Peut-on vivre sans argent ? Cet homme l’a fait

« Je suis sur le point de pénétrer un monde qui m’est quasiment étranger et, pour la première fois, je me sens vulnérable ». Et il y a de quoi. Car le monde que l’idéaliste Mark Boyle s’apprête à découvrir ne connait pas l’argent. Au lendemain de la crise des subprimes, cet Irlandais de 29 ans a fait un rêve, vivre les poches vides pendant un an. Une expérience radicale, l’utopie ultime qu’il a raconté dans un essai, L’homme sans argent.

 

Hasard du calendrier, quelques jours plus tôt sortait un autre récit d’expérience tout aussi radicale. Dans L’Homme qui renonça à l’argent, l’écrivain américain Mark Sundeen raconte l’histoire vraie de Daniel Shellabarger. En septembre 2000 il a renoncé à ses dernières économies, ses papiers d’identité, son permis de conduire mais aussi son nom. Depuis, Daniel Suelo (« sol » en espagnol) vit en troglodyte dans une grotte de l’Utah (Etats-Unis).

Cette expérience, il la raconte depuis 14 ans sur son blog qu’il alimente depuis une bibliothèque municipale. Pas d’argent, mais pas non plus de troc ou de subventions. Sa nourriture provient de la cueillette, des bennes à ordure, de dons. Lorsqu’il quitte sa grotte, Suelo laisse un mot : « N’hésitez pas à camper ici. Ce qui est à moi est à vous. Mangez mes provisions. Lisez mes livres. Emportez-les, si vous voulez ». Ce qui l’anime? Sa foi, qui l’inscrit dans la tradition des ermites.

Et c’est tout ce qui le différencie de Mark Boyle. Militant décroissant, ce diplômé en économie admirateur de Gandhi a voulu faire de son expérience un exemple à suivre. C’est en se demandant quel était le dénominateur commun entre les inégalités économiques, les ateliers de travailleurs clandestins, l’élevage industriel, les guerres pour l’appropriation des ressources, la destruction de l’environnement qu’il a décidé d’abandonner l’argent, déplorant « notre déconnexion de ce que nous consommons ».

Le moyen de cette déconnexion? L’argent. Certes, l’argent est une institution particulièrement utile pour rendre possible, l’échange, mais l’argent implique la banque dont l’intérêt est nécessairement de prêter. La dette nourrirait alors la concurrence, la quête du profit, le consumérisme et ses corollaires. Renoncer à cette monnaie, ce serait substituer le don à la vente, le partage à l’échange. « Lorsqu’on donne gratuitement, sans autre motivation que de pouvoir rendre la vie de l’autre plus agréable, explique-t-il, cela crée des liens, des amitiés et pour finir des communautés résilientes ».


Débrouille


 

Le projet est donc autant économique que social. Règle n° 1, fermer son compte en banque. Règle n°2, vivre normalement. Règle n°3, rendre à son prochain. Règle n°4, le respecter. Règle n°5, proscrire les énergies fossiles… Et surtout, règle n°6, ne pas prépayer de factures. La veille de son expérience, Mark Boyle doit désapprendre toutes ses habitudes de consommation mais aussi trouver un toit. Car refuser l’argent, c’est refuser tout salaire qui lui permettra de payer un loyer.

Grâce à un site de partage, il dégote gratuitement une caravane. Reste alors à trouver un emplacement. Une ferme accepte de l’héberger en échange de trois jours de travail par semaine. Mais cela ne règle pas un problème essentiel : sa caravane n’a pas de toilettes. Mark se renseigne et crée des toilettes à compost, à l’extérieur, à la vue de tous. Ridicule ? Peut-être. « Mes toilettes à compost font rigoler certains amis qui viennent me voir, pourtant, elles sont un peu le symbole de ce que j’essaye de faire (…) un signe de raison et de respect, non seulement pour l’environnement, mais aussi pour tous les êtres humains ».

