Pandémie et politique de survie – Les perspectives d’un nouveau type de dictature post-libérale (2)


Lisez la première partie de cet article

La fin de l’« Ego et du Moi »

Le coronavirus, de par son existence même et surtout de par la manière dont le « gouvernement mondial » y a répondu, est devenu la fin du monde moderne.

Cela signifie-t-il que l’humanité va disparaître? La réponse n’est pas encore connue, mais on ne peut pas l’exclure. On ne peut que supposer qu’elle périra, ou pas. Mais ce que l’on peut déjà dire avec certitude, c’est que l’ordre mondial basé sur le capitalisme, la démocratie libérale et les principes de l’individu souverain – société civile, société ouverte – a déjà disparu. Il est fini, il s’est effondré, et même si des efforts désespérés seront encore pendant un certain temps entrepris pour le sauver, la manière dont ils seront déployés et leur pérennité ne sont pas aujourd’hui déterminants. Il n’est pas exclu qu’il parte complètement en poussières, tout comme le système soviétique s’est dissout dans l’air.

Ce qui était présent il y a encore une seconde à peine, s’évapore comme si rien n’avait jamais existé. Il est beaucoup plus important de regarder ce qui va remplacer l’ancien ordre mondial.

Le plus important est de comprendre que ce n’est pas seulement une défaillance technique du système de gouvernance mondiale qui s’est produite, mais plutôt l’élément final résultant de tout le processus historique de la modernité, du Temps Nouveau, au cours duquel le pouvoir a été transféré du sujet céleste au sujet terrestre, et ce sujet lui-même – à travers les batailles idéologiques et politiques des derniers siècles, y compris les guerres mondiales chaudes et froides – a évolué vers une certaine cristallisation, celle de la démocratie parlementaire, du marché capitaliste mondial et de l’individu doté de droits.

Tout le système du capitalisme mondial moderne est construit sur le principe de l’« Ego et du Moi » (Max Stirner). Les droits politiques du « Moi » – l’individu complètement isolé de la nation, de la race, de la religion, du sexe, etc. – ont été fixés et ancrés dans les systèmes mondiaux de démocratie politique. Les droits économiques étaient incorporés dans les normes de la propriété privée et les mécanismes du marché. Ainsi, la source du pouvoir politique a atteint sa limite imminente : dans le libéralisme et le mondialisme, les dernières traces de verticalité et de « transcendance » encore préservées aux premiers stades de la modernité – en particulier les structures de l’État – ont été éliminées. D’où l’aspiration mondialiste à abolir la souveraineté de l’État et à transférer ses pouvoirs au niveau supranational, légalisant ainsi le « gouvernement mondial », qui existe déjà de facto. En d’autres termes, l’histoire politique, économique et idéologique du Nouveau Temps s’acheminait vers une fin bien précise, dans laquelle le sujet purement humain, immanent et individuel, serait finalement façonné et servirait de base à la légitimation politique. Peu de choses ont été laissées au hasard: l’abolition complète des États qui a eu lieu au niveau de l’Union européenne devait se répéter à l’échelle mondiale.

Le grand final du libéralisme annulé

Ce dernier acte, vers lequel tout se dirigeait, n’est aujourd’hui pas seulement reporté indéfiniment, il est tout à fait annulé. Si l’histoire politique ne pouvait pas atteindre ce stade sans le coronavirus, il s’ensuit que tout le processus s’est effondré face à cette épidémie. Afin de la contrer efficacement, les autorités de presque tous les pays, y compris ceux de l’Occident, ont introduit une quarantaine obligatoire avec des mesures strictes en cas de violation, ou ont carrément déclaré des situations d’urgence. En raison de la fermeture des frontières, les mécanismes économiques du marché mondial se sont effondrés, tout comme les bourses et les institutions financières. La société ouverte et la migration sans entrave sont entrées en contradiction directe avec les normes sanitaires de base.

