L’incompédant dans la société

par Karl Eychenne

Il y a l’incompétent, il y a le pédant, et il y a l’incompédant. Mais il y a pire encore, l’incompédant qui a du pouvoir.

L’incompétent n’est pas l’ennemi d’un monde meilleur. On peut très bien vivre avec. D’ailleurs, il en faut. Ne serait-ce que pour permettre aux compétents de prouver leur savoir-faire et de baver du faire savoir. Le pédant n’est pas non plus l’ennemi d’un monde meilleur. « Penser plus haut que son cul est une condition nécessaire et suffisante pour réussir lorsqu’on ignore que c’est impossible » (Marc Twain). Mais bon, à cumuler les tares on peut finir par agacer. Et pour cause, l’incompétent pédant (incompédant) est un être qui peut s’avérer particulièrement nuisible au bien vivre ensemble, surtout lorsqu’on lui donne du pouvoir.

De l’origine des espèces d’incompétents.

Celui qui ne sait pas y faire n’est pas un boulet, et ne le sera jamais. Où alors, il y a quelque chose qui ne tourne plus très rond dans l’opinion que l’on se fait de son prochain. Certes, tel ou tel choix de société peut amener celui qui ne sait pas y faire à être considéré comme un boulet par ceux qui savent y faire. On dira alors que cet incompétent est un boulet de fait. Mais cela ne fait pas de lui un boulet de droit. En effet, ce n’est pas parce qu’il peut moins que les autres qu’il est moins que les autres. Je crois.

Par contre, celui qui fait mais qui ne sait pas y faire est un cas plus ambigu. Peut-être existe-t-il des raisons suffisantes à son incompétence. Peut être pas. Là n’est pas le problème. C’est juste qu’il faut faire attention aux choses qu’on lui donne à faire. En effet, il se trouve que l’incompétent est particulièrement doué pour prendre la mauvaise décision ou effectuer le mauvais geste. On en déduit alors qu’il ne faut pas lui laisser n’importe quoi dans les mains, ni outil, ni pouvoir. De la bienveillance pour ce type d’incompétent, oui. De la miséricorde, mouais.

Bon, on pourrait se dire aussi que la nature étant bien fête, l’incompétent n’est pas amené à occuper un poste sensible comme on dit. Remarquons qu’un poste sensible a deux expressions dans le monde du travail. La première expression fait référence au métier, exercer un métier sensible : c’est l’expression du faire. La deuxième expression fait référence à la hiérarchie, exercer du pouvoir : c’est l’expression du faire faire. Curieusement, il n’est pas rare de trouver des incompétents à ces deux types de postes sensibles. Il est même probable que le lecteur lisant ces lignes en ait croisé un, voire deux, et en croise encore. La science bute un peu pour expliquer ces cas d’incompétence en exercice, mais propose quelques explications. Par exemple, l’incompétent peut être amené à exercer, même un poste sensible, parce qu’on manque de main d’œuvre. Il faut bien une quatrième roue au carrosse pour qu’il avance, même s’il avance moins vite. Ce type d’incompétent est un genre de clausule, une extrémité nécessaire pour que ça boucle. Ou bien, l’incompétent peut aussi être amené à occuper un poste clef, par application de ce qu’on appelle le principe de Peter. Selon ce principe, « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », prouvé empiriquement.

Remarquons qu’il existe un cas très particulier d’incompétence, c’est celui qui ne fait pas alors qu’il sait y faire. Il peut s’agir d’une incompétence parfaitement assumée par le concerné. Nous sommes alors dans le cas du rebelle (Diogène), du fainéant (Oblomov), ou de l’indécis (Bartleby). Ce type d’incompétent n’est pas vraiment nuisible, mais peut susciter quelque irritation chez celui qui fait quelque chose et voit l’autre ne rien faire. Et puis il y a celui qui voudrait bien faire, mais qui est jugé incompétent, à tort. Il sait faire, mais on lui dit qu’il ne sait pas faire, ou bien on lui dit qu’il ne peut pas faire. Bref, on lui dit de ne pas faire alors qu’il pourrait faire. Ce type de situation motive une certaine frustration du concerné, qui mue très rapidement en aigreur, et peut vite partir en sucette… L’injustice est rancunière, toujours. Au moins les premiers incompétents pouvaient être pris en flagrant délit d’inaptitude. Mais notre incompétent compétent est récusé d’office avant même d’être entendu.

