Tantrisme cachemirien – Tantra de la connaissance suprême
Daniel Odier, né à Genève en Suisse, est un écrivain, poète, romancier et essayiste suisse, promoteur du shivaïsme cachemirien. Il a aussi publié des romans policiers sous son patronyme et sous le pseudonyme Delacorta.
Philosophe et romancier, Daniel Odier est spécialiste du bouddhisme et du tantrisme du Cachemire. Il a enseigné à l’université de Californie et donne des séminaires dans le monde entier. Il est l’auteur de nombreux essais, parmi lesquels Tantra (Lattès, 1996), sur la dimension sacrée de l’érotisme.
Voici une petite partie d’une interview qu’il a offerte à Yoga Journal :
« Yoga Journal :En quoi le yoga et la sexualité sont-ils liés ?
Daniel Odier : On ne peut pas avoir une sexualité radieuse sans instaurer une relation avec la totalité. Cette totalité désigne le monde perceptible par les sens et l’imperceptible. Le yoga nous aide à faire un avec l’espace. Cela présuppose de restaurer l’unité dans son propre corps, perdue à cause des conditionnements et des peurs. Un corps scindé ne peut pas faire l’expérience du non-duel. Les asanas permettent de réunifier, tout comme l’une des pratiques de yoga les plus anciennes : TANDAVA, la danse sacrée de SHIVA, décrite dans le Vijnana Bhairava Tantra (l’un des textes majeurs du tantra). C’est une danse extrêmement lente où l’on déploie un minimum d’énergie. Elle permet de trouver l’unité dans son propre corps et, ensuite, de faire un avec l’espace. Alors peut éclore une sexualité épanouie, riche et flamboyante avec un autre être humain.
Yoga Journal :La sexualité peut-elle être une voie d’éveil ?
Daniel Odier : Ce serait mettre les choses à l’envers. Il faut d’abord avoir vécu une extase mystique avant de connaître l’extase érotique. C’est pour cela que, dans le tantrisme, les pratiques érotiques n’interviennent qu’après de longues années de SADHANA et de pratiques yogiques méditatives. La spiritualité peut être vue comme un prélude à une vie érotique riche. Autrement, elle reste soumise au contact de l’ego en souffrance qui pense atteindre l’extase… »
La Voie
Le mot « Tantra » dérive de la racine « tan » qui signifie l’étendue, la totalité. Il suggère également la trame d’une étoffe. Cette voie mystique a profondément marqué le bouddhisme et l’hindouisme tout en conservant ses propres caractéristiques shivaïtes.
Transmis par de nombreuses lignées dont certaines trouvent leur source il y a cinq ou six mille ans dans la vallée de l’Indus, le Tantra est une voie non-duelle qui est parvenue à son apogée entre le septième et le treizième siècle, dans le royaume d’Oddyâna, au Cachemire voisin et en Assam, situé aux antipodes de la chaîne himalayenne. D’Oddyâna, Padmasambhava introduisit le Tantra au Tibet au huitième siècle, alors qu’à la même époque il se diffusait dans toute l’Inde et au Népal mais aussi en Chine, au Japon et en Indonésie.
Son maître, la yoginî cachemirienne Lalitâ Devî, appartient à l’école KAULA (la voie absolue, la totalité cosmique dans le corps du pratiquant) et à la lignée PRATYABHIJÑA du Tantra qui, unie à la lignée du SPANDA, représente la voie tantrique la plus dépouillée. Elle se réfère directement à notre essence originelle. PRATYABHIJÑA signifie « reconnaissance spontanée » et SPANDA : « frémissement, vibration intérieure » qui émerge lorsque le pratiquant s’identifie au cosmos.
Le travail du yoga cachemirien, décrit dans le Vijñânabhaïrava Tantra, le plus ancien texte sur le yoga qui nous soit parvenu, est celui d’une reconnaissance spontanée de notre essence divine ou absolue qui se traduit par le frémissement intérieur de la non-dualité. Cette voie est celle que je pratique et enseigne, on l’appelle aussi Sahajiyâ, ou voie de l’éveil spontané.
La quête tantrique est entièrement axée sur l’idée qu’il n’y a rien à ajouter ou à retrancher à l’Etre, car il possède l’essence absolue. Située au-delà du dogme, de la croyance, de la religiosité, des préceptes moraux, c’est une ascèse laïque par excellence, totalement intégrée à la réalité de la vie quotidienne. C’est une voie féminine et sphérique qui inclut la totalité des êtres et reconnaît pleinement la puissance de la femme. C’est une voie de retour à la source originelle, à l’être embryonnaire qui inclut la totalité.
