L’homosexualité au Vatican : entretien avec Frédéric Martel


Questions à Frédéric Martel, écrivain et sociologue

Comment vous est venue l’idée de ce livre « Sodoma. Enquête au cœur du Vatican » ?

Le Vatican constitue un sujet d’investigation comme un autre ; je n’ai aucune revanche à prendre avec l’Église, il n’y a ni déception, ni revanche derrière mon livre. Je n’ai pas cherché le coup d’éclat. Comme pour tout livre de ce type, il y a, dès l’origine, des sources. Ce sont deux ou trois personnes différentes qui, en me faisant des révélations, m’ont conduit à me lancer dans cette enquête. Je ne suis pas un spécialiste du catholicisme. Il m’a donc fallu travailler ; puis j’ai enquêté à Rome, une semaine chaque mois environ, et parallèlement, dans une trentaine de pays. Mais, encore une fois, le point de départ, ce sont des sources.

 


N’avez-vous pas douté de la véracité de leurs propos ?

Quand on reçoit ce genre de confidences, on s’interroge forcément. Il y a deux solutions : ou bien on a affaire à des charlatans ; ou bien on est face à l’un des plus gros secrets des cinquante dernières années. Dans la mesure où les personnes qui m’ont parlé ne s’étaient pas concertées, qu’elles étaient de grande réputation, et qu’elles connaissaient très bien le Vatican, je les ai considérées comme crédibles. J’admets que l’une des fragilités du livre est qu’il repose sur des sources orales. On peut me le reprocher. Mais puisque les sources écrites n’existent pas, comment faire ? Il n’existe pas d’autre moyen de faire connaître la vérité. Du coup, j’ai cherché à multiplier les sources et j’ai interviewés 41 cardinaux, 52 évêques et prélats, 45 nonces et ambassadeurs étrangers, 11 gardes suisses et au total 1 500 personnes dans trente pays.

Vous êtes-vous fixé des limites ?

Quand on se lance dans ce genre d’étude, on sait premièrement que l’on ne saura pas tout, qu’il y a des choses qu’on ne pourra pas savoir, des intrigues qu’on n’élucidera pas ; et deuxièmement que l’on ne pourra pas tout dire ni tout écrire pour des raisons juridiques ou morales. Une troisième difficulté s’est présentée à moi : c’est la rédaction du texte. Comment décrire quelque chose dont on ne peut pas parler de manière directe ?

Les critiques que l’on m’adresse, de façon parfois justifiée, reposent sur cette interrogation d’origine : comment peut-on raconter cette histoire sans parler de l’homosexualité des personnes concernées ? C’est la raison pour laquelle ce secret majeur n’a jamais été révélé ! On me dit souvent que je n’ai pas de preuves et donc que je suis obligé de me limiter à des stéréotypes ! C’est faux. C’est l’inverse : c’est parce que j’ai des preuves que j’utilise des stéréotypes ! Si j’avais voulu écrire un livre à scandale, j’aurais aussi pu citer les prélats et même les cardinaux qui m’ont raconté « qui couchait avec qui ». Tel n’a pas été mon choix.

Toutes les citations qui figurent dans l’ouvrage sont absolument vraies, j’en ai les preuves, mais elles sont reprises de façon à ne pas être problématiques pour celui qui parle (les enregistrements originaux sont beaucoup plus calomnieux !).


Quelle est l’ambition de votre ouvrage ?

Mon livre apporte la clé de tout le système d’abus sexuels dans l’Église : la culture du secret ; la culture du mensonge ; l’homosexualité massive, réprimée, refoulée, sublimée, flagellée, construite dans la haine de soi… La clé du système de la dissimulation des abus sexuels est liée à une culture du secret sur l’homosexualité. S’il n’y a évidemment aucun rapport entre homosexualité et abus sexuels (ceux-ci sont massivement hétérosexuels, commis dans les familles et les écoles par des hétérosexuels et les victimes sont très majoritairement des filles et des femmes), il y a une singularité de ces crimes dans l’Église. À 85 %, les victimes d’abus sont des garçons mineurs ou des hommes majeurs, souvent des séminaristes d’ailleurs. Ce ne sont donc pas des abus sexuels mais des abus homosexuels.


Comment expliquez-vous la présence d’homosexuels dans l’Église ?

Ce n’est pas un accident ou des cas isolés. Il ne s’agit pas de brebis égarées. C’est un système et des règles sociologiques l’expliquent. Pour comprendre réellement ce qui se passe au Vatican aujourd’hui, nous ne devons pas oublier que la plupart des cardinaux ont entre soixante-dix et quatre-vingt-quinze ans : pour les comprendre, il faut repenser à l’homosexualité des années 1940 ou 1950.

Prenons le cas des Italiens. S’ils vivaient dans un monde bourgeois, leur homosexualité les faisait passer pour la honte de la famille ; s’ils évoluaient dans un univers ouvrier ou dans un village, leur existence était tragique. Dans ces conditions, devenir prêtre était une solution très simple. L’Église a été un refuge, un endroit où se sentir en sécurité.

Beaucoup savaient qu’ils étaient homosexuels et choisissaient le sacerdoce pour cette raison même. D’autres m’ont expliqué que, durant leur jeunesse, ils avaient éprouvé des sentiments diffus, qu’ils n’avaient pas décryptés avant de rejoindre l’institution.


Cela suffit-il à expliquer qu’une majorité d’ecclésiastiques soient homosexuels ?

Je n’ai jamais avancé de chiffre, parce qu’on ne peut pas savoir. Il est évident que le célibat des prêtres est un trait spécifique du catholicisme. Et ce qui est extraordinaire, c’est qu’il est compris par les prêtres homosexuels, notamment les plus jeunes, comme un célibat… hétérosexuel. Selon eux, l’injonction du célibat n’a d’autres sens que de rejeter le mariage avec une femme.

