L’étau des systèmes invisibles
La démocratie telle que nous la concevons aujourd’hui, telle qu’elle est expliquée dans les émissions politiques, par les journalistes, par les politiciens, par toute une ribambelle de personnalités médiatiques, est une sorte de mantra sur laquelle tout le monde semble d’accord au point où remettre en question ce dogme serait comme remettre en question la rotondité de la Terre.
Pourtant, comme explique l’historien Francis Dupuis Dery dans son livre « Démocratie, histoire politique d’un mot », le mot démocratie n’a pas toujours eu durant l’histoire la même définition. En fait, sa définition aurait été volontairement changée à des fins électorales. Selon Dupuis Dery, Andrew Jackson, président des États-Unis de 1829 à 1837, aurait été le premier aux États-Unis à utiliser ce terme essentiellement pour des raisons électorales. A cette époque le mot démocratie définissait un régime politique où le peuple a véritablement le pouvoir, les démocrates n’étaient donc pas issus de la société bourgeoise, mais des classes pauvres. A contrario, les riches, les possédants ne souhaitaient pas entendre parler de démocratie, elle était pour eux une douce utopie de pauvres, d’idéalistes, qui ne pouvait fonctionner. Seul un régime politique dirigé par une élite était selon eux souhaitable. Jackson fût élu en se faisant passer pour un démocrate, le détournement du mot fut donc adopté par les autres politiciens, voyant le boulevard manipulatoire qui s’offrait à eux. Au fil des années, ce détournement de définition remplaça la définition initiale au point où aujourd’hui il est devenu extrêmement rare qu’une personnalité médiatique définisse correctement notre système politique.
De l’aristocratie élective à la « démocratie » représentative
Voici comment Emmanuel-Joseph Sieyès (corédacteur de la première Constitution française) parlait de la démocratie :
« La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi, n’est pas douteux parmi nous. D’abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants. […] Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Si l’on suit le raisonnement, qui était à l’époque du XVIIIe siècle l’opinion majoritaire de la classe sociale dominante, le gouvernement représentatif n’est pas la démocratie. Or, aujourd’hui le gouvernement représentatif est la démocratie. Tout comme l’explique le politologue Bernard Manin dans son livre « Principes du gouvernement représentatif » :
« Les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie. »
Ce que Manin montre aussi, c’est que la démocratie n’utilisait pas l’élection, mais le tirage au sort comme méthode pour sélectionner les dirigeants. Les Grecs de l’antiquité le savaient bien, ils considéraient qu’un système « isonome », c’est à dire égalitaire, ne pouvait fonctionner que par le biais du tirage au sort. En effet, pour eux le choix, c’est à dire l’aristocratie, amènerait obligatoirement des dérives inégalitaires, car les élus émergeraient d’une élite ou d’une classe sociale élevée en plus du fait qu’ils auraient pu se représenter. L’élection étant l’outil parfait d’une aristocratie et non d’une démocratie. Car contrairement à ce que les gens sont obligés de subir tous les ans en « votant pour les moins pires », l’élection sert avant tout à élire les meilleurs.
D’ailleurs, penchons-nous deux minutes sur l’étymologie des mots aristocratie et élection. Le terme aristocratie vient des racines grecques aristoi (άριστοι), les meilleurs, et kratos (κράτος), pouvoir, autorité, gouvernement. Le mot élire vient du latin eligo, qui signifie choisir, trier. Le mot élection vient du latin electio, qui signifie choix. Et enfin le mot élite, signifie « ceux qui se choisissent ou sont choisis ».
Récapitulons : une aristocratie consiste à mettre au pouvoir les « meilleurs », une élection sert à choisir et trier, donc à faire émerger une élite (ceux qui sont choisis).
Lorsque les gens élisent, ils utilisent une méthode qui est donc profondément aristocratique et non démocratique, car le pouvoir sera obligatoirement possédé par une élite. Ce qui n’est pas le cas dans une démocratie, car le tirage au sort permet une meilleure représentativité de la population d’un territoire.