En fait, un régime dictatorial a rapidement été mis en place dans le monde entier, sous lequel le pouvoir a été transféré à une entité totalement nouvelle. Ni l’« Ego », ni le « Moi », ni toutes les superstructures géantes du monde qui garantissaient leurs droits et statuts légaux et légitimes ne sont plus considérés comme la source du pouvoir politique. Ce que Giorgio Agamben a appelé la « vie nue », c’est-à-dire l’impératif de survie physique absolument exceptionnel qui n’a rien à voir avec la logique du capitalisme libéral, est passé au premier plan. Ni l’égalité, ni les droits, ni la loi, ni la propriété privée, ni la prise de décision collective, ni le système d’obligations mutuelles, ni aucun autre principe fondamental de la démocratie libérale n’a de pouvoir réel. Seuls les mécanismes qui contribuent à la survie, à l’arrêt de l’infection et à la satisfaction des besoins les plus simples, purement physiologiques, sont aujourd’hui prioritaires.

Mais cela signifie que le rapport au pouvoir est en train de changer radicalement. Ce n’est plus la société libre, ni le marché, ni les présomptions humanistes de l’individu souverain, ni les garanties de la liberté personnelle et de la vie privée. Si la question en jeu est celle de la survie physique, tout doit lui être sacrifié. Les droits politiques sont abolis, les obligations économiques sont supprimées, la surveillance totale et le contrôle disciplinaire strict deviennent la seule norme sociale prépondérante.

Si le « gouvernement mondial » est entré en état d’urgence, s’est montré incapable ou n’a même pas osé le contourner, ou a simplement été contraint de l’accepter, cela signifie que le paradigme qui semblait inébranlable hier encore a été abandonné. Et dans ce cas, soit il n’y a pas de « gouvernement mondial » du tout, et chaque société se sauve comme elle peut, soit le paradigme fondamental change brusquement et se transforme en autre chose. Dans le premier cas comme dans le second, l’ancien ordre s’est effondré, et quelque chose de nouveau se construit sous nos yeux.

Des conclusions aussi radicales ne sont pas seulement liées à l’ampleur de la pandémie, qui n’est même pas – à ce point – si grave que cela. La perception qu’ont les élites au pouvoir de l’épidémie, eux qui ont si rapidement et si facilement abandonné leurs fondements apparemment inviolables, est bien plus considérable. C’est le point le plus fondamental. Les mesures visant à lutter contre le coronavirus ont déjà sapé les fondements de la démocratie libérale et du capitalisme, abolissant rapidement le concept même de pouvoir. Désormais, « l’Ego et le Moi » ne constitue plus le fondement de la légalité et de la légitimité: dans les conditions de l’état d’urgence, le pouvoir a étè transféré à une autre autorité. La souveraineté était désormais détenue par quelque chose de nouveau.

Alors, de quoi s’agit-il ? Le coronavirus comme sujet dominant: les dieux séculiers de la peste

D’une part, on pourrait dire que le coronavirus lui-même (le virus possède un nom « royal » [corona : couronne – NdT] pour une raison bien précise) témoigne du statut unique qui est le sien. Pour mieux comprendre cela, on se souviendra des anciens dieux de la peste, qui étaient considérés comme de formidables divinités dans les croyances religieuses des peuples du Moyen-Orient. Les peuples de Mésopotamie avaient Erra, Nergal, et d’autres, et dans les traditions monothéistes, en particulier dans le judaïsme, les pestes étaient envoyées par la divinité suprême, Yahweh, pour punir les Juifs de leur idolâtrie. Au Moyen-Âge, les épidémies et les pestes étaient considérées comme des signes de châtiment divin. La société traditionnelle peut à juste titre donner le statut de subjectivité à des phénomènes de grande ampleur ou les relier à l’élément divin. Cependant, dans la nouvelle ère de la modernité, l’homme se considérait comme le maître complet de la vie, d’où le développement de la médecine moderne, des médicaments, des vaccins, etc. Par conséquent, c’est comme si l’incapacité totale des gouvernements à contrer le coronavirus aujourd’hui poussait l’humanité au-delà des limites du Temps Nouveau.

