La vérité et la raison ne sont pas des opinions (3)

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2. Théorie scotiste de la connaissance du réel

2.1. Fonction sémiotique de la connaissance du réel

Les théories scolastiques de la connaissance jouent un rôle pivotal peu connu, en dehors des orbites spécialisés, dans l’histoire du développement de la philosophie occidentale portant sur les rapports de l’ontologie, de la logique et des théories sémantiques – en vue, notamment, de comprendre les mécanismes du fonctionnement anti-hermogénien ou cratylien du langage dans son rapport au monde extralinguistique des quiddités objectives. La Renaissance et les théories modernes forgées au feu du positivisme logique auront pour effet d’obscurcir, de déformer ou encore de faire oublier cette conciliation et les fruits intellectuels qui en découlèrent, sous prétexte d’obsolescence du paradigme métaphysique prémoderne.

En réalité, la Renaissance (ayant préféré la rhétorique à la logique) comme le positivisme (ayant préféré l’axiomatisme fonctionnel à la sémantique extra-fonctionnel) ne seront jamais enclins à faire justice, par préjugé autant que par ignorance, à l’héritage scolastique en ces matières. Deux grands domaines de recherche sur la fonction, les mécanismes, et les limites verbo-conceptuelles de la connaissance et de sa transmission ont néanmoins intéressé les grands penseurs de l’ère médiévale, en prise avec la mise en œuvre d’outils d’analyse visant à mieux saisir les rapports à la fois extra et intralinguistiques entre objets extérieurs (res), concepts ou représentations dans la sphère de la conscience (passiones mentis), mots parlés (voces) et mots écrits (scripta) : ceux de la théorie logique de la supposition s’appuyant sur la théorie aléthique de l’adéquation entre la pensée (informant le langage de l’intérieur) et le monde (informant ce même langage de l’extérieur moyennant ses données quidditatives) – théorie dite « traditionnelle », pour la distinguer du paradigme, cher à l’empirisme logique, de la vérité réduite à l’analyse de la signification des énoncés (Carnap, Quine, A. J. Ayer).

Au Moyen-Âge, la notion de signification, l’objet dynamique de l’étude de la sémiotique, est précisément définie. Contrairement à la sémiotique postmoderne, si marquée par l’influence proto-wokiste du structuralisme, l’analyse sémiotique d’inspiration médiévale porte une grande attention à la langue 1) en tant que système de signes ontologiquement « aptes » à « sémiotiser » le « verbe » fondamental des choses par le biais de la fonction sémantique de l’intelligence elle-même ; et 2) en tant que médiatrice fondamentale de communication et de transmission de la sign-ification. Signifier x, c’est donc établir la compréhension de cet x, moyennant la fonction symbolique d’un signe ou d’un objet capable de le présentifier à l’intelligence. Saint Augustin le synthétise déjà dans son De doctrina christiana, en soulignant : «[qu’] un signe est une chose qui, par elle-même, fait passer à la connaissance [à la pensée] quelque chose d’autre que l’impression qu’elle produit sur les sens».

Plus tard, avec la montée graduelle du nominalisme sur le plan des théories sémantiques et de la logique, cette définition cardinale commencera à céder la place à la conception selon laquelle, en termes linguistiques, une chose peut tout-à-fait constituer un signe d’elle-même, un signe autoréférent sans contenu particulier (autre que celui de sa fonction grammaticale, comme, par exemple, telle formule d’un algorithme rigoureusement déterminé dans sa fonctionnalité infra-sémantique par les règles du système axiomatique dont elle dérive).