Alors, certains diront que : « nous sommes dans une démocratie représentative, donc c’est une démocratie ». Rappelons tout de même que les mots démocratie et représentative assemblés ne veulent rien dire. En effet, cela serait comme dire une liberté en incarcération, un avion terrestre, le matin du soir, un petit grand, etc. Lorsque l’on associe deux mots de sens contraire, on appelle ça un oxymore. C’est très bien pour faire des figures de style dans un texte littéraire, c’est plutôt manipulatoire lorsque c’est employé pour définir un type de régime politique. Souvenez-vous de la fameuse « guerre propre » lancée par les Américains contre l’Irak…
Dans le cas de la démocratie représentative, l’utilisation de ces deux termes est d’autant plus inquiétante que tout le monde semble s’en accommoder relativement bien. Or, il s’agit d’une manipulation gigantesque. En faisant croire que la représentativité par l’élection est identique à la gouvernance par les citoyens, on fait insidieusement croire que le peuple et les représentants du peuple, sont pareils, qu’ils ont les mêmes intérêts, pire encore, cela signifie que les représentants sont soumis au peuple. Seuls des politiciens peuvent inventer pareil tour de magie linguistique. Car il s’agit de deux modes de gouvernances radicalement différents.
Maintenant, soyez attentif ! On va reprendre un exemple qu’on aime beaucoup. Si on vous dit qu’à partir de demain vous êtes mis sous tutelle, que dites-vous ? On imagine, comme beaucoup de monde, vous souhaitez être « libre » et prendre vous-même les décisions qui vous concerne ? Alors maintenant, on vous dis que de toute manière, vous n’avez pas le choix, la tutelle est instaurée, c’est comme ça ! Mais par contre, vous pourrez quand même choisir votre tuteur entre plusieurs choix que l’on vous proposera (on est un peu sympa quand même). Le problème, c’est que vous ne voulez pas être sous tutelle, vous voulez être libre et prendre vous-même les décisions qui vous concernent. Donc on vous explique (toujours très gentiment et si possible en vous infantilisant) que la mise sous tutelle, c’est la liberté ! Vous pourrez enfin arrêter de vous prendre la tête sur les choix cornéliens du quotidien, tout sera prêt pour vous faciliter la vie, vous serez enfin libre ! D’ailleurs, on appellera ça « la liberté sous tutelle »… Vous comprenez là où je veux en venir ?
Choisir un maitre qui décide pour vous et choisir soi-même ce qui est bon pour nous, ça n’a strictement rien à voir. En démocratie représentative, si, si, c’est la même chose.
Donc, l’utilisation du terme démocratie représentative pour définir l’aristocratie élective est une fumisterie. Il s’agit là d’un bel exemple de novlangue qui permet, en modifiant la définition d’un mot, d’en changer sa perception. La base étant posée, essayons de s’enterrer un peu plus loin dans le terrier du lapin blanc.
Et si l’aristocratie élective n’était pas le seul mode de gouvernance auquel les gens étaient soumis ? S’il y en avait d’autres ? Peut-être plus imperceptible mais tout autant présent. Et si les gens évoluent, non pas dans un, mais dans plusieurs systèmes de gouvernances imbriqués ?
L’autocratie invisible
Dans la vie de citoyen, les gens participeront (ou pas) aux rituels usuels prétendument démocratiques (les votes, les référendums), mais la plupart du temps ils évolueront, pour la majorité d’entre eux, dans des structures bien différentes, celles des entreprises. Or, les entreprises ne fonctionnent pas comme un état, elles ont leurs propres fonctionnements avec leurs doctrines, leurs règles et leur mode de gouvernance. Cependant, le mode de gouvernance majoritaire des grandes entreprises pourrait être aisément comparé à un système autocratique. Il n’y a pas de place pour la remise en question du chef (qui est bien souvent seul sur son trône et catapulté là par on ne sait qui), ni comment va-t-elle être dirigée, il n’y a pas de discussion possible sur les doctrines de l’entreprise, sur les buts et les objectifs. Le seul contrepouvoir que l’on pourrait définir comme tel est le syndicalisme. Pourtant, les syndicats contemporains n’ont aucune prise sur tout ce qu’on vient d’évoquer. Dans un tel contexte, il me semble évident qu’il existe un système dans le système, un mode de gouvernance des individus qui n’est jamais nommé, qui n’existe pas, une gouvernance fantôme qui est légitimée par la soumission des individus à ce système.
On utilise improprement le terme « autocratisme » car il serait difficile de définir clairement le mode de gouvernance des grandes entreprises. On pourrait, par exemple, parler d’oligarchie, car elles sont nécessairement dirigées par un petit nombre de personnes, mais aussi de ploutocratie car ce petit nombre est en général relativement riche, mais cela n’explique pas l’emprise psychologique que ce mode de gouvernance exerce sur les individus qui y sont soumis. Peut-être devrait-on imaginer un nouveau mot, si celui-ci n’existe pas déjà. Car la grande force des entreprises actuelles est d’utiliser des méthodes plus ou moins sournoises pour permettre une soumission consentie des individus et donc leur collaboration dans les tâches qui leurs sont demandées.