La pire espèce

Enfin, il nous fait traiter du cas le plus critique : l’incompédant. Il s’agit de l’incompétent qui aime à se regarder, et à ce qu’on le regarde. Il est convaincu qu’il est celui qui fait et qui sait y faire, mieux que les autres. « De l’égo à l’égout, il n’y a qu’un point sans épaisseur comme dirait l’autre » (Euclide). Facilement reconnaissable, il vous expliquera ce qu’il faut faire une fois que vous aurez trouvé la solution. Ou bien, il vous dira qu’il vous l’avez bien dit, mais qu’une fois de plus vous ne l’avez pas écouté. Ou encore, il vous expliquera qu’il vous aurez bien aidé, mais qu’il a vraiment trop de travail et qu’il ne peut pas tout faire à votre place. Il peut aussi sévir à la machine à café ou dans l’ascenseur, et vous raconter alors tout ce qu’il sait et que donc vous ne savez pas, tout ce que vous auriez du dire ou faire, bref tout ce qui peut rendre sa présence indispensable à l’entreprise, et la vôtre facultative.

Mais il y a pire encore. En effet, pour des raisons qui échappent à l’entendement, il n’est pas rare de trouver des incompédants à des postes de pouvoir. L’incompédant au pouvoir se répètera tous les matins sa petite routine : « je crois vraiment que je le vaux bien, et je me fais fort de le faire savoir. Car après tout, le moins que l’on puisse faire à mon égard, c’est de reconnaitre que je suis une pièce maitresse de l’édifice, et pas les autres ». Bizarre. On ne voit pas quel type de supérieur pourrait accorder du pouvoir à un incompédant. En effet, si ce supérieur est lui-même incompédant, il n’aura aucun désir de voir quelqu’un d’autre pavaner, lui le fait déjà très bien. Si ce supérieur n’est pas incompédant mais juste incompétent, il pourra certes apprécier qu’un autre incompétent soit sous ses ordres et ne menace pas son pouvoir. Enfin, si ce supérieur est compétent, alors l’affaire est entendue : jamais il n’accordera le moindre pouvoir à l’incompédant. Antinomique. Absurde. Et pourtant…

Et pourtant, il faut se rendre à l’évidence. L’incompédant occupe parfois le poste juste au-dessus du vôtre. Il faut lui reconnaitre ce talent, comme le singe il est capable de monter plus haut et plus vite que vous. L’incompédant au pouvoir est une forme d’incompétent all inclusive. Il a toutes les tares, mais celles qui ne sont pas nécessaires à l’exercice de son incompétence. Lorsqu’une telle situation se produit, et lorsque vous avez le malheur d’être sous ses ordres, les choses sont bien mal embarquées. Inutile de faire valoir votre expertise, tout usage de votre bon droit pourra être retenu contre vous, comme dirait l’autre. Vous avez tort, puisqu’il a raison. Dans le monde animal, on ne trouve pas vraiment de cas similaire, probablement l’exercice de la sélection naturelle, un animal incompédant ayant effectivement peu de chance de survie. Mais chez les humains c’est différent. Le milieu n’est plus suffisamment hostile pour que l’incompédant soit mis en demeure de changer de poste ou de métier afin de survivre. L’incompédant peut nuire longtemps, et ne s’use pas si l’on s’en sert.

 

yogaesoteric
16 mai 2022

 

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