L’ameublement continue. Un ami lui donne une cuisinière qui utilise un combustible constitué de matériaux recyclés. Il récupère aussi un poêle fabriqué par un squatteur à partir d’une bonbonne de gaz usagée. Pour l’électricité, dont il aura besoin pour recharger son ordinateur portable et son téléphone, pas le choix, l’énergie mécanique se serait révélée trop compliquée, l’éolienne ne pouvait couvrir ses besoins, la meilleure solution lui semble être les panneaux solaires choix qu’il fait sans enthousiasme en raison de la quantité d’énergie nécessaire à sa production.

Coût total de sa nouvelle maison : 265 livres, soit 320 euros environ. C’était novembre 2008, Mark Boyle était installé près de Bristol, sa ville d’adoption en Grande-Bretagne, l’expérience pouvait commencer.

« Au bout de quelques jours, je réalisai que le temps était mon bien le plus précieux
»


 

Premier constat : tout prend du temps. Qu’il s’agisse de se faire à manger, la lessive ou de se préparer une tasse de thé, le compteur tourne beaucoup plus lentement. Entre les interviews, les impératifs du quotidien, Mark ne vit ni cette slow life en autosuffisance qu’il appelait de ses vœux, ni une vie urbaine trépidante. « Le c_l entre deux chaises », comme il l’écrit lui-même, la vie sans argent s’avère plus compliquée qu’il ne le pensait.

Plus compliquée, mais aussi beaucoup plus simple. En guise de dentifrice, il utilise un mélange de graines de fenouil sauvage et des os de seiche. Un ami lui a donné un stock de brosses à dents. La barbe ? « Je me rase rapidement le visage et le cou avec un rasoir coupe-chou, que j’aiguise avec un champignon, le polypore du bouleau. » Sa nourriture provient quant à elle de la cueillette, de son travail à la ferme qu’il échange contre les denrées, de dons, mais aussi du gaspillage.

Les journées débutent avant l’aube. « À 5h20, je fais cent vingt pompes pour faire circuler le sang et me réchauffer. Pétant la forme et armé de ma lampe torche, je pars à la recherche de nourriture sauvage. » Toilette, correspondance, à 8h30, Mark entame son travail dans les champs. Retour à la caravane à 17h, pour préparer le dîner. Le soir, nouveau départ à 18h pour aller en ville (30km aller et retour, excusez du peu). 21h30, Mark allume une bougie pour lire Walden ou la vie dans les bois.

« J’avais simplement une vie
»

 

« Je découvris que je n’avais pas besoin de ce qu’on appelle ‘un équilibre entre travail, vie sociale, vie privée’, j’avais simplement une ‘vie’ » écrit-il. Une vie nourrie par la redécouverte de la nature à travers son observation, de remèdes de grand-mères lorsque la maladie guette, du bonheur de cultiver son propre jardin et de cet immense sentiment de gratitude, à l’égard de l’abri qui le couvre, du bois qui le chauffe et de tous ceux qui l’aident.

Mais cette vie à un coût. D’abord celui de la relation qu’il avait entamé avec Claire quelques semaines avant de commencer son expérience. « Cette histoire mit en lumière un des paradoxes de ma vie : je passe la plus grande partie de mon temps à faire des choses pour des gens que je n’ai jamais vus et qui se fichent de moi, mais je néglige ceux qui me sont les plus proches car je suis trop occupé ailleurs ». Ou comment lorsqu’il est poussé à l’extrême, l’altruisme se mue en égoïsme.

L’indépendance totale est par ailleurs impossible. Qu’il fasse du stop pour se déplacer ou prenne un ferry afin de se rendre en Irlande pour les fêtes de fin d’année, l’autarcie totale est impossible. Vivre sans argent, d’accord, mais au prix de quels renoncements ? Relations sociales et familiales nécessairement altérées, cuisine certes fraîche mais rudimentaire, ce choix radical à des implications qui ne le sont pas moins, comme pour mieux souligner que le problème n’est pas tant l’argent que ce que l’on en fait.

Son expérience oublie combien l’argent peut-être utile, non seulement pour faciliter l’échange, mais aussi pour acquérir des biens au moindre effort. Refuser l’argent, c’est aussi refuser un marché dont la fonction historique fut de faire baisser les prix des denrées de base.
 
 
 



yogaesoteric


6 juillet 2018

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