Par exemple, les théories de l’engagement peuvent être misent à profit pour amener les salariés à mettre en place ce que les dirigeants veulent qu’ils mettent en place. Il n’y a même plus besoin d’exercer l’autoritarisme d’antan qui ne fonctionne plus aujourd’hui, le but étant d’effacer l’oppression, les différences hiérarchiques, les ordres, voir le pouvoir. On ne parle d’ailleurs plus de salariés dans ce type d’entreprise, mais de collaborateurs. Terme suggérant un pied d’égalité entre le subordonné et l’autorité. Ce qui est bien évidemment faux, mais qui a comme but de sensibiliser le salarié à sa capacité de collaboration, il n’est plus le sous-fifre de son supérieur, il est au même niveau et ils travaillent ensemble. Bien sûr !
Les salariés ne sont plus seulement des exécutants, ils doivent être des acteurs proactifs en participant activement aux objectifs de l’entreprise et en adhérant aux « valeurs » de celles-ci. Valeurs bien entendues non négociables, ni discutables au risque de se voir virer ou placardisé. Pour ainsi dire, nous sommes là dans un mode de gouvernance opérant jusque dans le psychisme des gens, essayant de contrôler par l’adhésion forcée, les valeurs des salariés sans que ces derniers ne s’en rendent compte. La compétitivité, l’agilité, la performance, la polyvalence et bien d’autres encore sont les maitres mots d’un mode de gouvernance qui ne peut reconnaitre la valeur humaine étant focalisé sur les indicateurs économiques.
Issue du livre « Stagiaires. Le guide de survie ! » de Samantha Bailly
Dans son livre « La société ingouvernable », Grégoire Chamayou cite un extrait d’un article datant de 1951, écrit par Beardsley Ruml. Il était économiste, ancien conseiller du président Américain Hoover et ex-PDG d’une grande chaine de magasin, voici ce qu’il disait à l’époque :
« Qualifier une compagnie de gouvernement privé n’est en aucune façon une métaphore. Un business est un gouvernement parce que, dans les limites de la loi, il est autorisé à […] faire des règles pour la conduite de ses affaires.
Pour la plupart des gens, les règles qui affectent le plus leurs vies sont celles dictées par leurs employeurs. […] Ces règles déterminent, pour chacun, où il doit travailler, ce qu’il doit faire, qui va lui donner des ordres, à qui il va pouvoir donner des ordres, ses promotions, sa discipline, le montant de ses revenus, la période et la durée de ses congés. »
Donc selon Ruml, les règles édictées par les entreprises ont plus d’impacts sur la vie quotidienne des gens que celles du gouvernement. Et contrairement aux aristocraties où la « liberté d’expression » à dimension variable est la règle plus ou moins bien respectée, dans les entreprises, une certaines pensée unique est la bienvenue. Dans ce type de système, toutes pensées hétérodoxe (qui pense en dehors des idées établies ou communément admises), qui mettraient à mal les fondements même du fonctionnement du système sont dévalorisées, discriminées et enfin bannies. L’individu est dans l’obligation de penser comme tout le monde ou de se taire au risque de devoir subir les conséquences de ses pensées… Oui, pas de ses actes, de ses pensées. En ça, le management d’entreprise s’immisce jusque dans les profondeurs des cellules grises, des idées, des valeurs morales et éthiques. Il s’installe là où seul les régimes totalitaires et dictatoriaux le font avec autant d’impunité.
Ce qui inquiète peut-être le plus, ça n’est pas tant le fonctionnement même des entreprises, mais leur efficacité. Cette ploutocratie managériale dicte des règles que personne ne remet en question, que tout le monde applique tel un seul homme, avec tout ce que cela implique : surveillance, autoritarisme, harcèlement, dévouement extrême pour l’entreprise, dogmatisme, dévalorisation, intimidation, autocensure, formatage, auto-exploitation jusqu’à l’épuisement… Autant dire que si demain une dictature venait à émerger, les gens y seraient prêt, l’entreprise a amplement commencé le travail d’éducation.