Abhinavagupta, le grand philosophe tantrique qui vécut au Cachemire au Xème siècle, donne dans l’un de ses poèmes cette merveilleuse définition de la voie absolue :
« D’emblée situe-toi hors de la progression spirituelle,
hors de la contemplation,
hors du discours habile,
hors de la recherche, hors de la méditation sur des divinités,
hors de la concentration et de la récitation des textes.
Quelle est, dis-moi, la Réalité absolue qui ne laisse place à aucun doute ?
Écoute bien ! Cesse de t’accrocher à ceci ou cela et, résidant dans ta vraie nature absolue, jouis paisiblement de la réalité du monde. »
L’approche d’Abhinavagupta et de tous les maîtres tantriques de la tradition KAULA est d’exposer l’enseignement en commençant par la voie absolue ou le sans-voie (ANUPAYA) pour aborder ensuite les trois voies traditionnelles. Chaque pratiquant peut ainsi saisir l’enseignement au point le plus haut auquel il ait accès.
– Le sans-voie (ANUPAYA)
« Lorsque transpercé d’une puissante grâce, n’ayant entendu qu’une seule fois la parole du Maître, il discerne la réalité absolue par lui-même, l’absorption en SHIVA est indépendante de toute progression », dit Abhinavagupta. Cet être, libéré sur le champ, n’a aucune pratique à accomplir, tout est l’expression du « Je suis ».
– La voie divine d’absorption immédiate en SHIVA/SHAKTI (SAMBHAVOPAYA)
Si l’on ne peut pénétrer d’emblée l’absolu, certains êtres exceptionnels sont touchés par la grâce d’une grande liberté qui les conduit rapidement à l’identification à SHIVA/SHAKTI. C’est la voie du pur désir, accessible à celui dont le Coeur est ouvert. Ce héros est immédiatement plongé dans l’univers non duel et ne rencontre plus jamais la confusion. C’est la voie d’un éveil spontané et définitif que rien ne vient ternir. Le TANTRIKA se tient, vif et alerte, dans une unité continue. Il n’y a plus chez lui de différenciation sujet/objet. Tout n’est que Conscience vibrante en laquelle émergent et disparaissent toutes traces, toutes formations mentales, tout sens de la séparation entre lui et l’absolu. C’est l’essence simple et nue de l’amour divin.
Ce libéré se tient détendu, présent à toute chose, immergé dans le divin.
– La voie de l’énergie de la raison intuitive (SAKTOPAYA)
Lorsque la pensée dualisante s’est apaisée, grâce à l’initiation directe des déesses ou à l’enseignement du Maître et des textes sacrés, le TANTRIKA « efface l’odeur de la dualité » grâce à sa raison intuitive. Cette voie est au-delà des divers yoga et des pratiques destinées à affermir le yogin dans la perception non-duelle. Ce pratiquant voit toute chose comme égale à SHIVA/SHAKTI. Tout n’est que Conscience. Les moyens habiles sont en rapport avec le connu, ils ne peuvent dévoiler la Conscience. « Tout ce qui est prescrit ou interdit ne peut servir d’accès ni obstruer la voie de la suprême Réalité », dit Abhinavagupta.
Ce yogi réalise qu’il n’est pas lié par l’acte karmique, qu’il n’y a pas d’impureté ni de dépendance et que rien ni personne ne peut le priver de Conscience. « Alors, pénétré de l’identité du Soi et de la Conscience, du corps et de la Totalité, il est l’égal du Divin. »
– La voie de l’individu et de la pratique (ANAVOPAYA)
Ici, l’accès se fait au moyen des divers yoga : méditations, visualisations, pratiques enseignées dans le Vijñânabhaïrava Tantra. Progressivement, le pratiquant se libère de la dualité, des nœuds intimes qui empêchent l’éclosion de la Conscience, des routines circulaires, de la peur, de l’angoisse et du sentiment d’être un individu isolé. Peu à peu l’ego se distend, la présence devient continue, la Conscience émerge et la non-différenciation du TANTRIKA et de l’univers prépare le yogi à la voie de la raison intuitive. Ces trois voies ne constituent pas des étapes, elles mènent toutes à la Conscience. L’enseignement ne les utilise pas mais les mêle en fonction de chaque pratiquant, de chaque instant. « Seul l’amour est divin dans cette voie sans illusion. Nul yoga, nulle ascèse ne peut mener à lui. »
yogaesoteric
15 décembre 2019
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