-il, « ils sont fabriqués par l’extrême-droite ». Le général Miceli fut arrêté, mais les tribunaux le libérèrent finalement, en déclarant qu’il n’y avait pas eu d’insurrection.

L’extrême-droite essaya à nouveau de renverser le gouvernement en 1974, avec l’imprimatur de la CIA et de l’OTAN, paraît-il. Son leader était Edgardo Sogno, l’un des combattants de la résistance les plus décorés d’Italie, qui avait formé un groupe dans le genre de Gladio après la guerre.

Sogno, qui s’était fait de nombreux amis américains influents alors qu’il travaillait à l’ambassade d’Italie à Washington pendant les années 60, fut plus tard arrêté, mais, lui aussi, fut finalement disculpé.

Le dénouement de Gladio

Un triple meurtre à Peteano près de Venise en mai 1972 s’avéra central dans le dévoilement de Gladio. Le crime eut lieu quand trois carabiniers, en réponse à un coup de téléphone anonyme, allèrent contrôler une voiture suspecte. Quand l’un d’eux ouvrit le capot, tous trois furent déchiquetés par un engin piégé. Deux jours plus tard, un appel anonyme impliqua les Brigades Rouges, le plus actif des groupes révolutionnaires d’extrême-gauche. La police rafla immédiatement pour les interroger 200 communistes présumés, des voleurs et des souteneurs, mais aucune charge ne fut retenue. Dix ans après, un courageux magistrat vénitien, Felice Casson, rouvrit l’affaire depuis longtemps en sommeil, pour apprendre seulement qu’il n’y avait pas eu d’enquête de police sur les lieux. Bien qu’il eût reçu une analyse falsifiée d’un expert en bombes des services secrets et qu’il eût été confronté à de nombreuses obstructions et délais, le juge remonta la trace des explosifs jusqu’à un groupe militant appelé Ordre Nouveau et à l’un de ses membres actifs, Vincenzo Guerra. Il avoua rapidement et fut condamné à vie. Il fut le seul poseur de bombes d’extrême-droite jamais emprisonné.

Vinciguerra refusa de compromettre d’autres personnes, mais décrivit les faits dissimulés : « Les carabiniers, le ministère de l’Intérieur, les douanes et la brigade financière, les services secrets civils et militaires, tous savaient la vérité cachée derrière ces attaques, que j’étais responsable et tout cela en moins de 20 jours. Ils décidèrent donc, pour des raisons complètement politiques, d’étouffer l’affaire. »

En ce qui concerne ses mobiles, Vinciguerra, fasciste convaincu, dit que son crime était « un acte de révolte contre la manipulation » du néofascisme depuis 1945 par toute la structure parallèle basée sur Gladio.

Casson trouva par la suite assez de pièces à conviction pour impliquer les plus hauts officiels du pays. Dans ce qui était la première requête de ce type à un président italien, Casson demanda les explications du président Francesco Cossiga. Mais Casson n’en resta pas là ; il demanda aussi que d’autres officiels balayent devant leur porte. En octobre 1990, sous la pression de Casson, le premier ministre Giulio Andreotti en finit avec 30 ans de dénégations et décrivit Gladio dans le détail. Il ajouta que tous les premiers ministres étaient au courant de Gladio, bien que certains l’eussent nié ensuite.

Soudain, les Italiens eurent les clés de nombreux mystères, y compris la mort inexpliquée du pape Jean-Paul Ier en 1978. L’écrivain David Yallop mentionna dans cette affaire comme suspect Gelli, disant qu’il « dirigeait l’Italie à l’époque, pour toutes les questions pratiques ».

Memento Moro

Le crime politique le plus choquant des années 70 fut peut-être l’enlèvement et l’assassinat du premier ministre Aldo Moro et de cinq de ses assistants en 1978. L’enlèvement eut lieu tandis que Moro était en chemin pour soumettre un plan de renforcement de la stabilité politique italienne, qui prévoyait l’entrée des communistes au gouvernement.

Des versions antérieures du plan avaient mis les officiels américains dans tous leurs états. Quatre ans avant sa mort, au cours d’une visite aux États-Unis en tant que ministre des affaires étrangères, Moro eut droit à la lecture de la loi contre les attroupements séditieux, par le secrétaire d’État Henry Kissinger et plus tard par un officiel des services de renseignements anonyme. Témoignant au cours de l’enquête sur son assassinat, la veuve Moro résuma leurs paroles menaçantes : « Vous devez abandonner votre politique consistant à conduire toutes les forces politiques du pays à collaborer directement… ou vous le paierez chèrement. »

Moro fut si secoué par ces menaces, selon son assistant, qu’il tomba malade le jour suivant et coupa court à sa visite aux États-Unis, disant qu’il en avait fini avec la politique. Mais les pressions américaines se poursuivirent ; le sénateur Henry Jackson (district de Washington) lança un avertissement similaire deux ans plus tard dans une interview donnée en Italie. Peu avant son enlèvement, Moro écrivit un article qui répondait à ses détracteurs américains, mais décida de ne pas le publier.

Durant ses 55 jours de captivité, Moro implora à maintes reprises ses pairs démocrates-chrétiens de céder au chantage, en acceptant l’échange de membres des Brigades rouges emprisonnés contre sa libération. Mais ils refusèrent, pour la plus grande joie des officiels de l’Alliance, qui voulaient que les Italiens jouent la carte de la fermeté. Dans une lettre retrouvée plus tard, Moro prédisait : « Ma mort retombera comme une malédiction sur tous les démocrates-chrétiens, et ce sera le début d’un effondrement désastreux et irréversible de tout l’appareil du parti. »

Aldo Moro

 
Pendant la captivité de Moro, la police prétendit de façon invraisemblable avoir interrogé des millions de gens et fouillé des milliers de résidences. Mais le premier juge à avoir enquêté sur cette affaire, Luciano Infelisi, dit qu’il n’avait aucun membre de la police à sa disposition. « J’ai mené cette enquête avec une seule dactylo, et pas même un téléphone dans mon bureau. » Il ajouta qu’il n’avait pas reçu d’information utile des services secrets durant cette période. D’autres magistrats instructeurs suggérèrent en 1985 que l’une des raisons de l’inaction était que tous les officiers les plus importants impliqués étaient membres de la P2 et agissaient donc sur l’ordre de Gelli et de la CIA.

Bien que le gouvernement ait finalement arrêté et condamné plusieurs membres des Brigades Rouges, nombreux furent ceux dans la presse et au parlement qui continuèrent à se demander si le SID n’avait pas organisé l’enlèvement après avoir reçu des ordres venant d’encore plus haut. Les soupçons se tournèrent naturellement vers les États-Unis, et particulièrement Henry Kissinger, bien qu’il ait nié un quelconque rôle dans le crime. À travers Gladio et la Mafia, Washington disposait de l’appareil parfait pour accomplir une telle action sans laisser de traces.

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yogaesoteric

20 juillet 2019

 

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