Résistance politique : État, monopole de la violence pseudo-légitime contre la coopération émancipatrice (1)

« Les violences de la police n’ont rien d’accidentelles »

Le directeur de la Police nationale s’est ému de l’appel lancé par Libération, qui exhortait à l’exemplarité de celle-ci : « Lorsqu’ils commettent des actes contraires à la loi ou à la déontologie, [les policiers] sont sanctionnés judiciairement et/ou administrativement », lança-t-il sans ciller. Théo L. : 22 ans, violé au moyen d’une matraque policière en février 2017. Adama Traoré : 24 ans, asphyxié par des gendarmes en juillet 2016. Rémi Fraisse : 21 ans, tué par un tir de grenade offensive en octobre 2014. Trois noms – on pourrait bien sûr étendre la liste – volontiers repeints en « bavures » : de regrettables cas individuels, isolés, finalement exceptionnels.

Le sociologue Mathieu Rigouste, auteur d’État d’urgence et business de la sécurité, se porte en faux : la police et les forces de l’ordre doivent être analysées en tant que système, cadre et structure, et non plus considérées comme une somme d’agents autonomes et plus ou moins « bons » ou « méchants », « républicains » ou « honnêtes ». Entretien avec ce partisan libertaire de l’« autodéfense populaire » :

Q :
Vous analysez la dimension structurelle de la logique sécuritaire, dans la France. Les débats sur les violences policières masquent souvent cette dimension : ils se concentrent, émotionnellement, sur les individus qui forment le corps policier afin d’expliquer ces violences…

R : Ces considérations émotionnelles évitent de penser les structures de la violence d’État, les aspects systémiques et systématiques, et donc d’attaquer le problème à la racine. C’est pour ça qu’elles sont produites et mises en circulation de façon industrielle par l’éducation nationale, les grands médias, la classe dirigeante, les nouvelles technologies du divertissement et la plupart des institutions chargées de la légitimation des dominations. De larges pans des classes dominées intègrent ces appareils de dépolitisation. Et les institutions médiatiques et idéologiques tournent à plein régime pour légitimer la police. Du fait divers aux dessins animés, des séries policières aux journaux télévisés, on diffuse des storytellings dans lesquels les policiers « nous défendent » et tuent en toute légitimité.

L’intense travail de production d’une « culture antiterroriste » a différents effets. Il semble qu’il renforce les mystifications dominantes auprès des strates sociales dominées les plus privées de moyens de construction d’une pensée autonome et contradictoire. Mais il émerge aussi des cultures de critique radicale dans tous les lieux qui subissent de plein fouet la police et son monde. La lutte, la grève, la révolte sont autant de situations au cours desquelles l’ordre des discours dominants peut être rompu collectivement et par lesquelles on peut apprendre ensemble à penser les racines des oppressions. On peut critiquer les réactions émotionnelles mais je crois qu’on ferait mieux de construire des moyens d’auto-éducation collective et populaire pour enquêter, se former et propulser des pensées critiques.

Q : Votre thèse de sociologie a débouché sur l’ouvrage L’Ennemi intérieur – La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, que teniez-vous à mettre en évidence ?

R : Il s’agissait d’analyser la construction des figures de l’ennemi intérieur dans la pensée militaire française, depuis la guerre d’Algérie jusqu’au milieu des années 2000. En suivant l’évolution de la figure de l’immigré post-colonial dans les archives de l’Institut des hautes études de la Défense nationale, cette recherche a permis de montrer comment une doctrine militaire et coloniale de terreur d’État – la doctrine de la guerre (contre)-révolutionnaire – avait pu continuer à évoluer dans l’armée française et inspirer la restructuration de la « pensée de défense et de sécurité » dans les états-majors militaires et policiers, politiques et économiques durant toute la Ve République. J’y ai formulé l’hypothèse plus large que la guerre coloniale constituait une matrice de l’ordre sécuritaire, un répertoire fondamental des restructurations du pouvoir dans l’ère contemporaine. Depuis, je m’intéresse plus généralement au développement du capitalisme sécuritaire, c’est-à-dire à la progression continue du marché du contrôle, qui permet d’aborder – me semble-t-il – de nombreux aspects des bouleversements en cours dans les formes de l’impérialisme.

