Susunaga Weeraperuma : Hommage à Yogaswami (2)

Récit d’une entrevue avec un sage parvenu à l’illumination spirituelle

Lisez la première partie de cet article

Yogaswâmi s’assit les jambes croisées sur une estrade légèrement élevée et nous nous assîmes sur le sol en face de lui. Nous n’avions pas encore prononcé un seul mot. Ce matin-là nous parlâmes à peine car il fit à lui seul toute la conversation. Il n’était pas nécessaire de lui parler, car il suffisait que l’on pense à quelque chose et il répondait instantanément. Je n’eus pas à exprimer mes questions avec des mots car Yogaswâmi fut tout le temps informé de mes pensées. Après que nous nous fûmes assis confortablement sur le sol, Yogaswâmi ferma les yeux et resta immobile pendant presque une demi-heure. Il parut vivre pendant ce temps dans une autre dimension de son être. On pouvait se demander si la sérénité exprimée par son visage était imputable à la joie de sa méditation intérieure.

Dormait-il ou se reposait-il ? Essayait-il de sonder nos esprits ? Mon ami indiqua avec un sourire ému que nous avions vraiment de la chance d’avoir été reçus par lui. Soudainement Yogaswâmi ouvrit les yeux. Ces yeux lumineux semblèrent dissiper l’obscurité de la hutte entière. Son regard était aussi doux qu’il était lumineux — la douceur de la compassion. Je commençais à ressentir la faim et la fatigue et aussitôt Yogaswâmi demanda : « Que voulez-vous prendre comme petit déjeuner ? ». A ce moment j’aurais accepté tout ce que l’on m’aurait offert, mais je pensai aux « idli » (gâteaux de riz) et à des bananes, qui sont à Jaffna des articles populaires d’alimentation. En un éclair un étranger apparut dans la hutte, nous salua respectueusement et nous offrit ces aliments sur un plateau qu’il tenait. Un peu plus tard mon ami désira du café, mais avant qu’il ait pu exprimer sa demande avec des mots le même homme rentra en scène et nous servit du café.

Après le petit déjeuner Yogaswâmi nous demanda de ne pas jeter les peaux de bananes qui étaient destinées à la vache. Il parla à haute voix à la vache qui broutait dans le jardin. La vache, maladroitement, rentra droit dans la hutte. Il lui donna à manger les peaux de bananes. Elle lui lécha la main avec reconnaissance et essaya de s’asseoir sur le sol. Yogaswâmi lui tendit la dernière peau de banane qui restait et lui dit : « Maintenant laisse-nous tranquilles. Ne nous dérange pas, Valli. J’ai quelques visiteurs. » La vache inclina la tête en signe d’obéissance et exécuta fidèlement ses instructions. Après que la vache nous eut quittés, Yogaswâmi ferma les yeux à nouveau et sembla se perdre encore une fois dans un monde à lui.

J’étais vraiment curieux de savoir ce que Yogaswâmi faisait exactement lorsqu’il lui arrivait de fermer les yeux. Je me demandais s’il était en train de méditer. C’était un moment approprié pour aborder ce sujet, mais avant que j’aie pu poser des questions il se mit soudain à parler. « Regardez ces arbres-là. Les arbres méditent. La méditation c’est le silence. Si vous vous rendiez compte que vous ne savez vraiment rien, alors vous seriez véritablement en train de méditer. Une telle sincérité est le terrain qui convient au silence. Le silence est méditation. » Yogaswâmi se pencha en avant avec passion : « Vous devez être simple. Vous devez être complètement nu en votre conscience. Quand vous vous êtes réduit à néant — quand votre ” moi ” a disparu — quand vous êtes devenu rien, alors vous êtes vous-même Dieu. L’homme qui n’est rien connaît Dieu, car Dieu n’est rien. Rien c’est tout. Parce que je ne suis rien, voyez-vous, parce que je suis un mendiant — je possède toutes choses. Ainsi rien signifie tout. Vous comprenez ? »

« Parlez-nous de cet état de néant », demanda mon ami dans une attente anxieuse.

« Cela signifie que vous ne désirez vraiment rien. Cela signifie que vous pouvez honnêtement dire que vous ne savez rien. Cela signifie aussi que vous n’êtes pas intéressé à faire quoi que ce soit au sujet de cet état de néant. »

Je méditai, me demandant ce qu’il voulait dire par « ne rien savoir » – l’état d’« être pur » en contraste avec le « devenir » ?

