Singularité initiale (5)
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La question de l’infini
Dans la réalité, l’Univers peut-il être vraiment infini ? Si dans la physique de Newton un modèle infini constituait l’hypothèse la plus naturelle, la situation a changé avec l’invention de la relativité générale. En effet selon la théorie de la gravitation élaborée par Einstein l’espace est doté d’une courbure induite par les masses présentes dans l’univers et peut de ce fait s’avérer fini et néanmoins sans frontière, comme le montre le modèle de Friedmann, le plus simple que l’on puisse construire. Le problème de l’infini se pose alors différemment : tandis que le modèle fini est incontestablement cohérent d’un point de vue physique le modèle infini (solution mathématique des équations d’Einstein) ne l’est pas à priori pour un physicien, l’infini étant en principe exclu du champ de la physique. Contenant des régions (de taille infinie) par essence inaccessibles le modèle infini n’est pas mesurable et devrait donc être banni de la catégorie des modèles cosmologiques admissibles.
La plupart des cosmologistes actuels semblent estimer que le problème de l’infini ne se pose pas. Ils jugent que les observations, déterminantes, plaident en faveur d’un univers infini. Cependant tout en défendant résolument la justesse de l’idée de Big Bang certains scientifiques contestent cette position majoritaire. À leurs yeux l’expansion de l’Univers est un fait parfaitement établi, notamment parce que ce concept repose à la fois sur une théorie solide, celle de la gravitation d’Einstein, dont les équations conduisent inéluctablement à l’expansion, et sur les observations de Hubble, qui ont directement mis en évidence la fuite des galaxies. Mais pensant que seul un modèle fini peut décrire la réalité ces mêmes scientifiques jugent impossible d’accorder un sens physique à un modèle d’univers infini.
Attentifs aux ordres de grandeur manipulés, les partisans de l’univers fini font remarquer que la partie visible de l’Univers ne s’étend « que » (si on peut dire) 17 ordres de grandeur environ depuis la distance de la Lune (à 1,3 seconde de lumière) à celle de l’horizon cosmologique (à quelque 14 milliards d’années de lumière, ou 4,4×1017 secondes de lumière). Selon eux il est absurde de vouloir étendre le domaine d’investigation de la théorie sur non plus 17 mais sur 17 mille, 17 millions, 17 milliards (voire infiniment plus) d’ordres de grandeur, cela n’ayant plus aucun rapport avec le monde des choses réelles. Il est vrai que sur l’échelle des puissances de 10 les nombres physiques (ceux donc qui mesurent la réalité) ont tous un exposant de seulement deux chiffres et il semble en effet irrationnel de prétendre mesurer le réel par des exposants comportant des milliers ou des milliards de milliards de chiffres.
En deuxième lieu les équations d’Einstein sont des équations que l’on qualifie de différentielles. Pour en trouver la solution il est nécessaire de poser des conditions aux limites. Or ces conditions sont problématiques dans le cas d’un univers infini car elles doivent être rajoutées de façon artificielle, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le problème soit bien déterminé. En revanche la question ne se pose pas pour un univers fini puisque ce dernier n’a pas de limites. « Pas de limites, pas de conditions aux limites » : la situation décrite par un telle formule est particulièrement simple. Or le critère de simplicité est un principe que la physique a toujours eu à cœur de ne pas négliger.
Enfin le principe de Mach, selon lequel l’inertie d’un corps dépend de la présence et de l’action mutuelle des corps en présence, est contenu de façon implicite dans les équations de la théorie de la relativité générale, mais cette idée n’est valable que dans un univers fini et non dans un univers infini. Or même s’il reste encore mystérieux, le principe de Mach reste digne d’attention.
Einstein considérait que seul le modèle fermé était une solution acceptable des équations qu’il avait écrites et les arguments précédents relatifs aux conditions initiales et au principe de Mach viennent de lui. Dans le modèle infini la théorie de la relativité générale apparaît comme incomplète et Einstein ne pouvait pas accepter une telle situation. Wheeler est la figure emblématique, et incontestablement qualifiée, défendant encore de nos jours l’univers fermé. Il expose ce point de vue avec C. W. Misner, Kip Thorne dans le livre Gravitation et avec Taylor dans le livre d’introduction à la relativité générale. Wheeler déclare que si l’on cherche à résoudre les équations d’Einstein un espace fermé est la seule condition initiale existante conduisant à une solution d’espace-temps à quatre dimensions unique et bien définie. En France, Christian Magnan, astrophysicien au GRAAL et au Collège de France, s’oppose à la notion d’univers infini, quoique défendant fermement la réalité du Big Bang. Il s’attache à montrer que faute d’établir un rapport avec la réalité les théories sont vouées à la stérilité et critique notamment ce qu’il décrit comme « la soumission inconditionnelle au modèle d’univers homogène et isotrope » (c’est-à-dire satisfaisant au Principe cosmologique) qui conduirait selon lui aux incohérences physiques des modèles actuels (comme celle de l’irruption de l’infini).