Pour les sémioticiens et logiciens scolastiques (nous simplifions à dessein), les passiones mentis (ou concepts) remplissent la fonction de termes (en tant que verba intus), au même titre que les termes parlés (verba vocale) et écrits (scripta). Mais, au lieu de consister en termes de la langue parlée ou écrite, ils fonctionnent comme des termes relevant du langage de la conscience. Pour eux, le langage de la conscience est la véritable forme de langage naturel caractérisée par la marque non filtrée de la signification (alors qu’un terme parlé constitue un énoncé signifiant par mode de convention). Ce pourquoi Jean Buridan, figure (nominaliste) de proue de la logique et de la sémiotique scolastique, considérera que les termes parlés et écrits sont « subordonnés aux concepts » (voir ses Sophismata et ses Summulae de dialectica). Dans cette optique, qu’ils soient réalistes ou nominalistes (encore une fois nous simplifions à dessein), ils distinguent trois niveaux de langage : parlé, écrit, langage de la conscience. Divergentes positions existent, qu’il nous est impossible d’examiner ici, quant aux relations à établir entre, langage parlé, langage écrit et langage de la conscience; ou quant à la question de savoir si les mots (noms ou adjectifs parlés et écrits) signifient des concepts, ou des choses réelles, ou encore des formes (species intelligibilis) présentes dans l’âme humaine ; ou encore de savoir si la forme (l’« espèce intellectuelle ») engendrée dans l’intelligence précède l’acte de compréhension ; ou, par contraste, si elle est quelque chose de modelé à travers l’acte de compréhension lui-même, etc.

Jean Duns Scot

Duns Scot en particulier, faisant la distinction entre cognition intuitive (suscitée par les mots parlés et écrits) et cognition abstraite (suscitée par l’entremise sémantique de la conceptualisation), estime que les mots signifient, en eux-mêmes (la plupart du temps), des concepts. Mais il considère que la signification, allant des signes externes aux signes internes, constitue une relation transitive. Par exemple, nous entendons un mot. Il va signifier le concept qui s’y rapporte au plan cognitif sémantique, ce qui signifie que le concept naît à l’esprit qui le pense. Mais ce concept, dans l’ordre du langage de la conscience, en vient lui aussi à signifier autre chose que lui-même, à savoir la réalité extralinguistique dont il désigne cognitivement la quiddité, de sorte que le mot original nous amène aussi, indirectement, à penser à cette réalité extrinsèque.

C’est pourquoi il est crucial de ne pas considérer la signification en termes sémiotiques contemporains, comme une « référence » ou un « sens ». La référence et le sens ne sont pas des étapes proprement transitives de la connaissance du réel – ce qui explique qu’on en reste, avec le constructivisme postmoderne, à des références strictement chimériques, « wokites », irréelles (dont le sens se fige dans l’irréalité). La signification, par nature intellectuellement dynamique, l’est par sa fonction inséparablement naturelle (par la cinématique de la cognition humaine aboutissant à l’intellection réelle) et culturelle (par l’institution des mots).

La signification sémiotique, au sens scolastique, est donc un type particulier de relation causale : signifier x, c’est faire penser à cet x. La signification est donc tout aussi transitive que l’est le type de causalité applicable ici. Nous voyons, par exemple, tel mot écrit ; et il nous fait penser et entendre le mot parlé correspondant. Ce mot parlé, désormais sémantiquement intériorisé, nous fait à son tour penser et concevoir le concept qui lui correspond et qui, in fine, nous fait penser à ce dont il est le concept. C’est ce que nous appelons ici la fonction sémiotique de la connaissance du réel, fonction faisant cruellement défaut à la triste postmodernité…

2.2. Logique de la supposition et théorie scotiste de la connaissance du réel

Rappelons d’abord que Jean Duns Scot, philosophe et théologien médiéval ayant vécu entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle, est reconnu comme l’une des figures les plus influentes de la grande période de floraison intellectuelle médiévale dite de la scolastique, son œuvre revêtant plusieurs caractéristiques décisives qui la rapprochent mais la distinguent également de celles de ses non moins prestigieux contemporains et prédécesseurs. Notre objectif n’est certes pas de passer ici en revue les principaux éléments et volets des travaux inachevés du grand franciscain écossais, qui sera également désigné par le titre de Doctor subtilis (« Docteur subtil »). Cet accent placé sur la subtilité et la précision de la pensée deviendra en effet l’une des signatures de la méthode philosophique scotiste.

