La vérité et la raison ne sont pas des opinions (1)
par Sébastien Renault
En revenant sur les principaux mécanismes de la « décrédibilisation nominaliste de la vérité et de la raison », idée maîtresse du projet « structuralo-wokiste », l’auteur nous invite ici au combat à mener sur tous les fronts d’un engagement lucide contre l’épidémie intellectuelle du mensonge programmatique, source de toutes les mystifications criminelles contemporaines. Voir, pour le lecteur pressé, les dernières lignes de l’essai qu’on va lire – un vaste et fascinant parcours à travers les grands développements de la pensée européenne, débouchant sur « la crise de l’intelligence » :
« En dérégulant la langue pour les besoins mensongers de la déraison ” woke “, on dénature le rapport vital que l’intelligence humaine a par nature au sens à travers le langage, pour instaurer une légifération substitutive et arbitraire : celle du contrôle politique des mots à partir d’une distorsion de la réalité (distorsion idéologique, sinon fanatique). Tel est le wokisme institutionnel, qui cherche à asseoir sa novlangue perverse et diabolique pour donner prise à l’ascendant d’un pouvoir gouvernemental sur le domaine sacré de la pensée. Mais le langage (en lui-même naturel) ne se légifère pas arbitrairement, pas plus pour des abeilles que pour des êtres rationnels en quête continuelle de sens (ce que sont les hommes). Il s’organise à partir du réel, pour donner lieu à la parole (d’essence culturelle). Soyons donc, par contre-pied ferme et courageux face à l’idiocratie opinioniste des forces du wokisme, des ouvriers infatigables au service de la parole – et de la Parole ».
- L’industrie de la diversité : vers la fin du monde commun
Le monde social de la production contemporaine repose à la fois sur l’instauration d’une culture de masse, sur l’infantilisation idiotique du rapport au monde et à autrui, et sur l’hubris régressif de la toute-puissance subjective qui en découle comme d’un principe. Le négationnisme « woke », cette prétendue posture d’« éveil aux discriminations », y occupe la place idéologique centrale, en s’inscrivant d’abord dans la dynamique du culturalisme et du relativisme :
• contre la rationalité et l’objectivité du vrai, si indispensables à l’édification civilisationnelle d’un monde commun ; et
• contre la nature commune aux hommes et qui, en tant que telle, échappe à la temporalité progressive et aux modes culturel-psychiques d’époques particulières.
Car, pour pouvoir laisser libre cours au nihilisme métaphysique d’inspiration structuraliste et à la réduction du monde social à des appartenances communautaires, il faut d’abord s’être affranchi de la nature (domaine limitatif de la réalité) et du « carcan » définitionnel qu’elle impose au sujet révisionniste de l’entreprise fantasmatique dite « wokiste » (domaine factice du narratif). L’accaparement que pratiquent aujourd’hui les doctrinaires du genre sur la gestion du langage au sein des principaux pouvoirs et bureaucraties publics n’a d’autre fondement que ce découplage du narratif et de la réalité. C’est bien là le ressort premier de la propagande suractive de ce que nous appelons ici l’industrie de la diversité, dont l’opération culturelle repose sur le triple fétichisme de l’illusionnisme victimaire (par volonté de puissance), de la contrevérité flagrante (par orwellisme systémique), et de l’argent (par avidité néolibérale).
Or, « diversité » et « inclusion » sont aujourd’hui les mots fétichisés de la plus redoutable forme de discrimination anti-réalité. L’ère du subjectivisme postcartésien ne peut s’empêcher de sombrer dans le nihilisme wokiste, lequel va tirer ses racines « philosophiques » de l’existentialisme, du nominalisme, du solipsisme ethno-racial, de l’intersectionnalité pseudo-scientifique et de la postmodernité culturelle, de ces soubassements d’une université occidentale sectaire et verrouillée dans ses propres processus de biais cognitifs de confirmation.