Implications philosophiques et statut épistémologique
L’aspect étonnamment « créationniste » que suggère le Big Bang – du moins dans sa version naïve – a été à l’origine de nombreuses réflexions, y compris hors des cercles scientifiques, puisque pour la première fois était entrevue la possibilité que la science apporte des éléments de réponse à des domaines jusque-là réservés à la philosophie et la théologie. Ce point de vue sera en particulier exprimé par le pape Pie XII.
La chronologie suggérée par le Big Bang va à l’inverse des convictions des deux grands architectes des théories de la gravitation, Isaac Newton et Albert Einstein, qui croyaient que l’univers était éternel. Dans le cas d’Einstein, toutefois, il ne semble pas avéré qu’il y avait un préconçu philosophique pour motiver cette intuition, qui pourrait être avant tout issue de motivations physiques.
Lemaître élabora un point de vue différent de celui exprimé par le pape : la cosmologie, et la science en général, n’a pas vocation à conforter ou à infirmer ce qui est du domaine du religieux (ou philosophique). Elle se contente de proposer un scénario réaliste permettant de décrire de façon cohérente l’ensemble des observations dont on dispose à un instant donné.
Pour l’heure, l’interprétation des décalages vers le rouge en terme d’expansion de l’univers est établie au-delà de tout doute raisonnable, aucune interprétation alternative ne résistant à un examen sérieux, ou étant motivée par des arguments physiques pertinents, et l’existence de la phase dense et chaude est également avérée (voir plus haut).
Critiques de la part de scientifiques
Les convictions ou les réticences des acteurs qui ont participé à l’émergence du concept ont joué un rôle dans ce processus de maturation, et il a souvent été dit que les convictions religieuses de Lemaître l’avaient aidé à proposer le modèle du Big Bang, bien que ceci ne repose pas sur des preuves tangibles. À l’inverse, l’idée que tout l’univers eût pu avoir été créé à un instant donné paraissait à Fred Hoyle bien plus critiquable que son hypothèse de création lente mais continue de matière dans la théorie de l’état stationnaire, ce qui est sans doute à l’origine de son rejet du Big Bang. De nombreux autres exemples de réticences sont connus chez des personnalités du monde scientifique, en particulier :
– Hannes Alfvén, prix Nobel de physique 1970 pour ses travaux sur la physique des plasmas, qui rejeta en bloc le Big Bang, préférant lui proposer sa propre théorie, l’univers plasma, basée sur une prééminence des phénomènes électromagnétiques sur les phénomènes gravitationnels à grande échelle, théorie aujourd’hui totalement abandonnée.
– Edward Milne, qui proposa des cosmologies newtoniennes, et fut d’ailleurs le premier à le faire (quoiqu’après la découverte de la relativité générale), dans lesquelles l’expansion était interprétée comme des mouvements de galaxies dans un espace statique et minkowskien (voir univers de Milne).
– Arno Allan Penzias et Robert Woodrow Wilson qui reçurent le prix Nobel de physique pour leur découverte du fond diffus cosmologique, apportant ainsi la preuve décisive du Big Bang, ont reconnu qu’ils étaient adeptes de la théorie de l’état stationnaire. Wilson déclara notamment ne pas avoir eu la certitude de la pertinence de l’interprétation cosmologique de leur découverte :
« Arno et moi, bien sûr, étions très heureux d’avoir une réponse de quelque nature que ce soit à notre problème. Toute explication raisonnable nous aurait satisfait. […] Nous nous étions habitués à l’idée d’une cosmologie de l’état stationnaire. […] Philosophiquement, j’aimais la cosmologie de l’état stationnaire. Aussi ai-je pensé que nous devions rapporter notre résultat comme une simple mesure : au moins la mesure pourrait rester vraie après que la cosmologie derrière s’avèrerait fausse. »
Même aujourd’hui, et malgré ses succès indéniables, le Big Bang rencontre encore une très faible opposition de la part d’une partie du monde scientifique, y compris chez certains astronomes. Parmi ceux-ci figurent ses opposants historiques comme Geoffrey Burbidge, Fred Hoyle et Jayant Narlikar, qui après avoir finalement abandonné la théorie de l’état stationnaire, en ont proposé une version modifiée, toujours basée sur la création de matière, mais avec une succession de phases d’expansion et de recontraction, la théorie de l’état quasi-stationnaire, n’ayant pas rencontré de succès probant en raison de leur incapacité à faire des prédictions précises et compatibles avec les données observationnelles actuelles, notamment celles du fond diffus cosmologique. Une des critiques récurrentes du Big Bang porte sur l’éventuelle incohérence entre l’âge de l’univers, plus jeune que celui d’objets lointains, comme cela a été le cas pour les galaxies Abell 1835 IR1916 et HUDF-JD2, mais la plupart du temps, ces problèmes d’âge résultent surtout de mauvaises estimations de l’âge de ces objets, ainsi qu’une sous-estimation des barres d’erreur correspondantes.
Dans le monde francophone, Jean-Claude Pecker, membre de l’académie des sciences, Jean-Marc Bonnet Bidaud, astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique émettent des critiques sur le Big Bang. La plupart de ces critiques ne sont cependant pas étayées par des éléments scientifiques concrets, et ces personnes ne comptent pas de publications sur le sujet dans des revues scientifiques à comité de lecture. Il n’en demeure pas moins que la presse scientifique grand public se fait souvent l’écho de telles positions marginales, offrant parfois une vision faussée [citation nécessaire] du domaine à ses lecteurs.
