Comprendre le phénomène des « fake news » (4)


Lisez la troisième partie de cet article

Moralité ?

Peut-être cette citation de Hannah Harendt.

Le texte original de l’interview en anglais dit ceci :

« The moment we no longer have a free press, anything can happen. What makes it possible for a totalitarian or any other dictatorship to rule is that people are not informed; how can you have an opinion if you are not informed? If everybody always lies to you, the consequence is not that you believe the lies, but rather that nobody believes anything any longer. This is because lies, by their very nature, have to be changed, and a lying government has constantly to rewrite its own history. On the receiving end you get not only one lie—a lie which you could go on for the rest of your days—but you get a great number of lies, depending on how the political wind blows. And a people that no longer can believe anything cannot make up its mind. It is deprived not only of its capacity to act but also of its capacity to think and to judge. And with such a people you can then do what you please. »

Et vous pouvez en retrouver une version longue avec le film issu de cet entretien

Fake News, Post Truth … tout le monde ment en permanence. Tous les vieux espaces de la parole politique s’effondrent, de Cahuzac à Fillon pour ne prendre que les deux exemples. Mais relire et revisionner ces hallucinantes séquences de mensonge public à la lumière de ce qu’en dit Hannah Arendt et après l’élection de Donald Trump nous alerte sur un autre point : ce systématisme dans le mensonge n’est pas que le stigmate apparent d’une oligarchie politique en fin de règne. Il prépare et crée les conditions d’une gouvernance par la pulsion. C’est à dire d’un nouveau totalitarisme. D’un nouveau fascisme. Dans lequel on n’aura plus à s’interroger longuement sur ces nouveaux régimes de post-vérité puisqu’ils ne seront plus que des formes déjà connues et archétypales de propagande. « Un assault contre la démocratie ». « La langue des dictateurs ».

Faire Fake Confiance

Du côté des « médias » l’ambiance n’est pas non plus à la fête. Ces derniers temps nombre d’études scientifiques et d’études d’opinion (on parle de celles avec une méthodologie sérieuse) viennent disséquer le phénomène des Fake News. On voudrait revenir sur les résultats de 4 d’entre elles.

Les Fake News n’ont pas d’impact sur le résultat des élections.

« Social Media and Fake News in the 2016 Election » est un article scientifique de deux chercheurs américains (Stanford et NY University) daté de Janvier 2017. Ils arrivent à 4 conclusions importantes :

1. Les médias sociaux restent une source d’information importante mais loin d’être dominante : « social media was an important but not dominant source of news in the run-up to the election, with 14 percent of Americans calling social media their “most important” source of election news »

2. Pendant les trois derniers mois précédant l’élection, les Fake News favorisant le candidat Trump ont été partagées plus de 30 millions de fois contre seulement 8 millions de fois pour celles favorisant Clinton : « of the known false news stories that appeared in the three months before the election, those favoring Trump were shared a total of 30 million times on Facebook, while those favoring Clinton were shared eight million times; »

3. L’américain moyen a vu et se souvient de seulement 0,92% des Fake News favorables à Trump et de 0,23% de celles favorables à Clinton avec seulement la moitié des personnes s’en rappelant qui indiquent les avoir crues : « the average American saw and remembered 0.92 pro-Trump fake news stories and 0.23 pro-Clinton fake news stories, with just over half of those who recalled seeing fake news stories believing them; »

4. Pour que les Fake News soient en capacité d’influencer le résultat de l’élection, un article « Fake » aurait besoin d’avoir le même effet de persuasion que 36 campagnes publicitaires télévisuelles. Et c’est (très) loin d’être le cas. « for fake news to have changed the outcome of the election, a single fake article would need to have had the same persuasive effect as 36 television campaign ads. »

Les points 2 et 4 indiquent clairement un effet cigogne dans la manière dont « les médias » ont rendu compte du phénomène des Fake News : s’il y a bien corrélation, tout lien de causalité dans l’élection de Donald Trump est en revanche exclu.

On peut identifier une Fake News et la diffuser quand même.

De son côté le Pew Internet Research Center a publié fin décembre 2016 son étude sur le phénomène de Fake News dont les enseignements sont les suivants :

La plupart des américains (indépendamment de leur niveau d’éducation ou de leurs idées politiques) pensent que les Fake News sont une source de confusion : « U.S. adults (64%) say fabricated news stories cause a great deal of confusion about the basic facts of current issues and events ».
mais ils se sentent capables de les identifier facilement : « with about four-in-ten (39%) feeling very confident that they can recognize news that is fabricated and another 45% feeling somewhat confident. Overall, about a third (32%) of Americans say they often see political news stories online that are made up. »
ce qui ne les empêche pourtant pas d’en diffuser eux-mêmes : « Overall, 23% say they have ever shared a made-up news story, with 14% saying they shared a story they knew was fake at the time and 16% having shared a story they later realized was fake. »

Facebook est à la fois le problème et la solution.

La Columbia Journalism Review s’est elle aussi fendue de son enquête qui révèle que  :

l’audience des Fake News est réelle mais extrêmement minoritaire (10 fois moins que les « vrais » sites d’info)
l’audience des Fake News stagne lors des pics d’audience des vrais sites d’info
Il existe des exceptions au point ci-dessus : ainsi le site extrêmiste conservateur Drudge Report  est largement plus consulté que (par exemple) le Washington Post
il n’y a pas de « bulle de filtre des fake news », c’est à dire que les gens qui visitent de vrais sites de presse visitent aussi des sites de fakes et réciproquement
le rôle joué par Facebook est déterminant en termes de trafic et d’audience : près de 30% de l’ensemble du trafic vers de Fake News peut-être directement relié à Facebook contre seulement 8% pour les vrais sites d’info.