« Vous pensez que vous savez mais en fait vous êtes ignorant. Quand vous voyez que vous ne savez rien au sujet de vous-même, alors vous êtes vous-même Dieu. »

Yogaswâmi faisait fréquemment allusion à cet état de silence. Il en parlait comme si c’était sa vie même. Pour celui qui n’a pas fait l’expérience de cet état de « samâdhi », toute description qui en est faite restera nécessairement une abstraction. En sa présence on entrevoyait d’une façon fugitive cette félicité. Quant à savoir si la conscience de Yogaswâmi s’étendait jusqu’à inclure celles des personnes qui se trouvaient à proximité immédiate de lui, ou si son sentiment de joie inexprimable ou de paisible félicité ou de « samâdhi » reposait sur une illusion personnelle, c’est une question qui ne peut pas être facilement tranchée.

Presque tout ce que disait Yogaswâmi semblait si étonnamment simple qu’on ne pouvait s’empêcher de devenir temporairement oublieux des implications pratiques de ses déclarations. Aussi, pendant un moment, comme pour affirmer l’indépendance de mon esprit, j’essayai d’examiner mentalement avec minutie ses déclarations sans poser de questions. Cet état de silence est-il l’œuvre de la grâce divine ? Est-il possible de faire naître cet état en soi-même ? Passe-t-on par cet état accidentellement sans aucun effort de volonté ? Est-ce que toute tentative pour produire ce silence ne rendrait pas inévitablement l’ego actif ? Yogaswâmi, qui était évidemment conscient de ces doutes et de ces difficultés, vint à mon secours avec une remarque savoureuse et inoubliable. « Il y a silence quand vous vous rendez compte qu’il n’y a rien à gagner et rien à perdre. »

Notre conversation, qui prenait une tournure intéressante, fut interrompue par un homme qui entra dans la hutte. Cet homme était apparemment un ardent dévot de Yogaswâmi. Il alluma un cierge; plaça quelques fleurs de jasmin sur le sol et finalement se prosterna sur le sol de ciment froid avant d’embrasser les pieds de Yogaswâmi. « Espèce d’idiot, cria Yogaswâmi, ceci n’est pas un autel ! Me rendez-vous un culte ou est-ce vous-même que vous adorez ? Pourquoi adorer quelqu’un d’autre ? » Le pauvre homme se retira dans un coin de la hutte avec respect et en tremblant. « Pensez-vous, poursuivit Yogaswâmi, que vous pouvez trouver Dieu en adorant autrui ? Vous faites des choses si sottes, si stupides, telles qu’offrir des fleurs et allumer des cierges ! Pensez-vous que vous pouvez trouver Dieu en l’achetant par des présents ? »

Dans des situations de ce genre, les critiques de Yogaswâmi ne paraissaient pas tirer leur origine de son rôle pédagogique de gourou ou d’instructeur spirituel comme beaucoup de ses disciples l’auraient probablement supposé, mais elles étaient plutôt les remarques fortuites, accidentelles de quelqu’un qui était profondément ému par la folie humaine. En effet, Yogaswâmi décourageait l’enregistrement de ses paroles, qu’il assimilait à des choses sans valeur ne méritant pas d’être conservées. Apparemment, il considérait que la véracité d’une déclaration énoncée spontanément dépendait des circonstances uniques qui l’avaient fait surgir et qui ne se reproduiraient jamais plus.

Yogaswâmi agita les mains pour exprimer sa désapprobation envers l’homme qui venait de lui rendre un culte. Puis il pressa ses mains tremblantes contre son cœur en un geste éloquent et s’écria à voix haute : « Regardez ! Il est ici ! Dieu est ici ! Il est ici ! »

Pour quelques courts instants il ferma les yeux à nouveau. Ces intermèdes avaient probablement pour but de permettre au sens de ses déclarations de pénétrer graduellement dans les esprits de ses auditeurs. Chaque fois que Yogaswâmi fermait les yeux pour méditer — la colonne vertébrale droite, les jambes croisées, et le visage qui paraissait endormi mais qui était pourtant suprêmement éveillé — il émanait de lui une étrange et majestueuse dignité, semblable à celle du Bouddha.

« Le temps est court mais le sujet est vaste » dit-il à mi-voix avec une extrême gravité. Cette affirmation énigmatique signifiait peut-être que le sujet, c’est-à-dire la compréhension de Dieu ou de la réalité, est vaste tandis que le temps dont nous disposons est tellement limité que nous ne devrions pas le gaspiller en des choses aussi accessoires que des rites et des cérémonies.