Q : Qu’est-ce qui avait motivé votre démarche et votre méthodologie dans ce long travail ?

R : Je vois mon travail d’enquête comme une sorte d’artisanat ; je fabrique des outils pour et au travers des luttes sociales afin de les mettre à disposition des divers ateliers où des mouvements d’émancipation élaborent leurs propres armes. Je signe ces recherches pour qu’on puisse venir me demander des comptes, mais les réflexions qui les structurent sont construites collectivement, au cœur même des luttes auxquelles je prends part. Et je crois que toute pensée de l’émancipation ne peut être élaborée que collectivement, par les premières et premiers concernés, avec les alliés qu’elles et ils se choisissent. Ce sujet est venu de lui-même.

J’ai grandi à Gennevilliers, une banlieue ouvrière – enfin, de moins en moins, car la « gauche plurielle » y mène un processus de « rénovation urbaine » intense depuis le début des années 1990 – où les classes populaires, en grande partie issues de la colonisation, se débattent entre misère économique et sociale, police, prison, racisme, sexisme et autres formes de mépris politique. Je ne savais pas trop bien pourquoi j’étais arrivé jusqu’à la fac, alors je m’y suis employé à analyser les mécanismes de conjugaison de ces dominations, dans l’idée de piller des savoirs et de construire des outils pour se libérer collectivement.

Q : À l’occasion de Nuit Debout et des manifestations contre la loi El Khomri, les centres urbains – alors plutôt peuplés de populations blanches et des classes dites moyennes –, ont expérimenté la brutalité des répressions policières, bien connue par les habitants des quartiers populaires depuis des décennies. Faut-il être personnellement touché par un phénomène pour lutter contre ? Comment faire prospérer cette lutte au-delà des personnes qui le subissent directement ?

R : On ne perçoit jamais aussi bien la profondeur d’une condition que lorsqu’on l’expérimente, que la plupart des conditions sociales ne se choisissent pas et que c’est encore bien différent d’expérimenter une situation par choix ou par nécessité. Mais les médias indépendants et les luttes contre les violences policières propulsent des moyens d’analyse, des idées et des pratiques, des pensées et des faits qui bousculent les réalités perçues dans différentes classes sociales et territoires. Il s’agirait peut-être de réussir à mieux coordonner, à mieux associer toutes ces plateformes. Il semble primordial que les premiers et premières concernés par chaque régime de domination trouvent ensemble les moyens de s’unir et de s’auto-organiser. La question des alliances en découle. Et il existe une infinité de possibilités d’intersections permettant aux luttes, aux formes d’organisation et d’autonomie et aux mouvements de libération de se rencontrer pour s’entraider. Je crois que c’est dans ces combats communs que des groupes ayant des expériences différentes peuvent tenter d’associer leurs histoires.

Q : Vous étiez présent sur le plateau de l’émission « Ce soir ou jamais », en mai 2016 : la comparaison avec les violences policières aux États-Unis n’a alimenté qu’une posture de minimisation. Le fait que le débat se réduise à une question de degrés de violence n’empêche-t-il pas toute analyse critique ?

R : La rhétorique du « c’est pire ailleurs » est une méthode classique de délégitimation de la critique qui suggère « soyez contents, fermez-la et sinon, cassez-vous ailleurs », sous-entendu « rentrez chez vous ». Mais c’est aussi toujours l’occasion de montrer que les puissances impérialistes partagent des structures communes, notamment dans la manière dont la police, la prison, les médias et les autorités œuvrent par des formes industrielles de coercition à maintenir des modèles de socio-apartheid. Bien entendu le champ médiatique est structuré pour empêcher ces critiques d’être formulées clairement