Mais le ou les dieux auxquels on pourrait attribuer le fléau du virus moderne n’existent plus. Le monde moderne est convaincu que le virus doit avoir une origine terrestre, matérielle et immanente. Mais quelle sorte de matérialité est plus forte que l’homme? Est nous avons des conspirations qui lient l’origine du virus à des malfaiteurs aspirant à établir leur contrôle sur l’humanité. Pour les philosophes du « réalisme spéculatif », qui réfléchissent depuis des décennies à la nécessité de remplacer l’humanité par un système d’objets – qu’il s’agisse d’intelligence artificielle ou de cyborgs – le virus lui-même pourrait très bien se voir accorder le statut d’acteur souverain, une sorte d’hyper-objet (à la Morton) capable d’assujettir à sa volonté l’ensemble des êtres humains, tout comme la moisissure, le rhizome, etc. En d’autres termes, l’effondrement du modèle libéral met au premier plan l’hypothèse de l’acteur post-humain, post-humaniste.

Le coronavirus, dont le nom latin signifie littéralement « le poison couronné », est donc (au moins théoriquement) un prétendant au centre du nouveau système mondial. Si la principale préoccupation de l’humanité sera désormais de contrer le virus, de le combattre, de s’en protéger, etc., alors tout le système de valeurs, de règles et de garanties sera reconstruit selon des principes et des priorités absolument inédits. Les spéculateurs réalistes vont encore plus loin et sont prêts à reconnaître dans l’hyper-objet la présence d’entités infernales des anciens dieux du chaos émergeant du fond de l’existence, mais il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin, dans la mesure où, si nous supposons simplement que les rationalités politique, économique et idéologique se construiront désormais autour de la lutte contre les virus contagieux, nous vivrons dans un monde différent – par exemple, médico-centré – organisé d’une manière totalement différente de celle du monde moderne.

L’« Ego », le « Moi » et toutes les structures qui leur garantissent la prévisibilité, la stabilité et la protection, qui les élèvent au rang de fondements de la légalité et de la légitimité, passeront au second plan, tandis que le coronavirus ou son analogue établira une hiérarchie différente, une ontologie politique et économique différente, une idéologie différente.

L’État contre le coronavirus. Mais quel état?

Si l’on regarde comment la lutte contre le coronavirus se déroule aujourd’hui, on constate une augmentation brutale du rôle de l’État, qui, au cours de la mondialisation, a été considérablement relégué au second plan. C’est au niveau de l’État que se prennent les décisions de quarantaine, d’auto-isolement, d’interdiction de voyager, de restriction des libertés et de mesures économiques. En fait, partout dans le monde, que ce soit ouvertement ou par défaut, l’état d’urgence a été déclaré. Selon les classiques de la pensée politique, et en particulier Carl Schmitt, cela signifie l’instauration d’un régime de dictature. Le souverain, selon Schmitt, est celui qui prend la décision dans une situation d’urgence (Ernstfall), et aujourd’hui c’est l’État. Cependant, il ne faut pas oublier que l’État d’aujourd’hui a été, jusqu’au tout dernier moment, fondé sur les principes de la démocratie libérale, du capitalisme et de l’idéologie des droits de l’homme. En d’autres termes, cet État est, en quelque sorte, en train de décider de la liquidation de sa propre base philosophique et idéologique (même si ce sont pour l’instant des mesures formalisées et temporaires [en apparence], l’Empire romain a quand même commencé avec une dictature temporaire qui est progressivement devenue permanente).

Ainsi, et tout comme le virus lui-même, l’État est en train de muter rapidement; il suit le coronavirus dans cette lutte en constante évolution et s’éloigne de plus en plus de la démocratie libérale mondiale. Toutes les frontières existantes qui, jusqu’à hier, semblaient effacées ou à moitié effacées, reprennent à nouveau une signification fondamentale – non seulement pour ceux qui vont les traverser, mais aussi pour ceux qui ont simplement réussi à rentrer à temps dans leur pays. En même temps, dans les grands pays, cette fragmentation se répercute sur les régions individuelles, où les états d’urgence conduisent à l’établissement de dictatures régionales qui leur sont propres, qui à leur tour seront renforcées à mesure que la communication avec le pouvoir central deviendra plus difficile. Cette fragmentation se poursuivra jusqu’aux petites villes et même jusqu’aux ménages individuels, où le confinement contraint ouvrira [ouvre déjà] la voie à des violences domestiques d’une ampleur et d’une dimension inédite.

Lisez la troisième partie de cet article


yogaesoteric
18 septembre 2020

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