La postulation universalisée de la thèse relativiste récuse fatalement son propre point de vue : « Tout savoir, prenant la forme épistémique d’une postulation universelle, est relatif »….… sauf, ô miracle, ce « savoir » postulateur d’un relativisme total. En fait de « miracle », la récusation est ipso facto consommée. Pareillement celui du nominalisme tenant pour vérité ultime l’absence de vérité unique : « Il est ultimement vrai qu’il n’y a pas qu’une seule vérité »….… sauf, ô miracle, cette « vérité » postulant sa propre impossibilité. Là aussi, la récusation est ipso facto consommée. De la même manière, en inversant les rapports de domination, le logiciel wokiste contemporain produit ses propres contradictions claniques et discriminatoires insurmontables : par « antisexisme » et par « antiracisme » déclarés, il ne craint pas d’afficher et de justifier un sexisme et un racisme forcenés face à la supposée « domination masculine » et à celle de la « blanchité systémique » ; ou encore de féminiser le langage à l’envi (voire même de le poly-genrer jusqu’à le munir de n pronoms tout aussi divers et inclusifs les uns que les autres) tout en cherchant à dégenrer la société, au motif que la distinction sexuelle (par définition discriminatoire) mettrait à mal le bien social suprême, revendiqué sous le mode fantasmé d’une « égalité » égalitariste. Toute personne rationnelle le comprend aujourd’hui en dépit de la pression ambiante et du conditionnement implacable des esprits, le revisionnisme wokiste introduit, par son absence de sens critique le plus élémentaire, une régression civilisationnelle dont les premières semences d’intense déconstruction anthropologique sont généreusement semées par l’école de la dés-instruction, de la déculture et de la néantisation de la pensée (par formatage programmatique).
Au risque de nous répéter, il nous faut résolument dénoncer et battre en brèche ce négationnisme de la réalité, en commençant par ré-enseigner que la vérité et la raison ne sont pas des opinions. À cet effet, nous reviendrons sommairement dans cet essai sur quelques éléments historiques et méthodologiques de la mise en lumière des fondements de la pensée rationnelle ; sur la distinction pré-kantienne entre objet formel et réalité objective de la connaissance ; sur le retournement épistémologique opéré par l’idéologie wokiste à partir des bases « philosophiques » de sable du structuralisme ; enfin, sur la crise de l’intelligence en Occident, crise à la fois intellectuelle et morale du sens découlant de la tentative d’une intelligentsia prétendument « éveillée » d’imposer un révisionnisme biologique et de se servir des enfants – dépourvus du discernement nécessaire pour comprendre et résister au lavage de cerveau dont ils sont la cible – pour faire avancer son projet obsessionnel de transsexualisation du monde.
Au plan épistémique qui nous intéresse au premier chef, la grande antilogie qui retient finalement notre attention, puisque c’est elle qui conditionne peu ou prou toutes les déclinaisons du brouillage wokiste carnavalesque des identités, se cristallise précisément sur le rapport qu’entretient le discours transidentitaire militant avec la notion même de vérité :
• d’un côté, en tant qu’idéologie de déconstruction de la rationalité, ce discours est explicitement porté à se dédire de toute norme de vérité, biologique ou autre ;
• mais de l’autre, à violemment censurer le débat pour mieux s’imposer comme vérité définitive, inattaquable, justifiant toutes les prohibitions et intolérances….…
Oser une telle contradiction et faire de l’université son lieu de défense privilégiée, c’est faire sentir aux esprits le poids tyrannique de l’idiocratie la plus officielle, de son action étatique profonde, et de sa conformité à l’ordre néolibéral inéluctable de la marchandise et de la « post-vérité » – à l’heure même où cherche à s’imposer, au nom menteur de la science et des « vrais faits », une « expertocratie » discrétionnaire, détractrice et punitive. C’est donc tomber dans les latrines wokistes de la non-pensée, dont il est urgent de se dépolluer l’intelligence.
1.1. Brefs rappels sur l’histoire, la méthodologie et les fondements de la pensée rationnelle
1.1.1. Veritas, quid est veritas ?
On aura tous reconnu la question paradigmatique de Pilate, si connaturelle à la posture symptomatique du scepticisme relativiste et à son épistémè postmoderne. C’est elle qui induit un nombre conséquent de nos contemporains à poser, comme une espèce d’acquis irréfutable, le dogme de l’« évolution de la vérité » ; et, partant, sa multiplicité subjectiviste virtuellement « illimitée ». En vain cependant, comme le démontre à la pensée le plus petit effort de cohérence logique mû, justement, par l’appétence fondamentale du vrai.
Les notions de vérité et de raison, par opposition à celle d’opinion, passent certes par une histoire conceptuellement multiforme, qui s’étend sur des siècles de développement philosophique, scientifique et culturel. Cela ne veut évidemment pas dire que vérité et de raison procèdent elles-mêmes de la matrice historique qui en a suscité les différentes expressions linguistico- catégorielles au cours de l’histoire intellectuelle de l’humanité. L’écueil de la totalisation-réduction du savoir à un discours socialement construit n’aboutit à aucun résultat digne de l’entreprise scientifique, puisqu’il ne fait que produire la justification fondamentalement illusoire et auto-contradictoire du refus « scientifique » de la science (au nom d’une science auto-référente). Construire socialement, à commencer par les outils linguistiques de la pensée au service de l’expression et de la transmission du savoir, ne signifie pas construire absolument, encore moins construire le vrai présupposé par toute construction intellectuelle signifiante et apte à subsister (parce qu’elle n’a pas été édifiée sur le sable de vaines opinions et/ou de contrevérités).