On peut s’en indigner : c’est une réaction spontanée lorsque, pour de nombreuses raisons, on a intégré les propagandes d’État sur la « liberté d’expression » et celle des médias. Mais cette indignation empêche souvent de comprendre que l’ensemble du champ médiatique est organisé dans le but de légitimer le faisceau des autres institutions. Tenter de parler aux classes dominées à travers l’institution médiatique est un véritable champ de bataille. Je crois que nous avons intérêt à nous auto-former collectivement à la prise de parole publique, afin que chacune, depuis sa condition d’oppression et ses pratiques de résistance, puisse formuler et partager la complexité de sa propre pensée critique. Pour cela, je pense qu’il faut là encore se doter de structures d’autonomisation visant la création et le partage de savoirs émancipateurs.

Q : Les débats sur la violence policière, milieux militants compris, glissent souvent sur la question de la nécessité d’un corps policier dans une société donnée…

R : C’est un débat fondamental : il s’impose forcément si on s’intéresse à la violence d’État. Est-ce une dérive qu’on peut corriger pour en « revenir » à un « État de droit » ? Ou est-ce la fonction de la police d’être violente ? Et, dans ce cas-là, faut-il remettre en cause toute la société qui la produit ? Quoi qu’il en soit, à travers ce débat émergent des positions communes, des lignes de consensus mais s’y délimitent aussi des lignes de tensions et de ruptures qui permettent de construire des alliances et de désigner des cibles communes, notamment de circonscrire les collaborateurs de la violence d’État qui se présentent en alliés. Pour maintenir une société autoritaire et inégalitaire, il faut la légitimer – cela s’obtient par de l’idéologie, du divertissement, de l’aménagement des désirs mais aussi par de la coercition.

Les violences que la police distribue n’ont rien d’accidentel malgré ce que les médias dominants et la classe politique matraquent dans leurs discours. On peut entrer en lutte contre les violences policières de différentes manières, mais on en vient presque forcément à percevoir le caractère systématique de ces violences d’État. Il s’agit de se doter d’outils pour cartographier cette mécanique. On découvre alors que Par exemple, si de nouvelles pratiques ne viennent pas directement « d’en haut », elles les violences policières font système pour maintenir l’ordre social peuvent émerger depuis les policiers en service. Elles remontent alors parfois lorsqu’elles perdurent et peuvent être validées, instituées ou tolérées, si leur impact ne s’écarte pas des objectifs généraux de chaque strate de pouvoir à l’intérieur et au-dessus de l’institution policière. La police est structurée comme une machine à produire et distribuer de la violence pour maintenir l’ordre social, économique et politique – elle est réglée, de manière rationnelle et bureaucratique. Dès lors, elle dysfonctionne régulièrement et peut être sabotée.

Mais la critique est absurde si elle sert à asseoir des postures hautaines de milieux politiques radicaux, parfois bien isolés des classes populaires et des mondes qui subissent la férocité de l’État. On peut mettre en cause l’existence de la police, de l’État et de toute forme de domination, mais c’est en cheminant entre opprimées, notamment dans les luttes pour la survie et pour une vie digne, qu’on peut créer des formes de solidarité réelles qui ouvrent sur des critiques vraiment radicales parce qu’elles découlent de pratiques collectives associées à ces réalités. À partir de là, on peut commencer à imaginer pouvoir se débarrasser des institutions qui nous pourrissent la vie plutôt que de chercher à les réformer.

Ce qui importe vraiment, je crois, c’est que la critique soit menée horizontalement, qu’elle émerge d’en bas, de constats réels issus de la confrontation au monde et pas qu’elle soit assénée depuis des positions de principes surplombantes. Si quelqu’un avait la recette de l’émancipation, ça se saurait ! Il y a plein de révolutionnaires dans les classes populaires, dont une partie qui s’ignore. Dans les quartiers comme ailleurs, tout le monde a une conscience politique ; notre problème réside plutôt dans le fait que l’État réussit à empêcher l’auto-organisation révolutionnaire des opprimées. Je crois en la nécessité de construire ce mouvement révolutionnaire, mais je pense qu’il passe par des solidarités concrètes face aux galères de la vie avant de tracer de grandes perspectives théoriques.