Nous signalerons simplement que la démonstration scotiste relative à l’inévitabilité de l’existence de Dieu – passant de prémisses logiques à l’efficience considérée comme une propriété métaphysique (plutôt que physique) pour aboutir rigoureusement à la première cause efficiente (primum efficiens/agens), laquelle est aussi la fin ultime (l’objectif dernier et concomitamment le terme premier de la série des existants se déclinant sous l’angle de la causalité finale) et la nature la plus parfaite (l’objet divin connu sous l’angle de l’excellence suprême, ou prééminence) – est considérée comme l’une des contributions les plus remarquables jamais apportées par la pensée au domaine de la théologie naturelle (discipline partant, sans référence confessionnelle à une révélation, des seules données, matérielles et immatérielles de la structure du monde). Duns Scot arrivera à plusieurs conclusions convergentes au prix d’une argumentation admirablement élaborée, dont celle qui consiste à prouver l’impossibilité (tant logique qu’ontologique) d’une série ascendante infinie, donc la nécessité d’une causalité efficiente première.

Le grand mérite de l’argumentation scotiste tient à son fondement doublement logique et métaphysique, établissant la primauté d’un Être (qui est la fois premier Agent, Objet final, et Bonté suprême) selon le triple ordre de la causalité efficiente ; de la causalité finale ; et de la prééminence de nature (suprema/eminens natura). De là, la démonstration du Maître franciscain se décline de manière à faire ressortir l’implication mutuelle des trois ordres de la preuve déjà mise en œuvre : un Être dont on a établi la primauté sous l’angle de l’une de ces trois voies ne peut pas ne pas l’être également sous l’angle des deux autres. En outre, le Docteur mineur soutient qu’un tel Être, répondant par nature aux exigences logiques et métaphysiques de la triple primauté (triplicem primitatem) qu’il a déjà démontré, ne peut pas ne pas posséder l’intelligence et la volonté, dans un rapport d’identité absolue de ces deux actes à Sa propre et indivisible essence divine (contrairement à ce qu’avance une conception naturaliste de « Dieu » comme quelque entité sous-personnelle, telle une « force » ou quelque autre chimère de ce type). L’infinité d’un tel premier Agent – qui est aussi Fin ultime et Bonté prééminente – en découle ; tout comme le fait qu’il ne peut exister qu’un seul Être de cette nature.

Il importait d’au moins faire mention de cette dimension fondatrice du scotisme et de son rapport spécifique aux deux domaines réciproques de la pensée objective et de la réalité pensable – ultimement de la réalité divine à la source de la réalité totale du monde.

La logique de la supposition est une composante de base de la théorie scotiste de la connaissance du réel. Avec le Docteur subtil, elle va participer à un réalisme médiant, consistant dans l’expression de l’existence réelle de concepts généraux moyennant leur supposition différenciée à travers le support du mot parlé/ou écrit et de sa signification concrétisée dans l’objet réel désigné. Elle tente donc de clarifier le problème sémiotique de la signification des termes du discours logiquement organisé en propositions, en analysant de manière « quantitative » la fonction et l’usage des mots – autrement dit la manière dont les mots et les concepts logiquement arrangées se rapportent aux réalités individuelles et générales, en l’absence de techniques modernes de quantification. Elle permet en outre de distinguer entre différents types de suppositions, notamment la supposition matérielle (référence à des objets concrets), la supposition formelle (référence à des concepts abstraits mais « simples » dans leur universalité) et la supposition personnelle (référence à des individus particuliers). On dira par exemple, en considérant la proposition « l’homme regarde x », que le terme « homme » assume une supposition personnelle, sans autre signification que celle d’un signifiant singulier dans son rapport à telle autre réalité individuée « x » ; et qu’il assume une supposition simple lorsque l’on dit : « l’homme est une espèce ». C’est dans ce dernier cas que le terme « homme » se réfère (par supposition formelle) à ce qu’il signifie ontologiquement. Le terme « homme » signifie ici une espèce universelle, plus précisément une nature stable répondant à une définition précise (ad id quod est). La signification ici renvoie à l’opération de présentation cognitive de la forme d’un référent universel à l’intellect par supposition formelle, en vue d’en désigner l’actualisation, par mode de supposition personnelle, dans des cas particuliers. On retrouve ce positionnement épistémologique, jouant sur la fonction différenciée de la supposition pour faire correspondre les caractéristiques sémantiques du discours et la réalité signifiée à la fois au plan psychologique et au plan désignatif verbalisé, dans les travaux d’auteurs contre-nominalistes, notamment ceux d’Henri de Gand (avant Duns Scot) et de Walter Burley. Burley, par exemple, différenciera la portée d’une expression, signifiée par sa forme universelle, de son « extension » à travers les individus instanciant la première.