La nouvelle gestion publique
Pour finir, on insisterait sur le terme de ploutocratie managériale, puisque les grandes entreprises sont dirigées par les personnes les plus riches de la société et que leur méthode de contrôle est principalement le management. D’ailleurs, en parlant de ça, la frontière entre l’aristocratie élective et la ploutocratie managériale n’existe plus, car aujourd’hui la mode est au « new management public ». Il s’agit d’un concept né dans les années 70 qui vise à dissoudre toutes distinctions entre le public et le privé à des fins de performances, d’efficacité, de flexibilité dans un monde changeant, mondialisé, etc., vous connaissez l’argumentaire. Dans cette nouvelle perspective, les citoyens ne doivent plus être considérés comme des citoyens, mais comme des clients, les services de l’état sont petit à petit remplacés par des prestations d’entreprises privées. En fait, l’État ne fait plus que « piloter » les actions publiques qui sont elles-mêmes exécutées par les entreprises. On peut dire, à la vue de ces quelques lignes que la « nouvelle gestion publique » est en réalité du néolibéralisme appliqué. Pourquoi n’ont-ils pas appelé cela « la nouvelle gestion publique néolibérale », au moins ça serait clair pour tout le monde. Pourquoi cacher l’idéologie qui sous-tend cette idée merveilleuse ? Parce que oui, le néolibéralisme est une idéologie, ça n’est pas la plus « réaliste », la plus « rationnelle », comme le prétendent certains économistes et politiciens néolibéraux… C’est seulement la meilleure idéologie pour créer un pognon monstre en très peu de temps.
La question est donc de savoir pourquoi maximiser les profits serait-il plus réaliste ou rationnel que de prendre soin du vivant, de permettre un équilibre des systèmes humains avec les systèmes non humains, d’attacher plus de soins aux humains qu’à l’argent ? En quoi est-ce plus rationnel et réaliste ? Le pognon est-il la seule réalité digne d’intérêt dans ce monde ? Visiblement oui.
Cette nouvelle doctrine confirme l’hypothèse de Jean-François Brient, dans son livre « De la servitude moderne » où il comparait les systèmes d’organisations à un « totalitarisme marchand ». Il faudrait être enfermé dans une autre dimension pour ne pas s’en rendre compte. Les systèmes économiques et politiques humains sont à bout de souffle, les ressources qu’on surexploite vont rendre l’avenir très compliqué, le vivant subit la sixième extinction de masse causée par le développement tout azimut, la destruction de la planète n’a jamais été aussi importante. Tout ça pour maximiser les profits.
Que dirons les générations futures lorsque l’étau se refermera sur eux, que penseront-ils de tout ça ?
Schématisation très simplifiée des mécanismes de gouvernances
Dans l’étau des systèmes invisibles
Car l’étau se resserre petit à petit, laissant les citoyens gesticuler sur les conséquences de tout ce barnum ne pouvant critiquer des systèmes qui ne sont pas nommés, qui restent invisibles pour la majorité. Nommer le problème, c’est se donner l’occasion de trouver une solution.
« Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l’ennemi sera victorieux une fois sur deux. Que dire de ceux qui ne se connaissent pas plus que leurs ennemis ? » Sun Tzu, « L’art de la guerre ».
Si l’on fait la synthèse de ce qui a été dit auparavant, on est d’un côté soumis à un mode de gouvernance qui ment sur sa nature et donc ne peut être décrit pour ce qu’il est mais par ce qu’il semble être et de l’autre nous avons un deuxième système qui conditionne autant les vies et qui n’est pas nommé. C’est ce qu’on nomme un étau intellectuel, c’est lorsqu’il est impossible de définir plusieurs choses auxquelles on est soumis et contraints et que cette impossibilité de définition correct, empêche les gens de penser la chose et donc d’y trouver une solution. Ils ne peuvent pas penser les choses qu’ils ne peuvent pas définir. Dans ce cadre, la seule possibilité est de se faire broyer inlassablement de part et d’autre par des forces contraignantes qui nous semblent insurmontables. En effet, comment lutter contre un ennemi inconnu, contre un fantôme, à part en s’agitant dans un vide de désespoir.
Pour terminer ce pamphlet de comptoir, on dirait que cet étau est mû par des forces qui semblent agir de concert, mais qu’un jour peut-être, la fête pourrait se terminer. Définir ces forces, les nommer, c’est un premier pas vers des réflexions visant à de véritables solutions, elles-mêmes menant à des actes concrets. S’attaquer aux causes des problèmes et non aux conséquences est primordial à cette époque. L’aristocratie élective, la ploutocratie managériale, la doctrine néolibérale, sont des piliers conceptuels que des êtres humains ont bâtis, ils ne sont pas immuables et n’émanent pas de la volonté divine. Peut-être ont-il besoin d’être secoués par de nouveaux concepts qui rendront ces anciennes conceptions idéologiques dépassées, obsolètes.
yogaesoteric
23 janvier 2019