Statut actuel
Les progrès constants dans le domaine de la cosmologie observationnelle donnent une assise considérée comme définitive au Big Bang, du moins parmi les chercheurs travaillant dans le domaine. Il n’existe d’autre part aucun modèle concurrent sérieux au Big Bang. Le seul qui ait jamais existé, la théorie de l’état stationnaire, est aujourd’hui complètement marginal du fait de son incapacité à expliquer les observations élémentaires du fond diffus cosmologique, de l’abondance des éléments légers et surtout de l’évolution des galaxies. Ses auteurs se sont d’ailleurs finalement résignés à en proposer au début des années 1990 une version significativement différente, la théorie de l’état quasi-stationnaire, qui comme son nom ne l’indique pas comporte un cycle de phases denses et chaudes, lors desquelles les conditions sont essentiellement semblables à celles du Big Bang.
Il n’existe désormais pas d’argument théorique sérieux pour remettre en cause le Big Bang. Celui-ci est en effet une conséquence relativement générique de la théorie de la relativité générale qui n’a à l’heure actuelle (2006) pas été mise en défaut par les observations. Remettre en cause le Big Bang nécessiterait donc soit de rejeter la relativité générale (malgré l’absence d’éléments observationnels allant dans ce sens), soit de supposer des propriétés extrêmement exotiques d’une ou plusieurs formes de matière. Même dans ce cas il semble impossible de nier que la nucléosynthèse primordiale ait eu lieu, ce qui implique que l’univers soit passé par une phase un milliard de fois plus chaude et un milliard de milliards de milliards de fois plus dense qu’aujourd’hui. De telles conditions rendent le terme de Big Bang légitime pour parler de cette époque dense et chaude. De plus, les seuls modèles réalistes permettant de rendre compte de la présence des grandes structures dans l’univers supposent que celui-ci a connu une phase dont les températures étaient entre 1026 et 1029 fois plus élevées qu’aujourd’hui.
Ceci étant, il arrive que la presse scientifique grand public se fasse parfois l’écho de telles positions marginales. Le scénario décrivant cette phase dense et chaude n’est toutefois pas intégralement compris. Plusieurs époques ou phénomènes en sont encore mal connus, comme en particulier celle de la baryogénèse, qui a vu se produire un léger excès de matière par rapport à l’antimatière avant la disparition de cette dernière, ainsi que les détails de la fin de la phase d’inflation (si celle-ci a effectivement eu lieu), en particulier le préchauffage et le réchauffage : si les modèles de Big Bang sont en constante évolution, le concept général est en revanche très difficilement discutable.
Pie XII et le Big Bang
L’illustration la plus révélatrice sans doute des réactions suscitées par l’invention du Big Bang est celle du pape Pie XII. Celui-ci, dans un discours resté célèbre très explicitement intitulé Les preuves de l’existence de Dieu à la lumière de la science actuelle de la nature, fait le point sur les dernières découvertes en astrophysique, physique nucléaire et cosmologie, faisant d’ailleurs preuve d’une connaissance aiguë de la science de son temps [citation nécessaire]. Il ne mentionne aucunement la théorie de l’état stationnaire, mais tire de l’observation de l’expansion et de la cohérence entre âge estimé de l’univers et autres méthodes de datation la preuve de la création du monde :
« […] Avec le même regard limpide et critique dont, il [l’esprit éclairé et enrichi par les connaissances scientifiques] examine et juge les faits, il y entrevoit et reconnaît l’œuvre de la Toute-Puissance créatrice, dont la vérité, suscitée par le puissant “ Fiat ” prononcé il y a des milliards d’années par l’Esprit créateur, s’est déployée dans l’univers […]. Il semble, en vérité, que la science d’aujourd’hui, remontant d’un trait des millions de siècles, ait réussi à se faire témoin de ce “ Fiat Lux ” initial, de cet instant où surgit du néant avec la matière, un océan de lumière et de radiations, tandis que les particules des éléments chimiques se séparaient et s’assemblaient en millions de galaxies. »
Il conclut son texte en affirmant : « Ainsi, création dans le temps ; et pour cela, un Créateur ; et par conséquent, Dieu ! Le voici, donc – encore qu’implicite et imparfait – le mot que Nous demandions à la science et que la présente génération attend d’elle. […] »
N’approuvant pas une telle interprétation de découvertes scientifiques, Lemaître demanda audience à Pie XII, lui faisant part de son point de vue que science et foi ne devaient pas être mêlées. Il est souvent dit [citation nécessaire] que Pie XII se rétracta de ce premier commentaire lors d’un discours prononcé l’année suivante, devant un auditoire d’astronomes. Sans parler de rétractation, Pie XII n’évoque plus la création de l’univers, mais invite les astronomes à « acquérir un perfectionnement plus profond de l’image astronomique de l’univers ».
yogaesoteric
4 décembre 2018