Il y avait une question que j’avais hésité à poser mais qui était importante pour moi à ce moment : comment surmonter le découragement ? A peine eus-je formulé cette question dans mon esprit que Yogaswâmi y répondit instantanément. « Voyons, qu’est-ce que le découragement ? Vous voulez dire le pessimisme, n’est-ce pas ? Le pessimisme et l’optimisme sont la même chose. Ce sont les deux faces de la même pièce de monnaie. Vous n’êtes pas dans de meilleures conditions quand vous êtes pessimiste qu’en étant optimiste ; pas plus que vous n’êtes dans de meilleures conditions lorsque vous êtes optimiste qu’en étant pessimiste. En tant qu’ils se reflètent en joie et en chagrin, l’optimisme et le pessimisme sont des angles différents sous lesquels vous envisagez la vie. Mais la vie n’est ni l’un ni l’autre. Si vous regardez la vie exactement comme elle est — et non sous un angle quelconque — si vous la percevez exempte de cette dualité, alors elle n’est ni pessimiste ni optimiste. » Pendant qu’il parlait une dame entra, une Américaine d’un certain âge qui enleva prestement ses sandales et se joignit à nous en s’asseyant sur le sol. Sa façon familière de sourire à chaque personne présente et sa manière affectueuse de saluer Yogaswâmi indiquaient qu’elle devait venir fréquemment en visite à la hutte.

« Qu’avez-vous donc fait ? » lui demanda plutôt gaiement Yogaswâmi.

« Je suis allée au temple hindou qui est dans le voisinage. Cet endroit était si paisible. »

« Vous voulez dire le temple de pierre ? demanda Yogaswâmi en riant. Vous êtes allée adorer les dieux de pierre dans le temple de pierre ! Il n’y a qu’un seul temple et c’est celui qui est en vous-même. Et pour trouver Dieu vous devez connaître ce temple en vous-même. Il n’en existe pas d’autre. Personne ne peut vous sauver ! »

« Et le Christ ? Et le Bouddha ? Ne peuvent-ils pas nous aider ? » s’écria l’Américaine. D’après son attitude il était clair que sa question n’était pas motivée par le désir de découvrir des vérités, mais qu’elle était plutôt la réaction, provoquée par les remarques de Yogaswâmi, de ses susceptibilités religieuses blessées.

« Le Bouddha et le Christ se sont sauvés eux-mêmes par leurs propres efforts. Par la suite, les prêtres se sont emparés du fatras sans valeur et l’ont propagé. Les prêtres ont agi comme des sots. Chacun pour soi — dans cette affaire spirituelle. Ne croyez pas quelqu’un qui promet de vous aider. Personne ne vous aidera parce que personne n’est en état de le faire. Un autre peut vous indiquer le sentier mais c’est vous qui devez accomplir le trajet. »

Yogaswâmi continua à parler et nous l’écoutâmes avec une attention ravie, dévorant chaque mot et attachant un grand prix à chaque moment passé dans cette cabane d’aspect misérable. Plusieurs personnes se tenaient debout maintenant à l’entrée étroite de la hutte qui devint vite encombrée.

« Pourquoi venez-vous tous me voir ? » C’était une question qui s’adressait à chaque personne présente et pas seulement aux derniers visiteurs. « Je suis tout aussi sot que n’importe lequel d’entre vous. Je cherche, je tâtonne dans les ténèbres, j’essaie de comprendre. Je ne peux vraiment pas vous aider. Il n’est rien que je puisse vous donner. Il n’est rien que vous puissiez emporter d’ici. Personne ne croit que je suis un sot. Et je suis cependant un sot. »

« Mais non vous n’en êtes pas un » lui jeta d’un ton sec la dame américaine avec impatience, comme pour démasquer sa fausse modestie. « Peut-être, remarqua Yogaswâmi, suis-je un sot d’une espèce différente — un sot qui admet volontiers la réalité de sa sottise. »

Yogaswâmi est mort il y a quelques années, mais ce qu’il a communiqué, de la manière désinvolte et sans apprêt qui le caractérisait, restera toujours des vérités vivantes et une source d’inspiration pour tous ceux qui l’ont rencontré. L’expérience d’avoir conversé avec un maître vivant dans une mémorable entrevue fut pour moi bien plus instructive que la lecture d’une quantité de livres relatifs à l’éternelle sagesse spirituelle et philosophique.


yogaesoteric
20 septembre 2020

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