Walter Burley

Chez Duns Scot, le cadre général de la supposition logique relatif à la connaissance du réel est assez clairement corrélé à celui de la théologie de la Création mise en avant par la tradition franciscaine et conférant à l’exemplarité le rôle prééminent dans l’ordre de la connaissance de la nature d’un x amené à l’existence actuelle. Dans Son rapport à la Création, Dieu, en tant que cause efficiente, ne produit pas seulement telle œuvre créée en lui conférant une existence réelle ; en tant que cause exemplaire, Il l’établit dans l’être essentiel en lui conférant une nature définie (source fixe de sa définition). En raison de cette relation à l’intellect divin (relation de raison insistera le Docteur subtil), une chose créée est dite posséder la certitude d’une quiddité réelle (quiditatem rei) et est par conséquent définie comme telle, ontologiquement comme épistémologiquement. Sur ce modèle fondateur, la connaissance du monde réel passe ainsi par une mise en rapport de l’objet et de l’intelligence qui reproduit, par analogie, la double causalité efficiente et exemplaire qui préside à la quiddité et à l’existence actuelle de l’objet. En théorie scotiste de la connaissance, pour comprendre le monde réel, il est essentiel que l’intelligence saisisse (causalement) la manière dont les termes linguistiques se rapportent aux objets de la connaissance – en se les signifiant plus distinctement, en tant qu’objets formels, qu’ils ne peuvent eux-mêmes être directement saisis en tant que réalités objectives (comme cela est le cas, éminemment, de la signification et de la conception de l’essence divine, y compris par le profane qui parle sans même connaître Dieu). Il faut donc qu’agisse une forme analogique de l’efficience causative dans la signification active, qui ne cause certes pas l’objet de la connaissance, mais le désigne intelligiblement, par conformité au fait de son existence ; ainsi qu’une forme analogique de l’exemplarité causative dans le rapport de certitude de l’intelligence se conformant à la nature de l’objet de la connaissance.

La connaissance du réel passe donc par ce double jeu de conformité intellectuelle à l’existence factuelle et à l’essence définitionnelle de la chose connue par l’intelligence actualisée du sujet connaissant, s’appuyant sur la structure sémiotique de son langage conceptuel et verbal pour désigner, signifier, et communiquer ce qui est objectivement saisi en tant qu’objet formel – comme nous allons le voir plus avant dans la section suivante. Récapitulons d’abord notre propos quant à ce qu’est et ce qu’accomplit la supposition logique dans le cadre scotiste d’une théorie réaliste (dite « modérée ») de la connaissance.

L’arrière-plan intellectuel de la théorie scotiste de la connaissance s’articule autour d’une question épistémologique centrale : si nous ne pouvons trouver rien de commun ou d’universel qui puisse réellement correspondre à nos concepts généraux et à nos noms communs dans le domaine de la réalité objective de la connaissance (extra mentem), quel critère doit-on alors invoquer et retenir aux fins d’expliquer la formation de ces objets formels linguistiques, conceptuels (in mente) et nominaux (ex ordine nominum) ? Si font défaut de tels référents corollaires de nos signes dans la sphère de la conscience et verbaux (autrement dit, si l’existence de ces objets irréductibles à ce que nous pouvons simplement penser et dire n’est pas une référence réelle), peut-on encore tenir notre prétendue « connaissance du monde » pour autre chose qu’une vaste māyā projective ?

C’est l’écueil qu’entend éluder le Docteur franciscain, accompagné d’autres grandes figures de l’ère scolastique issues de ce qu’on appelle aujourd’hui le « réalisme modéré », par la supposition logique et par la distinction entre objet formel et réalité objective de la connaissance, que nous allons succinctement rappeler dans la section suivante.

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yogaesoteric
18 décembre 2023

 

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