Les Grecs de l’Antiquité ont contribué de manière particulièrement significative au développement de la pensée philosophique portant sur les notions de vérité et de rationalité. Les grands penseurs présocratiques, tels que Parménide et Héraclite, aussi fragmentaires soient les œuvres de leurs mains ayant survécu et qui sont parvenues jusqu’à nous, se sont génialement penchés sur la nature de la réalité pour reconnaître l’ouvrage sous-jacent d’une vérité unique (immuable ou unifiante sous le flux chaotique des évènements intramondains). La pensée de Parménide se caractérise par sa vision moniste de la réalité conçue en termes de « nature », φύσεως – dont l’on tire le mot « physique » et désigner ainsi ce domaine relevant à la fois de l’objet propre de l’ontologie pré-socratique et de celui, plus réduit, de ce qu’on appellera plus tard « philosophie naturelle », comme l’attestera l’œuvre majeure d’Isaac Newton, « Philosophiæ naturalis principia mathematica ». Celle-ci est une et immuable, éternelle et inaltérable ; elle est donc « ce qui est » (τὸ ὂν), échappant en tant que telle à la pluralité et au changement des phénomènes de notre perception immédiate. Cette réalité indivisible, Parménide la qualifie littéralement d’« Être » (τὸ ἐόν), par contraste au « non-être » (μή ἐόν) conforme à la voie (οδός) de la δόξα (doxa), c’est-à-dire celle de l’opinion conditionnée par les apparences du spectacle du monde sensible et qu’embrassent ceux qui ne savent se former du réel qu’une vision dominée par l’illusion du changement. Or, cet Être est encore ce qui peut éminemment être pensé de manière cohérente et fiable, l’ontologie et l’épistémologie parménidienne s’impliquant mutuellement. C’est éminemment par la pensée rationnelle que nous accédons à l’Être immuable, indivisible et vrai.
La pensée d’Héraclite se caractérise par une vision de la réalité en constante transformation. D’où la fameuse expression héraclitienne : « πάντα ῥεῖ », « tout coule » ! Chez Héraclite, la réalité est donc en perpétuel mouvement (comme en atteste, sur le plan subatomique de nos outils et modèles contemporains, le domaine de la physique quantique). Pour autant, Héraclite souscrit malgré tout à la primauté d’un principe ontologique de réalité, d’une unité fondamentale et sous-jacente à la dualité apparente, jusqu’à penser l’interconnexion des contraires. Son épistémologie s’articule autour d’un autre adage, un peu moins connu, qu’on retrouve également dans la pensée hébraïque des prophètes et de L’Évangile : « Ἵδε καὶ μὴ ἰδέναι » (« Voir, mais ne pas percevoir »). S’interrogeant sur la nature de la perception et de la connaissance, la vision héraclitienne soulignera que percevoir (νοεῖν) est à la fois nécessaire et trompeur ; que notre compréhension ne peut espérer se construire sur le sable perpétuellement mouvant et chaotique de la transformation des éléments en d’autres éléments, étant par ailleurs, par nature, limitée. Partant de sa conception holistique de l’interdépendance des contraires, Héraclite admet, quoiqu’il insiste sur la mutation permanente, l’existence d’une harmonie, d’un ordre sous-jacent à ce flux sempiternel du monde, « ordre » qu’il qualifie le premier de λόγος (logos), l’unité cachée derrière le changement cosmique apparent – et, ajoutons-nous, vrai ressort de la compréhension du réel, ce qu’Héraclite n’admet finalement pas, déniant à la pensée l’accès à la stabilité du logos.
Considération du rapport de la pensée grecque à l’usage de la raison et à la formation de la connaissance de la vérité, par contraste avec la voie de l’opinion et des sophismes courants, ne peut faire l’économie des travaux logiques qui vont émerger et se différencier de l’analyse aristotélicienne, notamment chez les Mégariques et chez les Stoïciens (malgré la nature fragmentaire de ce qui nous en a été préservé). Nous ne pouvons pas nous y attarder en détails dans les limites de cet article, mais il convient néanmoins de les mentionner ici.
Lisez la deuxième partie de cet article
yogaesoteric
11 décembre 2023