Q : Lénine appelait à remplacer la police bourgeoise par « une milice populaire » de tous les citoyens de 15 à 65 ans, invoquant une « réforme dictée par toute la marche de la révolution ». Quel type d’organisation cela pourrait-il donner, aujourd’hui, si un régime émancipateur venait à prendre le pouvoir en France ?

R : Le Lénine de L’État et la Révolution appelait à se débarrasser de l’État, mais en prenant le pouvoir pour faire un « État socialiste », qui devrait disparaître ensuite. Or il nous a démontré par la pratique l’erreur de cette stratégie. Après le renversement de l’État tsariste par l’insurrection populaire en février, le parti bolchévique prend effectivement l’État en octobre 1917. Il convoque le « pouvoir des Soviets » tout en refermant le moment révolutionnaire. Une bureaucratie se remet alors en place autour d’une administration, d’une police, d’une armée, qui accompagneront le développement d’un capitalisme d’État puis d’un impérialisme russe, après la restauration des classes dominantes.

L’enchevêtrement historique du pouvoir et de la guerre met en œuvre un phénomène de « concurrence mimétique » au cœur de la lutte des classes. Cette dynamique traverse les modèles de contre-révolution et de contre-insurrection. Il s’agit de pousser un mouvement d’émancipation qui devient menaçant, à entrer en concurrence avec l’État pour la prise du pouvoir. En l’amenant à employer des armes et des techniques similaires, des moyens et des cibles semblables, on le dirige finalement vers des formes identiques à celles de l’État.

La contre-insurrection tente parallèlement d’éliminer les forces de libération pour laisser surgir les concurrences autoritaires susceptibles de commander le mouvement de l’intérieur. Au point que le mouvement révolutionnaire qui cherche à prendre le pouvoir d’État s’engage dans une restructuration toujours plus bureaucratique qui permettra de restituer une domination de classe, si l’ancien régime est renversé. Le mouvement révolutionnaire qui s’engage dans cette voie commence généralement à poursuivre des « ennemis intérieurs » en son propre sein, à créer des structures « de sécurité » pour cela.

J’avais tenté de raconter, dans une préface au Manuel du guérilléro urbain, comment un « complexe de Marighella » répond au « complexe de Salan » (contre-guérilléro devenu guérilléro OAS puis ennemi intérieur de l’État gaulliste), dont Carl Schmitt parle dans sa Théorie du partisan. Car Marighella – révolutionnaire brésilien à la tête de l’Armée de libération nationale – affirme effectivement qu’il faut former des services de renseignement intérieurs à la guérilla, chargés de purger les supposés infiltrés. Ces services devront, dit-il, constituer les états-majors policiers fondateurs du nouvel État, lorsqu’il sera conquis. Il nous montre, malgré lui, qu’en cherchant à prendre l’État, l’ALN est entrée en concurrence mimétique avec l’appareil bureaucratique et a commencé à lui ressembler en préparant les formes du proto-État, c’est-à-dire la fin du processus révolutionnaire et la restauration des systèmes de dominations.

L’ALN a finalement été écrasée et le mouvement révolutionnaire brésilien a survécu en prenant des formes bien plus horizontales. La contre-insurrection propulse la « concurrence mimétique » en accompagnant la fascination de ses unités les plus féroces pour « l’ennemi (intérieur) ». Ainsi, des militaires en sont venus à faire de la (contre-)guérilla en se passionnant pour les théories révolutionnaires. Et des baqueux [membres de la BAC, brigade anti-criminalité, ndlr] s’habillent en Ünkut (la marque de Booba), copient le langage et les codes de la rue, adoptent des pratiques et des postures « mafieuses » ou, même, depuis peu, renversent les slogans et certaines pratiques du mouvement contre la loi Travail et son monde (manifs sauvages, de nuit, cagoulées…).

Lisez la deuxième partie de cet article


yogaesoteric
2 décembre 2019

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