Ne nous trompons pas de crise de confiance.

Le baromètre annuel de La Croix en partenariat avec Kantar Sofres sur la confiance des français envers les médias est sorti et il est assez angoissant. Radio, télé, presse écrite, plus aucun média ne parvient à dépasser la barre des 50% de gens qui croient que les choses se passent réellement comme on le leur raconte (pour être exact seule la radio atteint les 52% mais elle est aussi à son plus bas niveau historique … hop vous l’avez vu passer le biais de cadrage.

Globalement le « niveau de confiance général des français envers les médias » n’avait pas été aussi bas depuis … 2002. 2002 c’est la réélection de Jacques Chirac à la présidence de la république française et l’arrivée d’un certain Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur. Hé oui. Quand la droite arrive au pouvoir, la confiance des français envers les médias est au plus bas. Causalité ou corrélation.

Quant à « internet » que ce genre d’étude continue – hélas – de considérer comme « un média », le taux de confiance est à 28%.

« Quand tout le monde ment en permanence le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit rien. »

Nous y sommes.

Dans la hiérarchie des moyens d’information les plus utilisés, « internet » se classe deuxième avec 25% derrière la télé (48%) et devant la radio (20%) et les journaux (6%). Pourtant le même « internet » est celui qui suscite le plus la défiance des utilisateurs : 72% disent ne pas faire confiance aux informations qui y circulent. Merveilleux paradoxe qui n’est plus si paradoxal que cela puisque qu’après lecture de ce billet vous aurez normalement compris. Compris que « sommer internet de dire la vérité » est une erreur.

Compris que ce que les gens vont y chercher, « sur l’internet », ce n’est ni de la confiance, ni de la vérité, mais une zone de confort cognitive qui leur permet … de voir la vie en biais.

Addendum

Pour une présentation vraiment très simple, courte et à peu près complète de ces biais cognitifs, le site la Toupie propose une page bien fichue à compléter par celle de Wikipédia sur le même sujet.

La rédaction de cet article doit beaucoup aux articles d’Internet Actu, notamment le « petit catalogue des biais cognitifs » et « Comment l’effet Trump explique le comportement humain ». Ainsi qu’à la page Wikipédia sur les heuristiques de jugement.

Et Camille Alloing a publié un billet qui prolonge ces réflexions sous un autre angle.

Annexes

Annexe 1

On a essayé de reproduire la circulation d’une information sur Facebook au regard des 4 phénomènes suivants : déterminisme algorithmique, audiences invisibles, spirale du silence et tyrannie des agissants.

Au départ, à l’extérieur des plateformes (Facebook par exemple), des faits, des informations, des opinions (en jaune à l’extérieur). Certaines d’entre elles vont se retrouver « dans » Facebook, par exemple un article de Libération publié dans Facebook par la page de Libération (en vert). D’autres sont publiées « nativement » et uniquement à l’intérieur de la plateforme (en jaune).

Un internaute (en bas) qui consulte son mur va donc voir défiler des informations qui passeront par un premier filtre algorithmique (on ne peut pas tout voir, l’algorithme choisit donc ce qu’il nous laisse voir). Cette information, si elle est un peu polémique et/ou sujette à débat va alors s’exposer à différentes spirales du silence (certains internautes de certaines communautés la commenteront, la likeront, la partageront en masse, d’uatres au contraire la signaleront). Cette même publication va ensuite se polariser autour de ce qu’en feront les communautés « agissantes » qui s’en empareront. Ainsi, en fin de chaîne, quand l’internaute « dans » Facebook en prend connaissance l’info arrive telle qu’elle a été produire mais avec 3 « pastilles » qui représentent les contextes énonciatifs et algorithmiques qui lui ont permis de la voir.

Si c’est maintenant ce même internaute qui publie une info ou un statut, il ne sait pas si les gens à qui il la destine sont présents ou absents au moment de la publication (audience invisible). Cette publication va ensuite elle-même être contrainte par le cercle de silence dans lequel il s’inscrit (ou qu’il brise, c’est possible aussi. Elle va alors être « moulinée » par différents déterminismes algorithmiques (et publicitaires) qui vont au final déterminer sa visibilité et son exposition.

La petite flèche en pointillé sur la gauche indique qu’il n’est pas possible d’accéder directement à une information à l’intérieur de Facebook (ou d’une autre plateforme) sans qu’elle ne soit soumise à ces différents filtres.

Venons-en enfin aux interactions entre déterminisme algorithmique, audiences invisibles, spirale du silence et tyrannie des agissants (ce sont les flèches bleues). La tyrannie des agissants est susceptible de causer ou d’aggraver la spirale du silence. Les audiences invisibles déterminent en partie cette spirale du silence. Tyrannie des agissants et audiences invisibles ont des rapports plus directs (c’est pour ça que je les ai mis au même niveau) dans la mesure où ils s’autodéterminent mutuellement (les agissants font partie des audiences invisibles et les audiences invisibles se nourrissent de la tyrannie des agissants). Le déterminisme algorithmique (ou plutôt « les » déterminismes algorithmiques) a pour fonction de pondérer la tyrannie des agissants en l’interprétant ou plus exactement en la quantifiant, et il a aussi pour fonction de « calculer » au sens premier les audiences invisibles auxquelles il soumettra au final la publication.

Annexe 2.

Donc là bon ben on a tout remis en insistant simplement sur le fait que l’on pouvait (en gros) décomposer l’ensemble de ces biais et de ces invariants en trois grandes catégories (biais techniques, comportementaux et de raisonnement), chacune d’elle se déclinant soit sur des modalités principalement individuelles ou plutôt collectives. On n’a pas fini le boulot de classement entre logiques individuelles ou collectives pour les biais de raisonnement.

yogaesoteric
15 décembre 2019

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