Pour ces prêtres gays, qui cherchent à concilier leur inclination personnelle avec le dogme, respecter la chasteté ne signifie pas le refus des relations sexuelles avec des hommes ; ils distinguent la continence et la chasteté dans des rhétoriques subtiles et infinies. Bref, ils s’arrangent.


Le catholicisme est une gigantesque machine à produire des images. N’y a-t-il pas des femmes dans cette production d’images ?

Le Vatican est un monde sans femmes. Les seules femmes que l’on y voit sont les femmes de ménage, qui généralement ne parlent pas la langue italienne, ce qui implique qu’elles communiquent peu avec les autres.

C’est donc un univers très homo-érotique, très misogyne, même lorsqu’il n’est pas explicitement homosexuel. Ce qui inquiète le plus dans les séminaires et dans les diocèses, c’est le fait qu’un prêtre puisse être hétérosexuel.


Avant de parler du mariage des prêtres, il faudrait donc déjà dire si les femmes peuvent avoir une place dans l’Église…

Ce qui m’a profondément troublé, lorsque je fréquentais quotidiennement des prêtres gays au cours de mon enquête, c’est qu’ils sont les plus rigides sur le célibat des prêtres et les plus conservateurs dans leur rejet d’ordonner des femmes prêtres. En réalité, ils intériorisent le code qui leur permet de reproduire leur système et cela, d’une certaine façon, les satisfait. Ils protègent leur « placard ».


Selon vous, plus un homme d’Église tient des discours homophobes, plus il est probable qu’il soit secrètement homosexuel ou homophile (pour ceux qui ne passent pas à l’acte). L’application systématique de cette règle ne nuit-elle pas à la démonstration ?

Non ! C’est le coeur de ma démonstration. Et la plupart des théologiens qui ont discuté de mon livre affirment que c’est l’apport principal du livre. L’homophobie obsessionnelle est le marqueur qui permet de reconnaître les prêtres et les cardinaux homosexuels !


Ce procédé ne donne-t-il pas l’impression que l’homosexualité est votre seule grille de lecture ?

L’homosexualité est mon sujet et on ne peut pas me reprocher de le traiter de manière systématique sous tous ses aspects, durant cinq papautés et sur cinq continents !

Je ne dis pas que l’homosexualité est la seule grille de lecture pour comprendre le Vatican ; mais je pense que c’est l’une des clés de compréhension de tout le système, du raidissement sur la doctrine depuis Paul VI, Jean-Paul II et Joseph Ratzinger, et des innombrables affaires qui ont eu lieu, jusqu’à Vatileaks et la démission de Benoît XVI.


Lorsque le cardinal Bergoglio, actuel pape François, est accusé d’avoir couvert des abus, les faits sont rapportés entre parenthèses, au conditionnel, présentés parfois comme sans lien direct avec votre sujet… N’avez-vous pas eu tendance à minimiser son implication ?

 

Mon livre est effectivement plutôt favorable au pape François. Mais son entourage qui est pro-gay – et parfois gay – a assez mal vécu la sortie de mon livre, car il décrit le fonctionnement du camp des cardinaux « gays progressistes », comme il décrit la guerre que lui mène le camp des « homosexuels-homophobes conservateurs ».

Il y a des événements que je ne peux pas totalement décrypter ou que je ne peux pas rapporter tels quels. Il y a beaucoup de ruptures amoureuses et de jalousies, de petits scandales et de vengeances. C’est un univers très codé et fascinant à force d’être construit sur le mensonge absolu.

Souvent, j’ai eu l’impression au Vatican d’être une sorte de Claude Lévi-Strauss faisant de l’ethnologie dans une tribu aborigène !


Comment analysez-vous l’action de ce pape ?

Le pape François n’a pas pour intention première de détruire le système, il veut le protéger. C’est une sorte de pape gorbatchévien. C’est pour cela qu’il pratique comme ses prédécesseurs le cléricalisme et respecte ce que, nous laïques, appelons depuis Mazarin ou Richelieu « la raison d’État ».

Dans l’affaire du Chili, que j’ai étudiée minutieusement, je n’ai jamais pensé que François ne savait pas, contrairement à ce qu’il a lui-même dit. S’il n’a pas agi, c’est, me semble-t-il, par cléricalisme et parce qu’il savait que s’il touchait aux évêques fautifs, l’intégralité du système allait s’effondrer. En outre, cette affaire remonte à Angelo Sodano, alors nonce au Chili, devenu par la suite secrétaire d’État de Jean-Paul II.

Le pape François a hérité de cette situation. Ce n’est pas lui qui a nommé Sodano, ni McCarrick, ni le nonce à Paris Luigi Ventura !


Est-ce dans l’espoir que le livre contribue à un changement, auquel cas il serait préférable de ne pas le froisser ?

Je ne le crois pas. On a des cardinaux très homophobes, qui attaquent un pape qui n’est pas concerné par mon sujet et gay friendly alors qu’eux-mêmes sont des gays pratiquants ou des homophiles. C’est cela mon livre et cela aussi l’histoire du pape François. Et c’est d’ailleurs lui qui nous a livré le secret en parlant de son opposition faite de «cardinaux rigides qui mènent une double vie », de cardinaux «schizophrènes », « hypocrites », « autoréférenciels ». Ce sont les mots du pape.

En fait, il nous parle de l’homosexualité de ses opposants ! C’est le secret.
 

 

yogaesoteric

3 juin 2019

Also available in: Română

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